Interdite d’entrée

Jonathan Livernois, la Route du Pays-Brûlé, 2016, couverture

L’Oreille tendue a lu tous les livres parus dans les collections «Documents» et «Pièces» de la maison Atelier 10. L’idée derrière ces entreprises lui plaît : des textes brefs, branchés sur l’actualité, qui font réfléchir, soit par l’essai ou l’étude, soit par le théâtre. Dans certaines œuvres, elle entre d’emblée; c’est le cas pour 26 lettres. Abécédaire des mots en perte de sens (2014, voir ici) ou pour Unité modèle (2016, voir ). En revanche, pour d’autres, elle reste à l’extérieur. Ce n’est pas un jugement de valeur, une critique négative. Certains livres ne sont tout simplement pas pour elle.

C’était déjà le cas avec les Tranchées de Fanny Britt (2013), peut-être pour des raisons biologiques, peut-être pour des raisons générationnelles : la décision d’avoir des enfants ou pas se pose selon des raisons différentes pour chacun.

C’est encore le cas avec la Route du Pays-Brûlé. Archéologie et reconstruction du patriotisme québécois de Jonathan Livernois, qui vient tout juste de paraître. L’auteur sait faire preuve d’humour — «Laval, c’est la faute de ma famille» (p. 14) — et d’autodérision — «J’ai apporté la coiffeuse en question dans mon logement du Vieux-Rosemont, à Montréal. […] Nous y sommes d’ailleurs une poignée d’universitaires à avoir l’impression de nous salir les mains de cambouis parce que nous faisons nos courses au Provigo des anciennes shops Angus. On en connaît un bout sur l’authenticité» (p. 37). Ses fréquentations culturelles rejoignent celles de l’Oreille : Gaston Miron, Jacques Brault, Pierre Nepveu, Plume Latraverse (mais il y a aussi, il est vrai, Pierre Falardeau et Fred Pellerin). Sa langue est solide, son propos clair. En essayiste, Livernois est sensible aux signes de toutes natures qui l’entourent (un nom de lieu, une émission de télévision, un défilé), qu’il intègre à son histoire (personnelle, familiale). Il refuse de s’enfermer dans la «vallée laurentienne» (p. 30), comme dans le nationalisme ethnique. La Charte des valeurs du Parti québécois, ce n’est pas pour lui (p. 29, p. 65). Bref, du bon, du proche.

Pourtant, une phrase comme la suivante est incompréhensible pour l’Oreille : «Pour y voir clair, je veux pouvoir comprendre d’où viennent mon amour et ma fierté du Québec […]» (p. 10). «Amour» du Québec ? «Fierté» ? Cela ne lui dit rien du tout. Rien. L’accès à l’argument central du livre lui est dès lors interdit.

P.-S. — Remplacez «Québec» par «Canada» ou par «Vanuatu» : ce serait pareil.

 

[Complément du 7 décembre 2016]

Commentant l’essai de Livernois, dont il recommande la lecture, Julien Lefort-Favreau écrit, dans le numéro hors série de Nouveau projet intitulé «RétroProjecteur 2016-2017» : «Je ne comprends pas exactement pourquoi on chercherait à revivifier l’amour du pays, chose qui m’est totalement étrangère. L’amour du prochain m’est déjà difficile; tout un pays, c’est juste trop» (p. 46). L’Oreille n’est pas seule.

 

Références

Britt, Fanny, les Tranchées. Maternité, ambiguïté et féminisme, en fragments, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 04, 2013, 103 p. Ill.

Choinière, Olivier (édit.), 26 lettres. Abécédaire des mots en perte de sens, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 02, 2014, 125 p.

Corbeil, Guillaume, Unité modèle, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 07, 2016, 109 p. Ill.

Lefort-Favreau, Julien, «Le peuple dans tous ses états», Nouveau projet, numéro hors série «RétroProjecteur 2016-2017», 2016, p. 44-47.

Livernois, Jonathan, la Route du Pays-Brûlé. Archéologie et reconstruction du patriotisme québécois, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 09, 2016, 76 p. Photographies de Justine Latour.

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