Langue de margarine

«La métropole,
grande capitale mondiale de la gastronomie»
(la Presse, 3 juillet 2004, p. A1).

On connaît, trop bien, la langue de bois. Définition du Petit Robert : «Péj. Langue de bois : langage figé de la propagande politique; par ext. façon de s’exprimer qui abonde en formules figées et en stéréotypes non compromettants (opposé à franc-parler). => novlangue» (édition numérique de 2010).

Elle a été accommodée à plusieurs sauces : langue de coton et langue de verveine, langue de plastique (Jacques Brault).

L’Oreille tendue propose de désigner la langue de certains chroniqueurs gastronomiques par l’expression langue de margarine. Cette langue est pétrie de lieux communs, de clichés, de tournures alambiquées.

Exemples

«L’assiette de quatre-quarts avec panais confit et glace au beurre noisette réussit mieux à relever le défi de la pertinence» (la Presse, 18 mai 2013, cahier Gourmand, p. 4).

En 2012, la critique gastronomique de la Presse — c’est la même que dans l’exemple précédent — a pris un lunch «urbain» sur terrasse «très urbaine». Était-ce en ville ? Oui : «On est en ville et on ne se le cache pas» (7 juillet 2012, cahier Maison, p. 13).

La Presse visite le restaurant Ridi. Que lui reproche-t-on ? Son «Ambiance bancale, degré “0”» (29 janvier 2011, cahier Gourmand, p. 6).

S’agissant d’un nouveau restaurant montréalais : «La déco rétro-saxonne, elle, rappelle le Sparrow ou encore le Liverpool House, dans le quartier Saint-Henri» (la Presse, 9 décembre 2010, cahier Affaires, p. 10). «Rétro-saxonne »? (Pour en savoir plus sur la cuisine servie au Lawrence, voir ici. C’est un bijou.)

Le Pullman est un bar à vin montréalais. Quelle «faune» y trouve-t-on ? «[De] façon générale, on y croise surtout des professionnels et autres adultes urbains à la recherche d’une atmosphère intelligente et de vins et de nourriture de qualité» (la Presse, 26 décembre 2009, cahier Gourmand, p. 5). Une «atmosphère intelligente» ? Comme un téléphone ?

À Québec, on peut fréquenter le Urba Resto Lounge. C’est, dit le Devoir du samedi 3 juillet 2009, «un restaurant résolument urbain, aux allures branchées et décontractées» (p. B7). Qu’y mange-t-on ? Une cuisine «dite urbaine d’inspiration internationale». Qu’y écoute-t-on ? De la musique «à saveur urbaine», voire «à saveur lounge et urbaine». Bien sûr.

Remarque

Le chroniqueur gastronomique adepte de la langue de margarine aime croquer à pleines dents dans le mot épicurien.

Il ne se privera pas non plus de l’expression «on est sur du» (lourd, léger, tannique, fruité…). (Merci à @SingeAlpha.)

 

[Complément du 17 août 2013]

Dans une chronique de la Presse, on parle de «boudin […] intègre» et d’un «bistro post-industriel éclectique» (17 août 2013, cahier Gourmand, p. 6).

 

[Complément du 30 septembre 2013]

Même journal, même chronique : des «légumes presque décadents», «avec une âme» (28 septembre 2013, cahier Gourmand, p. 7).

 

[Complément du 6 novembre 2013]

Encore et toujours : «Rien de gastronomique, rien de néo-créatif. Rien de post-moderne non plus» (la Presse, 2 novembre 2013, cahier Gourmand, p. 4).

 

[Complément du 19 novembre 2013]

Rebelote : «C’est un minuscule restaurant néo-rétro […]» (la Presse, 16 novembre 2013, cahier Gourmand, p. 4). C’est un vieux restaurant neuf ou un jeune restaurant vieux ?

