Les articles les moins populaires de l’Oreille tendue

Comme toute bonne blogueuse, l’Oreille tendue a dressé la liste de ses articles les plus populaires (voir au bas de cette page). Mais qu’en est-il des articles les moins populaires ? En voici dix, en commençant par la fin.

Ne pas la déchirer (3 octobre 2012)

Belgicismes et québécismes (17 novembre 2010)

La banlieue à la ville (15 mars 2010)

Citations ponctuationnelles du jour, bis (15 décembre 2012)

Souffler la réponse, mais en retard (7 avril 2012)

Cachez cet adverbe que je ne saurais voir (5 novembre 2012)

Voltaire et la presse (20 novembre 2010)

Publicité innocente ou coupable ? (18 janvier 2013)

Modeste suggestion (1er décembre 2011)

Causons bruxellois (24 septembre 2010)

P.-S. — Un statisticien pointilleux pourrait chipoter sur ce «classement», car, avant le début de 2010, il n’y avait pas de logiciel statistique sur le blogue. Laissons-le chipoter tout seul dans son coin.

Jean Béliveau

Jean Béliveau lecteur

À l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de naissance de Jean Béliveau, le 31 août 2011, l’Oreille tendue signait un texte dans le Devoir sur ce célèbre joueur de hockey. On le lira ci-dessous, très légèrement mis à jour; par ailleurs, il est toujours accessible sur le site du quotidien. Un complément bibliographique se trouve ici.

 

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Le Gros Bill a 80 ans

Benoît Melançon

Personne ne s’étonnera du fait que le nom de Jean Béliveau a été évoqué à plusieurs reprises au moment de nommer un sénateur ou un gouverneur général du Canada. De la même façon, la visite rendue par Béliveau au pape Paul VI correspond bien à l’image de cet homme d’ordre. Voilà quelqu’un qui inspire la confiance et le respect, un «monsieur», le porte-parole idéal pour toutes sortes de bonnes œuvres, un père et un grand-père réputé exemplaire. Il est même possible de lui décerner un doctorat honoris causa; il en a reçu de nombreuses universités canadiennes. On n’associe pas son nom à la contestation.

Pourtant, Béliveau, qui célèbre son 80e anniversaire de naissance aujourd’hui, a déjà été un forte tête. Ce Béliveau-là incarnait l’indépendance, voire la rébellion. C’était au début des années 1950. Il jouait pour les As de Québec, de la Ligue de hockey senior du Québec, et les Canadiens essayaient depuis des années de l’attirer à Montréal, mais sans succès. Vedette incontestée dans la Vieille Capitale, le joueur de centre n’allait venir que si ces conditions, particulièrement salariales, étaient respectées. Quarante ans plus tard, dans la même ville, un autre joueur défendra une position similaire : Eric Lindros. La comparaison paraît blasphématoire ? C’est pourtant Béliveau lui-même qui la propose dans ses Mémoires, Ma vie bleu-blanc-rouge (2005).

Portrait d’une icône sportive

On peut résumer Jean Béliveau en chiffres : 1287 matchs dans la Ligue nationale de hockey, tous avec les Canadiens, de la saison 1950-1951 à la saison 1970-1971; 586 buts et 809 passes pour un total de 1315 points en saisons régulières et éliminatoires; 1240 minutes de punition, ce à quoi on ne s’attendait peut-être pas de ce «gentleman». Capitaine de l’équipe pendant dix saisons, il a été choisi six fois dans la première équipe d’étoiles de la LNH et il a aidé les Canadiens à gagner dix coupes Stanley. Il a été élu au Temple de la renommée en 1972.

Quel est le mot le plus fréquemment utilisé pour décrire Béliveau ? Élégance. C’était vrai de son jeu, et notamment de son coup de patin, dont les spectateurs et les commentateurs vantaient la «fluidité». C’était aussi vrai de son image publique : grande taille, voix grave, élocution lente. Le contraste est clair avec son coéquipier pendant plusieurs saisons, le mythique Maurice Richard : le joueur comme l’homme était tout en aspérités.

Ce portrait est vrai, mais lacunaire. Reportons-nous 60 ans en arrière.

Quand Jean Béliveau se joint pour de bon aux Canadiens le 5 octobre 1953, il est le premier de ce qui deviendra une lignée : la star sportive dont on sait qu’elle sera une star. C’est devenu une affaire banale : les fans attendaient Bobby Orr, Guy Lafleur, Wayne Gretzky, Mario Lemieux ou Sidney Crosby; leur réputation les précédait. Avant Béliveau, ce n’était pas le cas. Quand il arrive au Forum de Montréal, tout le monde attend un grand joueur, car les médias l’annoncent depuis plusieurs années. Il devra se montrer à la hauteur.

