Histoire d’accent

Jules Verne, les Enfants du capitaine Grant, couverture

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de dire un mot de la langue de Jules Verne dans les Enfants du capitaine Grant (c’est ici).

Il faut dire aussi quelque chose des langues étrangères que pratique le personnage de Jacques-Éliacin-François-Marie Paganel, «secrétaire de la Société de géographie de Paris, membre correspondant des sociétés de Berlin, de Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres, de Pétersbourg, de Vienne, de New-York, membre honoraire de l’Institut royal géographique et ethnographique des Indes orientales».

Traversant l’Amérique du Sud — parfois à dos de tremblement de terre (en quelque sorte) —, il décide de se mettre à l’espagnol. Rien n’y fait : ses interlocuteurs ne comprennent rien à ce qu’il raconte. Comment expliquer cette incapacité à prendre langue avec «les indigènes» ? Paganel, qui n’est jamais à court d’explications, propose celle-ci à ceux qui l’accompagnent : «C’est l’accent qui me manque»; «Ah ! S’il n’y avait pas l’accent ! Mais il y a l’accent !»; «Diable d’accent !».

Il y a pourtant une autre explication à ses difficultés. C’est que Paganel est distrait : il a voulu apprendre l’espagnol dans un livre écrit en portugais.

Partir pour les Indes et arriver au Chili ! Apprendre l’espagnol et parler le portugais, cela est trop fort, et si cela continue, un jour il m’arrivera de me jeter par la fenêtre au lieu de jeter mon cigare.

On ne se gênera pas, autour de lui, pour lui rappeler son étourderie.

 

Référence

Verne, Jules, les Enfants du capitaine Grant, édition numérique, Project Gutenberg, 2004. Édition originale : 1868.

Fil de presse 010

Logo, Charles Malo Melançon, mars 2021

Quelques lectures (historiques et néanmoins récentes) pour le mois de Marie.

Une histoire du français ? Jean-Benoît Nadeau et Julie Barlow, le Français, quelle histoire !, Éditions Télémaque, 2011.

Une histoire de la langue de bois ? «Les langues de bois», numéro 58 de la revue Hermès (CNRS Éditions, 2011).

Une histoire de l’argot ? Jean La Rue, Dictionnaire d’argot et des locutions populaires. Version raisonnée et commentée à partir des éditions de 1894 et du début du XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. «Classiques de l’argot et du jargon», 4, 2011, 521 p. Édition de Denis Delaplace.

Une histoire du libertinage (linguistique) ? Patrick Wald Lasowski, Dictionnaire libertin. La langue du plaisir au siècle des Lumières, Paris, Gallimard, coll. «L’infini», 2011, 608 p.

Une histoire de ce qui n’existe pas ? Paolo Albani et Berlinghiero Buonarroti, Dictionnaire des langues imaginaires, Paris, Les Belles Lettres, 2011, 576 p. Édition originale : 1994.

Une histoire de la phonétique ? Christophe Rey, Nicolas Beauzée précurseur de la phonétique. Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la Grammaire générale et l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, Paris, Honoré Champion, coll. «Mots et dictionnaires», 19, 2011.

Une histoire de la langue au siècle des Lumières ? Ferdinand Gohin, les Transformations de la langue française pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle (1740-1789), Genève, Slatkine reprints, 2011, 400 p. Réimpression de l’édition de Paris, 1903.

Une histoire des dictionnaires ? Alain Rey, Dictionnaire amoureux des dictionnaires, Paris, Plon, 2011, 1005 p.

N’est-ce pas le mois le plus beau ?

Propos de bouche

Manuel de diction. Parlons bien, 1950, couverture

En 1950, aux Éditions de la bonne chanson de Saint-Hyacinthe (Québec), J.-H. Bernard, ptre, «professeur de diction», fait paraître Parlons bien. Ce Manuel de diction est précédé d’une dédicace (à «M. Eugène Lassalle, directeur-fondateur du Conservatoire Lassalle de Montréal»), d’une note de l’auteur («En diction, comme en chant, le meilleur traité ne vaut pas grand’chose, sans la voix et l’oreille du maître»), de six citations démontrant l’«Importance de l’élocution» (on y trouve notamment un M. Mallarmé, mais il s’agit du ministre de l’Éducation nationale de France, pas du poète de la «disparition élocutoire») et d’un avant-propos («Cet ouvrage n’est pas un traité complet […]»). Le lecteur aura été prévenu : avant de commencer à parler, il y de nombreuses étapes à franchir.

Pour aider ses utilisateurs (pas «les tout-petits, mais […] ceux qui ont déjà certaines connaissances en français»), l’auteur a divisé son ouvrage en quatre parties : la phonétique («Se faire entendre»), la phraséologie («Se faire comprendre») et le geste, cela suivi d’un supplément («Fables et exercices») fait de textes à lire, tirés d’auteurs surtout français (au premier rang desquels La Fontaine), plus rarement québécois (Henri Bourassa, Lionel Groulx, Félix-Antoine Savard).

S’il est vrai que les exercices sont massivement regroupés dans le «Supplément», on en trouve aussi dans la première partie. En voici deux exemples.

Le premier se présente sous la forme d’un texte truffé de difficultés, à la fin de la rubrique «La voyelle o et au» :

Où sont aujourd’hui nos Jérôme et nos Chrysostôme ? Si des hommes frivoles, ô Sauveur, osent nier l’autorité de ta parole, n’est-ce pas beaucoup notre faute, la nôtre, à nous, tes orateurs ? Orateurs monotones et mornes auditeurs, tout dort. Ô Nautonnier, rends-nous l’orage ! Flots profonds, tonnerres sonores, vous réveillez jusques aux morts. — D’un pôle à l’autre et de l’aurore jusqu’au couchant, à Toronto, comme aux Comores, à Nogvorod comme aux Açores, l’homme honore les Apôtres et les héros. — Par ce temps chaud, au bord de l’eau, dans les roseaux dort le crocodile. — Près du tombeau de son héros, Laocoon offre à Chronos en holocauste un bon taureau aux cornes d’or. — Gondal (p. 13).

Attribuées à Ignace Louis Gondal, l’auteur de Parlons ainsi de la voix et du geste (1900) et du Mécanisme de la parole (1895), mais sans références précises, ces phrases sont proches, involontairement, du surréalisme, version cadavre exquis, voire de la prose d’Éric Chevillard.

Elles ont pourtant une signification plus immédiate qu’une litanie comme celle de la p. 23 :

J.-H. Bernard, Manuel de diction. Parlons bien, 1905, p. 23

Quoi qu’il en soit de la nature des exemples retenus, tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de s’y livrer ne suffirait probablement pas. On détrompera peut-être l’Oreille tendue là-dessus.

 

Référence

Bernard, J.-H., ptre, Manuel de diction. Parlons bien, Saint-Hyacinthe (Québec), Les éditions de la bonne chanson, 1950, 102 p. Ill.

J.-H. Bernard, Manuel de diction. Parlons bien, 1905, p. 9

Mea culpa

Il y a dix jours, l’Oreille tendue s’est mise à parler, histoire de signaler un trait de la prononciation de certaines chroniqueuses culturelles de la radio de Radio-Canada, soit un double accent d’intensité : sur quelques adverves, plus précisément sur la première syllabe de ces adverbes. Exemple : «Ce spectacle est TELLEMENT poche

Malheureusement, elle se trompait, et doublement.

D’une part, il n’y a pas que les chroniqueuses culturelles à être affectées. C’est également le cas, au moins, des chroniqueuses économiques.

D’autre part, l’accent peut porter aussi bien sur un nom ou sur un adjectif que sur un adverbe. Exemples, tirés de deux chroniques économiques radiophoniques récentes : «On parle de CINQUANTE millions de dollars»; «Google est assis sur des MONTAGNES de liquidités.»

Le mal est profond.

P.-S. — On peut (ré)entendre la voix de l’Oreille ici.

L’Oreille se met à parler

Parmi les nombreux tics médiatiques — les médiatics, donc (merci à @francisroyo et au blogueur derrière KONMEXPLIK2) —, celui-ci, très présent chez les chroniqueuses culturelles de la radio de Radio-Canada : l’accent tonique mis sur un adverbe, par volonté de mise en relief. Cela se pratique surtout avec les adverbes en –ment : vraiment, tellement, etc.

Histoire d’offrir le meilleur service possible à ses bénéficiaires, l’Oreille tendue s’est essayée à rendre cette fâcheuse habitude, venue, comme il se doit, de l’anglais. Il suffit de cliquer ci-dessous.

 

Sound Icon / Icône du son

 

Cette insistance existe aussi à l’écrit : «TELLEMENT d’accord avec Marc Cassivi: Bertrand Cantat Le droit de vivre cyberpresse.ca/chroniqueurs/m… vi .Et on en parle avec @paularcand à 8:20h» (Marie-France Bazzo, sur Twitter, le 5 avril).

Ce n’est pas mieux.

 

[Complément du 9 mai 2015]

Tellement n’est pas seulement un adverbe d’intensité. Ce peut aussi être un adverbe d’affirmation : c’est un oui plus fort qu’un oui. Accompagné d’un point d’exclamation, tellement est encore plus fort; c’est un oui au cube.

 

[Complément du 29 décembre 2023]

L’insistance peut aussi passer par l’italique : «J’aime tellement Siri Hustvedt» (la Presse+, 29 décembre 2023).