Crise linguistique de l’emploi ?

Le Devoir du 12 juillet 2012 publiait le manifeste de la Coalition large de l’association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE), «Nous sommes avenir» (p. A7).

Ce prêchi-prêcha, à plusieurs moments, fait appel à une rhétorique venue directement des années 1960-1970. Il est cependant un aspect du texte qui marque bien son appartenance au XXIe siècle : sa féminisation mécanique.

Il y a donc «les travailleurs et les travailleuses», «ceux et celles» (et «celles et ceux»), «tous et toutes» (et «toutes et tous»), «ils et elles» (mais pas «elles et ils»), et des phrases comme «Pour nous, les décisions démocratiques doivent être le fruit d’un espace de partage au sein duquel chaque femme et chaque homme est valorisé-e. Égaux et égales dans ces espaces, ils et elles peuvent, ensemble, construire le bien commun.»

L’Oreille tendue n’est pas très portée sur ce genre de jargon, mais cela ne regarde qu’elle.

En revanche, elle s’interroge quand elle lit la phrase suivante : «Cette force a animé étudiantes et étudiants, parents, grands-parents, enfants, travailleuses et chômeurs.» Il n’y a donc ni travailleurs ni chômeuses ?

Ça fait désordre.

Désaccord en genre et en nombre

Les parents du Québec ne s’en étonnent plus : tu y est un pronom de la deuxième personne du pluriel. Exemple : Les amis de la garderie, es-tu prêt ?

Les Suédois, pas moins troublés, abordent la question d’un point de vue différent. Selon le site Génét(h)ique (merci à @FabienTrecourt pour le lien), «une crèche municipale de Stockholm a décidé de bannir de son vocabulaire les pronoms “il” (han) et “elle(hon) et d’utiliser un pronom neutre, hen, lorsque le personnel éducatif s’adresse aux enfants».

Plus de pluriel, plus de singulier : c’est réglé.

Aide à la prononciation demandée

Chez M éditeur, Robert Cadotte vient de publier un livre intitulé Lettre aux enseignantEs. Le E majuscule serait là, féminisation mécanique oblige, pour indiquer que le livre s’adresse «aux enseignants et aux enseignantes», mais qu’il y a plus d’enseignantes que d’enseignants.

Question un peu bête (l’Oreille en convient) : comment demande-t-on ce titre à son libraire ? Doit-on tenir compte de la majuscule ? Faut-il y faire sentir l’accent tonique ?

Ça ne va pas de soi. La preuve ? Entendu à la radio hier soir, l’auteur lui-même ne sait pas quoi faire avec son propre titre.

 

Référence

Cadotte, Robert, Lettre aux enseignantEs. L’école publique va mal ! Les solutions dont on ne veut pas parler, M éditeur, coll. «Mobilisations», 2012.

Continuons le combat

Chantal Rittaud-Hutinet, Parlez-vous français ?, 2011, couverture

En 1988, Marina Yaguello faisait paraître son Catalogue des idées reçues sur la langue. Vingt-trois ans plus tard, voici Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française de Chantal Rittaud-Hutinet.

De ces idées reçues, il y en a quatorze, regroupées en quatre parties : «Le “bon français”», «Les usagers», «Langue et histoire» et «Norme et variétés». On y trouve des intitulés de chapitres tels «L’ordre des mots est : sujet-verbe-complément», «Les mots à la mode envahissent la langue française», «Autrefois, on savait le français !» ou «Il n’y a qu’à Paris qu’on n’a pas d’accent». Voilà les lieux communs à démonter.

Sur cette structure se greffent des encadrés et des annexes. Si certains encadrés sont particulièrement utiles — «À quoi sert la linguistique ?» (p. 36-38), «Le français vu par les Français» (p. 76), «L’Académie française» (p. 81) —, toutes les annexes n’ont pas le même intérêt. Le «Glossaire» contient des mots d’usage commun, pour lesquels aucune définition n’est nécessaire, mais aussi des termes spécialisés; il peut donc être utile. «Pour aller plus loin» est une courte bibliographie commentée; là encore, cela est justifié. En revanche, «Les sons et leurs différentes graphies» et «Piège de la langue française : l’accord du participe passé» ne paraissent avoir été retenus que pour faire la démonstration, une fois de plus, que les supposées «règles» de la langue française sont d’une incohérence qui défie parfois l’entendement. (Cette incohérence s’explique : «toutes les langues ayant une longue histoire présentent un système non homogène» [p. 127].) De la section «Enseigner le français langue étrangère», on aurait pu faire l’économie.

L’auteure est une spécialiste de l’oralité et de l’enseignement du français langue étrangère. Sans plaider «pour un laisser-faire illimité, pas plus que pour une réglementation féroce» (p. 10), elle décrit, explique, commente, met en contexte, ce qui vaut beaucoup mieux que les déclarations d’amour et les impressions linguistiques. Elle «n’a pas vocation à donner des leçons ni des recettes» (p. 26), même si elle n’apprécie pas le discours des «censeurs» (p. 16). Elle est sensible aux situations d’énonciation et à ce qui les distingue : oral / écrit, cadre formel / cadre informel, expression préparée / expression «spontanée» (mais elle montre que ce qui est en apparence spontané est toujours préparé [p. 19]). Ses exemples sont bien choisis : ils proviennent des médias aussi bien que de la littérature. (L’Oreille tendue sait reconnaître une oreille tendue quand elle en rencontre une.) «Forwardé» vous dérange ? Allez lire l’analyse proposée p. 114-115.

