Abécédaire VI

Un clavier azerty français

Le cinquième volume de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert paraît en novembre 1755. Il contient un des articles les plus importants de ce Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, l’article «Encyclopédie», qui est de la plume de Diderot.

S’agissant de l’organisation de l’ouvrage, on y lit notamment ceci : «L’ordre encyclopedique général jetteroit de tems en tems dans des arrangemens bisarres. L’ordre alphabétique donneroit à tout moment des contrastes burlesques; un article de Théologie se trouveroit relégué tout au-travers des arts méchaniques» (p. 642).

Cette réflexion a le mérite de rappeler que l’ordre alphabétique est un ordre parfaitement arbitraire, qui peut mener à des «contrastes burlesques». On peut donc lui préférer d’autres ordres, ni plus ni moins arbitraires que celui-là.

D’où le projet d’Éric Chevillard dans le Désordre azerty (2014). L’ordre alphabétique serait certes «mieux ordonné» que le sien (p. 7), mais ce n’est pas celui qu’il a retenu. À l’abécédaire, il préfère l’azertyaire, qui serait un «abécédaire en désordre» (p. 126). L’ordre des 26 textes qu’il publie sera celui des lettres sur son clavier azerty, de la rangée la plus élevée à la plus basse, de la gauche vers la droite. Cela commence donc avec «Aspe» (pour a) et se termine avec «Neige nuit Noël» (pour n).

Le Désordre azerty a malgré tout une unité d’ensemble, encore que toutes les entrées ne s’y rattachent pas directement : pour le dire d’une formule, Chevillard y livre son art littéraire, comme on dit un art poétique. Cela peut s’énoncer sur le mode négatif : il refuse le «moule à gaufres» (p. 108) ou le «grainetier» (p. 113) que constituerait le genre littéraire. Ou sur le mode positif : vive le style (p. 88-92). Il s’explique sur l’importance des noms propres, et notamment des noms d’écrivains («Chevillard», par exemple, p. 167-174).

Dans le même ordre d’idées, il y a quelques morceaux de bravoure. Une phrase de quatre pages (p. 53-56) porte sur l’(in)«Utilité» de la littérature, avec une chute étonnante. Quasi «Quinquagénaire», l’auteur énumère ses souvenirs sur plusieurs pages, de «J’ai marché dans la steppe mongole» (p. 80) à «Coincé dans un kayak trop petit pour moi, j’ai failli me noyer quand il s’est retourné» (p. 87). Son «Journal» (p. 121-129) marche aussi à l’accumulation, chaque élément retenu étant précédé du mot puis. À «Virgule» (p. 175-179), un texte de cinq pages n’en compte aucune (mais il y a un point d’interrogation).

On notera aussi que Chevillard aime les animaux (particulièrement le tigre, qui n’a malheureusement pas d’entrée), l’humour (un personnage s’appelle «Lotte Hoffixion», p. 150), l’autodérision («Voici venu le moment poignant du témoignage vécu», p. 139) et l’absurde («Le milliardaire acquiert une île, puis il y fait creuser une piscine aussi longue et large qu’elle», p. 59). Il apprécie — dans un ordre qui n’est pas celui de la liste à venir — Beckett, Michaux, Nabokov, Rimbaud, d’autres encore, mais moins Claude François (p. 34) ou le «fantôme de Rivarol» (p. 142), et pas du tout la rentrée littéraire («Rentrons», p. 31-39). Le pastiche est une pratique — pas un genre — qu’il affectionne : «Insensiblement, la fille pressa le pas» (p. 108) et «La marquise sortit à cinq heures […]» (p. 149) ne sont pas du Chevillard — tout en l’étant, puisque c’est dans son livre. Il n’hésite pas à pousser son lecteur, comme on dit, dans ses derniers retranchements : «Et vous, donc, pourquoi n’écrivez-vous pas ?» (p. 144)

Peu importe que Chevillard soit ou pas un «vrai romancier» — il dit ne pas l’être (p. 64) — ou un auteur de «livres généralement tenus pour des fantaisies légères» (p. 96). On ne le lit pas pour le faire entrer dans des cases.

 

Référence

Chevillard, Éric, le Désordre azerty, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 201 p.

Éric Chevillard, le Désordre azerty, 2014, couverture

Matière humaine

Le Québec a un nouveau ministre de l’Éducation, François Blais. (On ne le confondra pas avec un autre François Blais, même si ce dernier est doué en matière de transmission culturelle.)

Interviewé à la télévision l’autre jour, le nouveau ministre a eu cette phrase sibylline : «Je pense que les Québécois ne sont pas faits en chocolat.»

Quel en est le sens ? Blais fait preuve de prudence («Je pense que»), mais il croit néanmoins que les Québécois ne sont pas fragiles / friables / fondants (ils ne sont pas «faits en chocolat»).

En ces temps d’austérité budgétaire, c’est bon à savoir. On aurait pu croire que quelqu’un voulait les manger.

 

[Complément du 6 avril 2015]

L’expression apparaît aussi en poésie, par exemple chez Chloé Savoie-Bernard (Royaume scotch tape, p. 14) :

nous creuserons le sol on a des bras pis des jambes
on n’est pas faits en chocolat

 

[Complément du 9 janvier 2021]

Le dictionnaire numérique Usito propose la définition suivante pour ne pas être fait chocolat : «ne pas être trop fragile pour sortir ou pour travailler sous la pluie». L’Oreille ne voit pas pourquoi il faudrait dire «sous la pluie»; l’expression a une extension bien plus large, ainsi que le montrent les exemples ci-dessus. Pour elle, n’est pas fait en chocolat quiconque n’est pas fragile, peu importe le temps qu’il fait. (On notera d’ailleurs que l’exemple que donne Usito, tiré d’une œuvre d’Arlette Cousture, ne fait pas référence à la pluie.)

Parlant de climat, à certains égards, la région québécoise du Saguenay—Lac-Saint-Jean constitue un microclimat linguistique (pensons au gigon, par exemple).

Autre exemple, tiré de J’ai bu (2020) : «Chus pas fait en marde d’oie : Version saguenéenne et jeannoise de l’expression “ne pas être fait en chocolat”. La fiente d’oie se désintègre rapidement sous la pluie et sèche à tire-d’aile au soleil. En effet, comme le chocolat, la “marde d’oie” ne résiste que brièvement aux intempéries» (p. 88). Pas de pluie ici, mais des «intempéries».

Poursuivons l’enquête.

 

Références

Québec Redneck Bluegrass Project, J’ai bu, Spectacles Bonzaï et Québec Redneck Bluegrass Project, 2020, 239 p. Ill. Avec un cédérom audio.

Savoie-Bernard, Chloé, Royaume scotch tape, Montréal, L’Hexagone, 2015, 74 p.

Fin de la promenade

«Les Québécois ont fait le tour du Bloc», titrait joliment le Devoir du 18 mars 2015 (p. A7).

Ce Bloc, c’est un parti politique, le Bloc québécois. Comment peut-on en «faire le tour» ?

Le bloc au Québec désigne le pâté de maisons. Qui en fait le tour est en promenade (généralement brève).

Celle des Québécois autour du Bloc québécois serait donc terminée.

Dont acte.

Langue de garderie

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de le dire : il y a une langue de garderie propre au Québec.

On y pratique allègrement le qui qui : Les amis de la garderie, qui qui veut des beignes à matin ?

On y a un usage fort particulier du tutoiement : Les amis de la garderie, es-tu prêt ?

On aime aussi s’adresser au groupe. Exemple :