Il y a une autre caractéristique de Jean Béliveau qui le distingue des joueurs qu’il côtoie au début de sa carrière : sa taille. Les amateurs d’aujourd’hui ne voient rien de spécial quand débarque un joueur de 1,91 m (6 pieds 3 pouces). Au début des années 1950, c’était l’exception. Voilà le Béliveau que chantent Les Jérolas en 1960 : «I mesure six pieds et demi / I va vite comme une souris.» Le Gros Bill (c’est son surnom) dépasse tout le monde d’une tête.

Portrait d’une icône culturelle

Mais Béliveau n’est pas seulement un joueur de hockey dominant. C’est aussi une figure de la culture québécoise.

Son nom apparaît dans une quinzaine de chansons. Denise Émond, en 1956, déplore que «Grand Jean» ait quitté Québec, car elle l’«adore» : «Il est grand pis i est costaud.» Elle croit même que son idole aurait pu faire de la politique et se retrouver assis «À côté de Duplessis». Le fan que décrit Georges Langford dans «La coupe Stanley» connaît «Le nom du chien d’la femme à Béliveau». Plus tard, le numéro 4 a inspiré Robert Charlebois («Le but du Canadien compté par Jean Béliveau sans aide») aussi bien que Mes Aïeux («Les feintes savantes du Gros Bill») et Marc Déry («Tu portais le numéro 4 / En l’honneur de Jean Béliveau»).

Jean Béliveau aimait bien se faire photographier un livre à la main et parler de ses lectures. Ce n’est donc que justice qu’il devienne lui-même personnage littéraire, chez Jean Barbeau, André Simard, Marc Robitaille, François Gravel, Michel-Wilbrod Bujold. Dans Le cœur de la baleine bleue de Jacques Poulin, il est question du poète québécois Roland Giguère, pour qui «une montée de Béliveau, c’était beau et pur comme un poème».

En arts plastiques, on se souviendra des sérigraphies de Serge Lemoyne, et des tableaux de Benoît Desfossés et de Bernard Racicot. Au cinéma, on voit Béliveau, entre autres documentaires, dans Le sport et les hommes d’Hubert Aquin et Roland Barthes (1961) et dans Un jeu si simple de Gilles Groulx (1963). Il a droit à deux statues, l’une au Centre Bell de Montréal, à côté de celles de Guy Lafleur, Howie Morenz et Maurice Richard, l’autre devant le Colisée qui porte son nom à Longueuil. Il a servi de véhicule publicitaire aux Éditions Marabout, à la crème glacée Chatelaine, aux électro-ménagers Corbeil.

La postérité culturelle de Béliveau n’est pas que francophone. Il est chanté par Jane Siberry («Hockey»). Pour Mordecai Richler, Béliveau est un «artiste consommé» («The Fall of the Montréal Canadiens»). Hugh Hood, l’auteur d’une hagiographie (Strength Down Centre : The Jean Béliveau Story), est fasciné par son «magnétisme». Leslie McFarlane l’a filmé dans Here’s Hockey ! Rick Salutin lui donne la parole dans sa pièce Les Canadiens. C’est un héros from coast to coast, dont on ne compte plus les biographies et portraits dans les deux langues officielles.

Peut-on dire de lui, comme de Maurice Richard, que c’est un mythe national ? Non, cela pour au moins deux raisons. Si Béliveau a été du côté de la contestation, ce n’est qu’au début de sa carrière; par la suite, son conservatisme et sa réussite sociale ont empêché plusieurs de ses concitoyens de s’identifier à lui. Or, en matière de mythe sportif, l’identification est capitale. Surtout, il n’y a pas eu, dans sa carrière et dans sa vie, de moment déterminant : le 17 mars 1955, des milliers de Montréalais participaient à ce qui est devenu «L’émeute Maurice Richard». On ne descend pas dans la rue pour un grand joueur, même s’il est le plus «élégant» de tous. On le respecte, mais on ne l’idolâtre pas.

Benoît Melançon est professeur à l’Université de Montréal. Il est l’auteur des Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle. Jean Béliveau a postfacé la traduction anglaise de ce livre.

Décrispation

L’Oreille tendue fait de la langue son pain quotidien : dans ce blogue, mais aussi par des conférences et par des interventions médiatiques. Elle ne cesse d’être frappée par l’omniprésence de la crispation en matière linguistique au Québec, crispation publique et personnelle. Elle souhaite la combattre, mais elle se sent parfois bien seule. Puis elle lit des textes de son ami Pierre Nepveu.