 

[Complément du 24 octobre 2015]

Soit le paragraphe suivant, lu dans la Presse+ du jour :

C’est sympathique, chaleureux. La table déborde de créativité tout en restant impeccablement conviviale et accessible. Les produits goûtent la qualité. Et on y mange une cuisine réellement actuelle à base de légumes et encore de légumes, ingrédients non seulement sains et savoureux, mais intelligents en cette époque de dérives agro-alimentaires industrielles.

Récapitulons :

il est bon d’être, à la fois, créatif, convivial et accessible;

la qualité a un goût, et on se réjouit des produits qui l’ont;

il doit y avoir des cuisines faussement actuelles, puisque d’autres le sont réellement;

des ingrédients peuvent être sains, savoureux et intelligents (comme un téléphone ?).

Miam à la puissance quatre.

 

[Complément du 28 juin 2016]

L’Oreille tendue recense les perles de la #languedemargarine sur Twitter. Il lui arrive de ne pas les relever ici. Corrigeons la situation.

«Le lieu […] n’éblouit ni par son décor magique ni par son atmosphère urbaine moderne» (la Presse+, 22 février 2014). (Dommage.)

«De l’asiatique-funky trippant» (la Presse+, 29 mars 2014)

«L’esprit [du restaurant] est très scandinave, mais il manque les chandelles» (la Presse+, 11 mai 2014). (Dommage, de nouveau.)

«une cuisine ancrée résolument dans les traditions, mais impeccablement moderne» (la Presse, 23 août 2014) («Résolument», c’est toujours bien.)

«la cuisine, toujours ancrée dans des ingrédients d’ici, mais résolument française» (la Presse, 24 août 2014) (Bis.)

«Un peu bar, un peu restaurant, le Majestique profite d’un décor néo-kitsch» (la Presse+, 15 décembre 2014) («Néo», c’est toujours bien.)

«Dans ce type d’endroit urbain gentil de qualité […]» (la Presse+, 15 novembre 2014) (Virgules facultatives.)

2015 sera l’année «des plats intelligents et humbles, mais néanmoins goûteux» (la Presse+, 1er janvier 2015). («Intelligents» comme un téléphone ? Comme une ville ?)

Un restaurant au «concept chinois néo-rétro cool franchement original» (la Presse+, 28 mars 2015) («Franchement», en effet.)

«quelques touches de décoration aussi féminines que minimalistes et actuelles» (la Presse+, 4 avril 2015)

«merci de préciser la sorte de poisson pour nous éco-rassurer» (la Presse+, 24 mai 2015) (Éco-rassurer : verbe du premier groupe.)

«Une option de rechange un peu plus type, un peu théâtrale, aux bars sportifs traditionnels» (la Presse+, 13 juin 2015) («Type» ?)

«cuisine émotionnelle tous azimuts»; «tradition déconstruite et reconstruite pour être mieux savourée» (la Presse+, 18 juillet 2015)

C’est quoi le contraire de la «cuisine ethnique créative» (la Presse+, 18 juillet 2015) ?

«Rendre hommage au produit» (la Presse+, 12 septembre 2015)

«Les produits goûtent la qualité» (la Presse+, 24 octobre 2015). (Miam.)

«l’influence esthétique post-Donna Hay de Marilou Bourdon» (la Presse+, 21 novembre 2015) (Pas «pré-Donna Hay».)

«Imaginez : une glace au concombre sur chinchard, ponctuée d’oxalis…» (la Presse+, 26 décembre 2015) (Oui, «imaginez».)

«appareil chocolaté»; «une pointe de bourbon qui vient structurer un peu tout ce sucre» (la Presse+, 6 février 2016)

«une jolie touche moderne acidulée» (la Presse+, 13 février 2016) («Moderne» ?)

«Oubliez la poutine rénovée. Pensez salicorne, couteaux de mer…» (la Presse+, 2 avril 2016) (Oui, «oubliez».)

«quelques plats pourraient être précisés, allégés, édités» (la Presse+, 9 avril 2016) («Édités» ?)

Ah ! «les efforts de l’échalote vinaigrée» ! La caille «sympathique et joliment rôtie» ! (la Presse+, 16 avril 2016) (On espère que ces «efforts» ont été récompensés.)

«Il y a moyen d’être heureux en mangeant de la salade» (la Presse+, 7 mai 2016). (C’est dit.)

La chef a osé «avec succès la créativité risquée du modernisme en cuisine» (la Presse+, 7 mai 2016). (Pas n’importe quelle «créativité».)

«On a […] installé des éléments de décoration un peu maritimes» (la Presse+, 25 juin 2016). («Un peu» maritimes ?)

«le fruit de mer y semble un peu maladroit» (la Presse+, 25 juin 2016). («Un peu» maladroit ? Un «fruit de mer» ?)

 

[Complément du 18 août 2018]

Récolte du jour…

Le lieu a «un air canadien à la scandinave raffiné, mais chaleureux et cool» (la Presse+, 22 avril 2017). (Ce «mais»…)

«de façon générale, les plats sont heureux en bouche» (la Presse+, 8 juillet 2017). (Heureux plats !)

On vous recommande un resto à la «modernité savoureuse, sans autre prétention» (la Presse+, 9 septembre 2017). (Comment résister ?)

«Les plafonds ne sont pas vertigineux, mais la déco est chaleureuse» (la Presse+, 8 octobre 2017). (Ce «mais», bis.)

«On aime particulièrement les cannoli […] qui s’effritent bien sous la dent, supportés dans leur démarche de régaler par la crémeuse garniture» (la Presse+, 24 mars 2018). (Supportés dans leur démarche de régaler…)

«C’est une équipe de plusieurs personnes» (la Presse+, 9 juin 2018). (Incontestable : une équipe d’une seule personne, c’est rare.)

«La terrasse isolée de ce bras perdu de l’avenue du Parc, près de Saint-Zotique, est idéale pour un apéro urbain nostalgique de voyages en Italie» (la Presse+, 4 août 2018). (Montréal est une ville.)

«le jambon ibérique considéré comme de qualité supérieure, laissé en liberté pour qu’il se nourrisse de glands et d’autres aliments sauvages» (la Presse+, 18 août 2018). (Ah ! Le jambon en liberté !)

Des ans l’irréparable outrage

Jean Echenoz, Cherokee, 1983, couverture

Quand on a atteint l’âge mûr, comment se définir ?

On peut être vieux, mais c’est bien banal.

«Elle n’y pensait pas, tout au guitariste espagnol, au violoniste moldave, aux girls surtout, au vieux monsieur avec des taches sur les mains qui feule et qui rauque…» (la Presse, 4 décembre 2012, p. A5).

À partir de 50 ans, on peut faire partie de l’âge d’or.

Le cheveu se raréfiant ou changeant de couleur, on peut se ranger parmi les têtes grises.

«Le système de santé menacé par un “tsunami gris”» (le Devoir, 23 août 2010, p. A3).

Les aînés sont aussi fréquemment évoqués.

«Montréal sacrée “Métropole amie des aînés”» (la Presse, 20 octobre 2012, cahier publicitaire «Chez soi 55+»).

«Une résidence se veut un Club Med pour aînés» (le Devoir, 12-13 février 2011, p. G4).

À choisir, l’Oreille tendue préfère encore «ressortissants du troisième âge». C’est que l’expression vient de Jean Echenoz, dans Cherokee (p. 73).

 

[Complément du 11 janvier 2014]

Echenoz reprend la même expression, en 1999, dans Je m’en vais (p. 147).

 

Références

Echenoz, Jean, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, 247 p.

Echenoz, Jean, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

Dictionnaire des séries 03

Julie Snyder et Maurice Richard

«Ça sent la coupe.»

C’est le titre d’un roman de Matthieu Simard (2004), où la phrase est reprise une quinzaine de fois, sous des formes diverses.

Ce devrait être le nom d’un salon de coiffure près du Centre Bell.

C’est surtout l’expression de la croyance en la conquête nécessairement montréalaise de la coupe Stanley, le trophée remis au champion de la Ligue nationale de hockey, la «Coupe sacrée» chantée par Annakin Slayd en 2009, le «Graal» de Loco Locass (2009). À ce titre, c’est une des formes de la pensée positive.

C’est plus souvent encore le rappel d’une déception dans «la capitale d’la coupe Stanley» (Éric Lapointe) : «Ça sentait la coupe.»

 

[Complément du 5 février 2014]

Les 57 textes du «Dictionnaire des séries» — repris et réorganisés —, auxquels s’ajoutent des inédits et quelques autres textes tirés de l’Oreille tendue, ont été rassemblés dans le livre Langue de puck. Abécédaire du hockey (Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p., illustrations de Julien Del Busso, préface de Jean Dion, 978-2-923792-42-2, 16,95 $).

En librairie le 5 mars 2014.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014)

 

Références

Lapointe, Éric, «Hymne à Montréal (Ville-Marie)», la série Montréal-Québec – Single, 2010, 4 minutes 13 secondes.

Loco Locass, «Le but», 2009, 5 minutes 8 secondes, fichier audionumérique. Repris sur Le Québec est mort, vive le Québec, 2012, étiquette Audiogramme.

Simard, Matthieu, Ça sent la coupe. Roman, Montréal, Stanké, 2004, 270 p. Rééd. : Montréal, 10/10, 2008, 256 p.

Slayd, Annakin, «La 25ième», 2009, 3 minutes 32 secondes, single, étiquette Untimely Ripped Ent. SDTHE101.

Enfin

Le Québec regorge de capitales. L’Oreille tendue en a recensé des dizaines.

Voilà pourquoi un titre récent du Devoir la réjouit : «Montréal n’est pas une capitale de la mode» (15 février 2013, p. A9).

C’est, en quelque sorte, une bonne nouvelle.

(Il n’est pas tout à fait sûr que la satisfaction de l’Oreille soit partagée par l’auteur du texte que coiffe ce titre.)

Le jeu de l’Oreille

Quelques questions pour les bénéficiaires habituels de l’Oreille tendue, histoire de tester leurs connaissances.

(Réponses officielles le 4 février. Si vous préférez soumettre les vôtres d’ici là, prière d’utiliser la rubrique «Laissez une réponse» ci-dessous.)

1. On doit à un auteur fétiche de l’Oreille l’incise suivante : «L’aveugle se doit d’être un peu muet, sentencia Russel.» De quel auteur s’agit-il ? (Deux points supplémentaires si vous repérez l’œuvre d’où est tirée cette phrase.)

2. Quelle est la capitale de la Notulie ?

3. Trouvez l’intrus : «une avion», «une escalier roulante», «une autobus», «une ascenseur», «une ambulance».

4. Donnez cinq synonymes du mot rondelle. (Un point pour l’ensemble des cinq réponses.)

5. Comment désigne-t-on un enseignant de sciences dans les écoles montréalaises ?

6. Votre journée de travail est finie. Devriez-vous dire «Je me suis flushé du bureau» ou «J’ai quitté pour la journée» ?

7. La formule «catholique progressiste», lue dans le Devoir des 26-27 janvier 2013, est-elle un pléonasme ou un oxymore ?

8. Dans le Charretier de la «Providence», Georges Simenon écrit la phrase suivante : «on vit le matelot […] faire sauter, du pont et d’un geste précis, les amarres de leurs bittes» (p. 53). À quelle figure de style a-t-il recours ?

9. Dans quelle capitale trouve-t-on Les Capitales ?

10. Quelle ville du Saguenay—Lac-Saint-Jean peut-on confondre avec une expression latine ?

 

Référence

Simenon, Georges, le Charretier de la «Providence» (1931), dans Romans. I, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 495, 2003, p. 1-103 et 1337-1353.