Le dieu du cinématographe

Soit la phrase suivante, d’un article récent de William S. Messier :

D’ailleurs, le passage d’Eggers à l’émission en 1998 marque la facture littéraire de This American Life. En rétrospective, j’ai du mal à ne pas considérer la rencontre comme ayant été arrangée avec le gars des vues (p. 132).

Qui est, au Québec, ce gars des vues ? Il incarne l’absence de crédibilité d’une situation. Ce qui est arrangé avec le gars des vues est organisé, planifié, trafiqué. Personne n’est moins spontané que le gars des vues. Dès qu’il met la main à la pâte, on doit se méfier : dans l’ombre, il intervient pour qu’une situation se présente sous son meilleur jour. En revanche, s’il est démasqué, il perd tous ses pouvoirs.

P.-S. — Une vue ? Un film. Le gars des vues est un dieu cinématographique.

 

[Complément du 25 avril 2016]

L’expression n’est pas nouvelle. On la trouve déjà en 1954 dans une chronique cinématographiques de Gilles Marcotte :

Cette rivière [dans River of no Return], justement, Robert Mitchum, Marilyn Monroe et un petit bonhomme appelé Tommy Retig, la descendent sur un radeau. On imagine parmi quels dangers. Aussi bien, n’était l’intervention continuelle du «gars des vues», ils seraient noyés ou assassinés (par les Indiens) depuis longtemps.

 

[Complément du 3 septembre 2019]

Existe aussi en version pharmaceutique, foi de Samuel Archibald : «La mauvaise nouvelle, c’est que cette histoire-là est un peu arrangée avec le gars des pilules» (p. 29).

 

Références

Archibald, Samuel, «Survivre à l’envers du monde», Nouveau projet, 16, automne-hiver 2019, p. 28-30.

Marcotte, Gilles, «Le cinéma. Un policier au couvent», le Devoir, 30 août 1954, p. 7.

Messier, William S., «Le grand radioroman américain», Nouveau projet, 05, printemps-été 2014, p. 128-132.

Mémoire d’un héros

Carte de Jackie Robinson dans l’uniforme des Dodgers

Depuis 2004, le 15 avril est le «Jackie Robinson Day» aux États-Unis. C’est en effet ce jour-là, en 1947, qu’il est devenu le premier joueur noir de l’histoire du baseball dit «moderne».

L’Oreille tendue est une fan de Robinson.

Pour mémoire, voici deux textes qu’elle lui a consacrés : «Baseball et numérique» (sur le livre Fortitude de Lyle Spencer), «42» (sur le film de Brian Helgeland qui porte ce titre).

Accouplements 04

Nicholson Baker, The Fermata, 1994, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Baker, Nicholson, The Fermata, New York, Random House, 1994, 303 p. Traduit par Jean Guiloineau sous le titre le Point d’orgue, Paris, Christian Bourgois, 1995, 308 p.

Le personnage principal a le pouvoir d’arrêter le temps. À quelle fin usera-t-il de ce pouvoir ? Il déshabillera les filles à leur insu. (Il est difficile d’oublier celle dont le sexe a la forme d’une selle de vélo.)

Rousseau, Jean-Jacques, les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Garnier, coll. «Classiques Garnier», 1960, civ/234 p. Ill. Texte établi, avec introduction, notes et relevé de variantes par Henri Roddier. Édition originale : 1782 (posthume).

Dans la 6e promenade, à propos de l’anneau de Gygès, qui rend invisible, Rousseau écrit : «Maître de contenter mes désirs, pouvant tout sans pouvoir être trompé par personne, qu’aurais-je pu désirer avec quelque suite ? Une seule chose : c’eût été de voir tous les cœurs contents» (p. 84).

L’Oreille tendue a plus de mal à croire Jean-Jacques Rousseau que Nicholson Baker.

D’ailleurs, Rousseau lui-même revient rapidement sur la phrase citée : «Il n’y a qu’un seul point sur lequel la faculté de pénétrer partout invisible m’eût pu faire chercher des tentations auxquelles j’aurais mal résisté, et une fois entré dans ces voies d’égarement où n’eussé-je point été conduit par elles ? […] Sûr de moi sur tout autre article, j’étais perdu par celui-là seul» (p. 85).

 

[Complément du 29 juin 2017]

Chacun chercherait ce dont il a le plus immédiatement besoin.

DesRochers, Jean-Simon, les Inquiétudes. L’année noire – 1. Roman, Montréal, Les Herbes rouges, 2017, 591 p.

Le feu rouge qui le sépare de son point de rencontre monopolise l’attention des piétons qui l’entourent. Bruno compte près de vingt têtes tournées vers ce cercle illuminé et cette main rouge. Il aimerait réaliser un arrêt sur image, utiliser une télécommande pour figer le présent des autres. Un jour de pluie où il avait réussi à s’introduire en douce dans une vieille salle de cinéma, il avait vu un film qui mettait en scène cette idée. Moi, j’ferais ça dans un buffet… Pèse sur pause, entre dans la place, mange trois assiettes, sors dehors, pèse sur l’autre piton… Gras dur. Le feu tourne au vert (p. 508).

Raconter le Rocket

Maurice Richard et Jim Henry, 8 avril 1952

«That beautiful bastard scored semi conscious»
(Elmer Ferguson).

8 avril 1952. En troisième période, durant les séries éliminatoires, au Forum de Montréal, Maurice «Le Rocket» Richard, le célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, marque un but, qui deviendra le but gagnant du match et de la série, contre Jim «Sugar» Henry, des Bruins de Boston, après avoir été sérieusement blessé auparavant dans le match, au point de perdre conscience. Pour Jack Todd, en 1996, il s’agit du «greatest [goal] in the history of the game»; pour Roch Carrier, en 2000, du «plus beau [but] de l’histoire du monde». Rien de moins. Depuis, on voit partout une photo prise après le match d’un Richard ensanglanté serrant la main du gardien des Bruins, qui s’incline devant lui.

Ce but est devenu légendaire.

Histoires d’hiver (1998) est un long métrage de fiction scénarisé par Marc Robitaille, l’auteur de Des histoires d’hiver, avec des rues, des écoles et du hockey (1987), et réalisé par François Bouvier. Le héros du film, Martin Roy, a douze ans en 1966-1967. Le film raconte ses souvenirs d’enfance : vie scolaire, relation agitée avec ses parents, transformation de la campagne en banlieue, apparition de la contre-culture, émois amoureux, amour du sport (du hockey). On apprend à la fin qu’il est devenu adulte : son père est mort depuis quinze ans, sa mère, la veille.

Martin assouvit sa passion du hockey avec le frère aîné de son père, Maurice. Celui-ci aime le hockey et Maurice Richard. C’est souligné dans deux scènes. Les deux sont nocturnes. Dans la première, Martin s’apprête à se mettre au lit, quand Maurice lui offre une radio miniature en forme de fusée (rocket), achetée en Floride, pour qu’il suive les matchs dans sa chambre. L’enfant dit à son oncle : «Heye, mononc’, raconte-moi l’histoire du Rocket.» L’oncle Maurice racontera ce qui s’est passé au Forum de Montréal le 8 avril 1952. L’histoire de l’oncle est interrompue ce soir-là, puis reprise quand Maurice, victime d’un «infractus», se retrouve à l’hôpital. Le filleul («le kid») est étendu sur le lit de son oncle, qui continue à lui décrire «un des plus beaux jeux qui s’est jamais vu dans l’histoire des séries de la coupe Stanley». Martin et Maurice ne partagent pas qu’un moment d’intimité; ils prolongent une conversation qu’ils ont eue plusieurs fois, puisque Martin complète avec facilité le récit de son oncle. C’est la preuve qu’il l’a déjà entendu, qu’il l’a appris par cœur et qu’il ne s’en lasse pas. (Sur le plan événementiel, l’oncle Maurice se trompe partiellement dans son récit : le match se terminera 3 à 1, et non 2 à 1, comme il le croit.)

Maurice Richard est un héritage qu’on se transmet dans les familles québécoises.

P.-S. — L’Oreille tendue a consacré tout un livre au numéro 9 des Canadiens, les Yeux de Maurice Richard (2006).

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

 

Références

Carrier, Roch, le Rocket, Montréal, Stanké, 2000, 271 p. Réédition : le Rocket. Biographie, Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2009, 425 p. Version anglaise : Our Life with the Rocket. The Maurice Richard Story, Toronto, Penguin / Viking, 2001, viii/304 p. Traduction de Sheila Fischman.

Histoires d’hiver / Winter Stories, film de fiction de 105 minutes, 1998. Réalisation : François Bouvier. Production : Aska Film.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver, avec des rues, des écoles et du hockey. Récit, Montréal, VLB éditeur, 1987, 142 p. Ill. Nouvelle édition : Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Todd, Jack, «The Lion in Winter», The Gazette, 9 mars 1996, p. C1 et C6.

Histoires d’hiver / Winter Stories, film de fiction de 105 minutes, 1998