Celui du 22 septembre 2012, par exemple, dans les pages du Devoir, «Langue. Au-delà du français menacé». Il y est question des langues de Montréal, la française évidemment, mais pas seule, et pas non plus dans un simple rapport conflictuel avec les autres, notamment l’anglais.

Loin de moi l’idée de prendre à la légère le sort et la vitalité du français québécois dans le contexte nord-américain que l’on connaît, mais nous avons l’urgent besoin d’un discours sur la langue qui ne soit pas purement comptable et alarmiste, qui prenne en charge, autrement que du bout des lèvres, la diversité et la richesse linguistique de Montréal : pluralité des langues (dont l’anglais), pluralité des français parlés, sans que l’on néglige pour autant l’objectif de la langue commune.

Ou celui qui vient de paraître dans le 300e numéro de la revue Liberté, «Une apologie du risque». Le point de départ n’est plus le contact des langues à Montréal — même si cette question est abordée en conclusion —, mais le rapport des écrivains québécois à leurs langues, l’artistique comme la commune.

Je dis que tout discours sur le français au Québec qui n’insiste que sur sa protection et sa conservation, qui ne la considère qu’en tant qu’indice de différence et de singularité, sans prendre acte de son renouvellement, de sa créativité, de sa porosité, de son aptitude à l’échange, a quelque chose de débilitant. Je dis que lorsque la crainte légitime de l’anglicisation tourne à une phobie nourrie par une méconnaissance profonde de la culture vivante et des pratiques très diverses (et souvent risquées) de la langue au Québec, la défense du français risque d’être stérile et de servir de repoussoir aux jeunes générations, comme le craignait déjà André Belleau dans son essai de 1983. […] Si on tient à ce que le Québec soit français (et inutile de dire que c’est mon cas), il faut assumer le fait que notre langue est à la fois menacée et vivante, fragile et dynamique, une et plurielle, et qu’elle ne peut pas être défendue au nom d’un certain intégrisme identitaire et d’une conception monologique de la culture (p. 9).

Le texte de Belleau auquel fait référence Pierre Nepveu est l’admirable «Pour un unilinguisme antinationaliste», auquel l’Oreille a emprunté sa devise : «Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler.»

Pareille volonté de décrispation du débat linguistique — celle de Nepveu comme celle de Belleau — est trop rare pour ne pas être saluée, particulièrement au moment de la sortie d’un film documentaire dont tout donne à penser qu’il diabolise la langue anglaise dans le Montréal d’aujourd’hui.

 

Références

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Nepveu, Pierre, «Langue. Au-delà du français menacé», le Devoir, 22 septembre 2012.

Nepveu, Pierre, «Une apologie du risque», Liberté, 300, été 2013, p. 8-9. https://id.erudit.org/iderudit/69406ac

L’organe de la sensibilité

Soit le tweet suivant, de l’excellent @machinaecrire :

«Mon gros nerf fait dire qu’il est vraiment heureux d’être rentré de vacances.»

Le lisant, l’Oreille tendue s’est souvenue de l’entrée «Nerf» de son Dictionnaire québécois instantané (2004, p. 148) :

1. Gros ~. Organe de la sensibilité. Être sur le gros nerf. «Sur le gros nerf : à cause du pétrole, notamment» (la Presse, 16 mars 2003).

2. Les ~. Se prononce sur un ton impatient mais encore amical pour inviter un interlocuteur à se calmer. Les nerfs, Chose !

Exemple dissonant, repéré depuis, chez Victor-Lévy Beaulieu : «Voltaire est sur le gros nerf […]» (Monsieur de Voltaire, p. 81).

Il faudrait encore ajouter que, les nerfs, on peut les pogner; c’est une manifestation de la colère.

«C’est peut-être pour ça que Tommy a pogné les nerfs après Larry» (Attaquant de puissance, p. 134).

Heureusement, il y a un antidote à tout cela : respirer par le nez.

 

[Complément du 25 décembre 2022]

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne pas avoir de nerfs peut être une bonne chose. Exemple, lié au monde du hockey, plus particulièrement aux gardiens de but José Théodore et Carey Price : «Ça n’avait pas de nerfs ce gars-là, un peu comme Carey…» (Au cœur du vestiaire, p. 131).

 

Références

Beaulieu, Victor-Lévy, Monsieur de Voltaire. Romancerie, Montréal, Stanké, 1994, 255 p. Ill. Rééd. : Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 220, 2010, 240 p.

Brunet, Mathieu, Pierre Gervais. Au cœur du vestiaire, Repentigny, Ovation médias, 2022, 286 p. Ill. Avant-propos de Pierre Gervais.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture