Des pitons

Ils sont nombreux au Québec.

Les quincailliers et les géologues ont les leurs, comme il se doit, les mêmes qu’ailleurs dans la francophonie.

Ils désignent aussi des boutons, comme dans peser sur le piton — du téléphone, de la télécommande, de la machine distributrice, de la manette. Au figuré, on trouve être vite sur le piton (être alerte, éveillé; dégainer rapidement).

En un sens différent, (se) remettre sur le piton signifie retrouver la forme. Exemple journalistique : «La saison 2008-2009 n’a jamais décollé en raison d’une fracture à un péroné de [la patineuse Annabelle] Langlois durant un entraînement estival. Deux opérations ont été nécessaires pour la remettre sur le piton» (le Droit, 15 janvier 2010, p. 44). Exemple musical, style néotrad (peut-être) : «Une pilule, une p’tite granule, une crème, une pommade / Y a rien de mieux mon vieux si tu te sens malade / Une pilule, une p’tite granule, eine infusion, eine injection / Y a rien de mieux fiston pour te remettre su’l’piton» (Mes Aïeux, «Remède miracle», Ça parle au diable, 2000).

L’origine de (se) remettre sur le piton est un mystère, évidemment insondable.

Merci

Les occasions de se réjouir linguistiquement ne sont pas aussi fréquentes qu’on le souhaiterait. En voici une; saisissons-la.

Montréal, juillet 2010, mise en garde

Pas Sois prudent, ce qui n’aurait étonné personne au Québec. Pas Soyez prudents, ce qui aurait eu valeur collective. Pas Soyez prudent(e)s, ce qui aurait été politiquement correct. Soyez prudent : c’est bien à une personne qu’on s’adresse, à vous — «Ô Passant, soyez prudent.»

Ce vouvoiement singulier ravit l’Oreille tendue.

Confession du jour

 

Jean Dubuffet, «Le supplice du téléphone», 1944, Metropolitan Museum of Art

Le téléphone sonne (ça arrive encore). L’Oreille tendue répond : «Oui.» On s’étonne, parfois.

Puis des écrivains s’en mêlent.

Réjean Ducharme :

Elle ne répond pas allô, elle répond oui, sans point d’interrogation, sans hésitation, sans condition. Ça me coupe le sifflet (p. 234).

Rex Stout :

«Yes ?» He has never answered a telephone right and never will (p. 43).

Soudain, l’Oreille est troublée.

 

[Complément du 9 février 2013]

Puis, plusieurs mois plus tard, elle est rassurée. Un personnage de Jean Echenoz fait comme elle :

Dans le tiroir du buffet il prit un stylo-bille dont il posa la pointe, prête à courir, sur un bloc quadrillé, puis il porta le combiné vers son oreille et dit oui (Lac, p. 8).

 

[Complément du 4 avril 2017]

La citation qui suit, tirée du roman policier Flynn de Gregory Mcdonald (1977), n’a rien à voir avec le oui téléphoniquement introductif, mais elle est trop parfaite pour ne pas la donner en entier :

Flynn picked up the receiver of the ringing phone.
«Off with you now, Sergeant Whelan. Go do what you like best. Try to arrest someone.»
Into the phone, he said, «Hello ?»
«Flynn ?»
«Flynn it is», said Flynn, settling into his deep desk chair. «Francis Xavier, as my mother would have it.»
«Jesus Christ, don’t you even know how to answer a phone ?
«I think I do», said Flynn. «You pick up the lighter of the two parts of the instrument, the one on top, stick one end against the ear, bring the other end close to the mouth, and make an anticipatory noise into it, politely if possible. Have I got it right ?»
«You should identify yourself. Crisply.»
«You mean, I should answer saying, “Inspector Flynn here” ?»
«Right !»
«But if you don’t know whom you’re calling», Flynn said, «why should I give you the satisfaction of telling you to whom you’re talking ? Answer me that, now»
(p. 82).

 

[Complément du 13 août 2019]

Dans le New York Times du 22 juillet, Jennifer Szalai rendait compte de l’ouvrage Because Internet. Understanding the New Rules of Language de Gretchen McCulloch (2019). Elle comparait l’arrivée, sur le plan de la langue, d’Internet à celle du téléphone. D’où cette citation :

But the phone itself was once a profoundly disruptive technology for the English language (and presumably for other languages, too, though this book’s focus is English). As McCulloch explains in one of many illuminating historical anecdotes, simply settling on a standard greeting made for acute confusion. What initially started as a battle between «ahoy» and «hello» (another contender was «what is wanted ?» — my new phone greeting) was eventually resolved in favor of «hello»; the word has the same origins as «holler,» and was used at the time as a call for attention.