Le chroniqueur du Devoir, dans sa recension de l’ouvrage (5 novembre 2011, p. F4), écrivait : «L’essai de Chantal Rittaud-Hutinet, qui n’évoque toutefois pas la situation québécoise comme telle, vient donc mettre un peu de rigueur scientifique dans une discussion qui en manque singulièrement.» En effet, la «rigueur scientifique» est au rendez-vous, mais la «situation québécoise», si elle n’est pas étudiée «comme telle», n’est pas absente du propos. Il est question de l’«inventivité [canadienne] en matière de langage» (p. 52), et des variétés lexicales (p. 105 et p. 119) et phonétiques (p. 139) du Québec. Cela étant, il est vrai que sur une question comme celle de la féminisation (p. 101-102) une réflexion sur l’expérience québécoise aurait pu nourrir la discussion.

Quelles conclusions retenir de la lutte de Chantal Rittaud-Hutinet contre les préjugés ? Que le «rêve […] d’un français unique» est «utopique» (p. 112). Qu’en matière de langue, «la diversité est la seule réalité» (p. 116), malgré ce que l’on entend et lit trop souvent en France :

la vision uniformiste du français conserve en France une extension et une ampleur toutes particulières; plus que nulle part ailleurs, on y est convaincu que la pluralité est néfaste, et que l’état idéal d’une langue est de n’avoir qu’un seul visage (p. 116).

Que, «face aux nouveautés langagières, le seuil de tolérance varie selon les personnes» (p. 128). Que le français est une langue comme les autres :

L’évolution n’est nulle part un long fleuve tranquille. Toutes les langues sont semblables sur ce point, et le français n’a donc rien d’original dans ses irrégularités (p. 127).

Roboratif.

P.-S. — Dans la même collection, il existe un fort bien fait petit livre sur l’Édition (2009). L’Oreille tendue l’a prêté à son éditeur; elle ne l’a jamais revu.

 

Références

Legendre, Bertrand, l’Édition, Paris, Éditions Le cavalier bleu, coll. «Idées reçues», 2009, 126 p.

Rittaud-Hutinet, Chantal, Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française, Paris, Le cavalier bleu éditions, coll. «Idées reçues», 2011, 154 p. Ill.

Yaguello, Marina, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p.

L’échelle de la bêtise

William S. Messier, Townships, 2009, couverture

Soit les deux phrases suivantes.

«Bon, Landquist vient de s’enfarger dans le juge de ligne, maudit sacrament de gnochon, pardonnez-moi mon Père» (William S. Messier, Townships, p. 38).

«Il a un sourire un peu niochon» (Éric McComber, la Solde, p. 137).

Laissons de côté le fait, pour Landquist, d’avoir trébuché («s’enfarger») à cause d’un officiel («juge de ligne»); les amateurs de hockey savent que cela ne se fait pas. Laissons aussi de côté ce «sacrament», juron d’inspiration religieuse (sacrement), comme il y en a tant au Québec. Concentrons-nous sur le gnochon / niochon, ces deux mots, nom ou adjectif, renvoyant à la même réalité : le peu doué.

Dans la Belle Province, l’échelle de la bêtise est d’une grande subtilité. Comment distinguer l’épais du moron, le nono du tarla, le toton du twit, le deux de pique du ti-coune et du niaiseux — et tous ceux-là du gnochon / niochon ? Comme c’est si souvent le cas en matière de langue, l’unanimité serait difficile à obtenir sur pareille hiérarchie de la nigauderie.

À titre d’hypothèse, l’Oreille tendue postule que, dans la litanie des tarés, seul moron est rédhibitoire. Il est possible de trouver des circonstances atténuantes à l’épais, au nono, au tarla, au toton, au twit, au deux de pique, au ti-coune, au niaiseux et au gnochon / niochon. Le moron n’en a jamais : sa bêtise est profonde, et incorrigible.

P.-S. — La féminisation de ces qualificatifs est complexe. Deux de pique et ti-coune sont épicènes. C’est probablement le cas aussi pour tarla et twit, encore que les attestations soient rares (une twit ?). Nono et toton ne sont pas épicènes et, sauf erreur, n’ont pas de forme féminine. D’autres mots construisent leur féminin sur les modèles connus : épais / épaisse, moron / moronne, niaiseux / niaiseuse, gnochon / gnochonne, niochon / niochonne. Ça fait désordre.

 

[Complément du 25 août 2013]

«Tu as fait le niochon hier soir», écrit Hector Berthelot dans ses Mystères de Montréal à la fin du XIXe siècle.

 

[Complément du 6 janvier 2017]

La graphie morron paraît plus rare. On la trouve néanmoins dans le premier tome de la série Malphas, de Patrick Senécal, en 2011 : «J’aime pas parler dans le dos du monde, même si j’haïs une couple de morrons qui travaillent avec moi […]» (p. 75).

 

[Complément du 3 octobre 2017]

Parent du ti-coune, le ti-clin n’est pas plus élevé sur l’échelle. Exemple : «Un candidat aux élections municipales à Gatineau préfère une cabane à sucre à une bibliothèque. Méchant ti-clin !»

 

Références

Berthelot, Hector, les Mystères de Montréal par M. Ladébauche. Roman de mœurs, Québec, Nota bene, coll. «Poche», 34, 2013, 292 p. Ill. Texte établi et annoté par Micheline Cambron. Préface de Gilles Marcotte.

McComber, Éric, la Solde. Roman, Montréal, La mèche, 2011, 218 p. Ill.

Messier, William S., Townships. Récits d’origine, Montréal, Marchands de feuilles, 2009, 111 p.

Senécal, Patrick, Malphas 1. Le cas des casiers carnassiers, Québec, Alire, coll. «GF», 16, 2011, 337 p.