Remplacer «Oui» par «Vous voulez quoi ?» («what is wanted ?») ? L’Oreille réfléchit.

 

[Complément du 13 septembre 2019]

Ce petit adverbe peut être lourd de sens, par exemple chez le Jean-Philippe Toussaint de la Clé USB (2019) :

Je fus donc obligé d’appeler Diane pour régler la question de la garde des enfants. Lorsqu’elle décrocha, elle savait sans doute que c’était moi, elle avait dû voir mon nom s’afficher sur l’écran de son téléphone. Oui, dit-elle, et elle attendit. Elle avait simplement dit «oui», rien de plus, et ce «oui», qui était d’ailleurs plutôt un «oui ?», avec une nuance d’interrogation et d’expectative, rien que ce «oui» m’était déjà insupportable (p. 84).

 

[Complément du 1er janvier 2022]

Autre forme brève, chez le Cosmo Kramer de la série télévisée Seinfeld : «Cosmo. Go.»

 

Illustration : Jean Dubuffet, «Le supplice du téléphone», 1944, Metropolitan Museum of Art, New York

 

Références

Ducharme, Réjean, Dévadé. Roman, Paris et Montréal, Gallimard et Lacombe, 1990, 257 p.

Echenoz, Jean, Lac. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1989, 188 p.

Mcdonald, Gregory, Flynn, New York, Avon Books, 1977, 255 p.

Stout, Rex, The Mother Hunt : A Nero Wolfe Novel, New York, Viking Press, 1963, 182 p.

Toussaint, Jean-Philippe, la Clé USB. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2019, 190 p.

Banlieue linguistique

Un lecteur de la Presse (21 juillet 2010, p. A15) en a contre une nouvelle publicité pour la sécurité routière à Repentigny, en banlieue de Montréal. (Du temps où l’Oreille tendue y grandissait, il n’y avait pas de telles publicités. Il est vrai que des vaches paissaient près de chez elle.) Celle-ci :

René Saint-Pierre, de Laval (autre banlieue montréalaise), s’en prend à ce «bel exemple de pollution visuelle» et il déplore l’utilisation du verbe slaquer.

Les autorités municipales avaient prévu le coup. On peut lire sur le site ralentircheznous.com cette fine remarque linguistique : «Pour ceux et celles qui se questionneraient sur la validité du verbe slaquer, ils peuvent être rassurés, car cet emprunt nuancé de la langue anglaise est aujourd’hui reconnu comme un verbe bien de chez nous.» Traduction proposée (malgré tout) de ce «langage imagé» : «Relâcher l’accélérateur.»

Tout cela appelle une brève explication de texte.

«Rassurés» ? L’Oreille ne l’est pas.

«Emprunt nuancé» ? Où ça, la nuance ? C’est un emprunt, point à la ligne.

«Reconnu» ? Par qui ? L’Oreille aimerait beaucoup le savoir. Il existe peut-être un dictionnaire du bon usage repentignois.

«Bien de chez nous» ? Quel est-il ce «chez nous» ? Y aurait-il un microclimat linguistique dans la couronne nord de Montréal ? Le président de la Commission de la sécurité publique et de la circulation de la Ville de Repentigny, Raymond Hénault, paraît le croire : «c’est une expression couramment utilisée et comprise par tous».

«Slaque», pas «slaquez» ? Voilà une administration proche de ses contribuables : elle les tutoie. (D’autres slogans sont à venir : Roule la pédale douce et Perds pas les pédales.)

«La pédale» : on voit d’ici s’épanouir le sourire du graffiteur s’apprêtant à déposer sa virgule sur une des affiches.

«Slaque la pédale» ? L’Oreille est sceptique. Un mécanicien pourrait, on l’imagine, slaquer une pédale; il suffirait qu’il s’assure qu’elle soit plus facile à relâcher. Mais, s’agissant de ralentir, la formulation retenue par les fortes autorités linguistiques repentignoises étonne : Slaque su’a pédale aurait mieux fait l’affaire, du moins aux oreilles de l’Oreille.

Il est vrai qu’elle a quitté la banlieue depuis longtemps.

 

[Complément du 22 juillet 2010]

La visibilité de ces affiches, selon des taupes repentignoises, est maximale. Leur efficacité l’est peut-être moins : «Un chauffard entêté arrêté à Repentigny», lit-on dans la Presse de ce matin (22 juillet 2010, p. A10). Il ne slaquait manifestement pas la pédale : il roulait à 200 km/h.