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Ta-Nehisi Coates, Between the World and Me, 2015, couverture

«I am wounded.»

Il y a de ces livres qui vous secouent, vous bouleversent, vous ouvrent les yeux. Between the World and Me, du journaliste Ta-Nehisi Coates, est de ceux-là. Sa réflexion sur le racisme états-unien tient en trois mots, constamment martelés : body — le racisme est affaire de corps; plunder — ce corps est nécessairement meurtri; The Dream — c’est la vie rêvée, qui n’existe que par l’oppression du corps noir, et qui lui est interdite. Le livre est fait de souvenirs, d’analyses. Le ton est souvent celui du pamphlétaire. La prose est tranchante : les choses allaient mal du temps de l’esclavage, elles vont mal, elles vont continuer à aller mal — mais ce n’est pas une raison pour cesser d’essayer d’avancer.

Parmi les nombreuses choses à retenir de Between the World and Me, il y a celle-ci : les races sont de pures constructions. Il y a des gens «qui se croient blancs» et des gens «qui se croient noirs». Or ce n’est l’essence de personne : «race is the child of racism, not the father» (p. 7).

Ci-dessous, quelques notes de lecture, appelées par des noms propres.

(West) Baltimore C’est là où Coates, maintenant établi à New York, a grandi. Les spectateurs de la série télévisée The Wire ne seront pas dépaysés par le portrait qu’il fait de ses rues et de leur violence. Un mot résume tout : peur.

Bellow, Saul L’écrivain a demandé un jour «Who is the Tolstoy of the Zulus ?» (p. 43). Devant pareil dénigrement implicite (les Zoulous n’auraient pas de grand homme de lettres), il y a deux réponses possibles. La première consiste à chercher, chez les Zoulous, un équivalent à Tolstoï. La seconde, à s’approprier Tolstoï, ainsi que l’a écrit Ralph Wiley : «Tolstoy is the Tolstoy of the Zulus» (p. 56). L’auteur est passé d’une attitude à l’autre.

Brown, Michael / Eric Garner / Renisha McBride / John Crawford / Tamir Rice / Marlene Pinnock / Abner Louima / Anthony Baez / Trayvon Martin / Jordan Davis / Kajieme Powell / etc. La liste des victimes est longue, et incomplète.

God Il n’y a pas de Dieu dans le monde de Ta-Nehisi Coates : «I have no God to hold me up» (p. 113).

Howard University Les années qu’il a passées dans cette université de Washington ouverte exclusivement aux Noirs ont été déterminantes dans la vie de l’auteur. Il y avait d’abord eu sa lecture de Malcolm X, puis Howard. Tout son rapport à la culture en a été transformé. Pour la désigner ou, plus justement, pour dire ce qu’elle incarne, il emploie l’expression «The Mecca». Ce fut un «miracle» (p. 120) et ce l’est toujours.

Jones, Prince Carmen Cet ami de l’auteur a été tué par un policier (noir). Il n’est pas de jour que Coates ne pense à lui (p. 90). Le portrait qu’il brosse de son ami, le récit qu’il livre de sa mort et la description qu’il fait de ses funérailles ne s’oublieront pas facilement. (La troisième et dernière partie du livre rapporte une rencontre avec la mère de Jones, quelques années après son assassinat.)

Obama, Barack Lisant Ta-Nehisi Coates, on ne peut pas ne pas penser au Dreams from my Father. A Story of Race and Inheritance de Barack Obama. Le premier n’a rien, mais rien du tout, de la sérénité (retrouvée, construite) du second. On aurait aimé assister à leur rencontre à la Maison-Blanche (récit, en baladodiffusion, ici).

Paris Trois voyages : de sa femme, de lui, de leur famille (p. 116-129). Ils découvrent une ville où la peur ne les contraint pas en permanence. (Trois voyages ne confèrent pas la maîtrise d’une langue : les deux seuls passages en français sont fautifs [p. 126, p. 129].)

Samori C’est le prénom du fils de Coates. Il a quinze ans et le livre se présente (artificiellement, mais peu importe) sous forme de lettre à lui adressée. Son père lui explique ce qu’est le racisme, comment celui-ci va s’en prendre à son corps, ce qu’il lui est possible de faire et de penser pour résister. «Here is what I would like for you to know : In America, it is traditional to destroy the black body — it is heritage» (p. 103). Il lui raconte de quelle façon il a pu, lui, s’en tirer, si tant est qu’on puisse jamais s’en tirer, écrit-il : grâce à sa famille, grâce à lui, Samori, grâce à la mère de celui-ci — «I always had people» (p. 88).

P.-S. — Il n’est question de langue que très rarement dans Between the World and Me. Citons néanmoins ce passage : «Not long ago I was standing in an airport retrieving a bag from a conveyor belt. I bumped into a young black man and said, “My bad.” Without even looking up he said, “You straight.” And in that exchange there was so much of the private rapport that can only exist between two particular strangers of this tribe that we call black. In other words, I was part of a world. […] In that single exchange with that young man, I was speaking the personal language of my people» (p. 119-120).

 

[Complément du 14 août 2015]

On peut lire un extrait du livre sur le site du magazine The Atlantic.

 

Références

Coates, Ta-Nehisi, Between the World and Me, New York, Spiegel & Grau, 2015, 152 p. Ill.

Obama, Barack, Dreams from my Father. A Story of Race and Inheritance, New York, Three Rivers Press, 2004, 457 p. Édition originale : 1995.

La Langue dans la Cité : dictionnaire

Jean-Marie Klinkenberg, la Langue dans la Cité, 2015, couverture

Les habitués de l’Oreille tendue savent qu’elle tient les travaux de son ami Jean-Marie Klinkenberg en très haute estime. Celui-ci a fait paraître ce printemps un ouvrage intitulé la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle. Ci-dessous, dictionnaire de ce livre à mettre entre toutes les mains — pour la fermeté de son information, de ses démonstrations et de ses prises de position, de même que pour ses vertus pédagogiques et que pour son approche globale de la langue, de son imaginaire et de ses représentations. Voilà un livre ambitieux, qui tient ses promesses.

anglais «ce n’est pas l’anglais qui est dominant, ce sont les États-Unis» (p. 38).

Belgique Son premier ministre est-il un «asexué linguistique» ou un «bisexuel linguistique» (p. 118) ? La question reste ouverte.

citoyen S’il fallait résumer l’ouvrage d’une formule, ce pourrait être celle-ci : il faut «réconcilier le citoyen avec sa langue» (p. 287).

constructiviste C’est la perspective retenue par l’auteur : «la force du langage n’est pas seulement d’obscurcir, de clarifier ou de transmettre, mais aussi de construire» (p. 24); voilà «ce que font toutes les langues : construire le réel et assoir la légitimité de cette construction» (p. 29).

crise Y a-t-il une crise (externe ou interne) du français ? Réponses (négatives) dans le quatrième («Dominantes et dominées. Le français sur le marché des langues») et dans le cinquième chapitre («Une langue en déliquescence ?»).

démocratie «Se soucier du langage est donc plus qu’une chose naturelle pour un État démocratique : c’est un devoir» (p. 63).

économie Nul angélisme ici. En matière de langue, «l’adaptabilité est la condition de la survie» (p. 211), et cette adaptabilité est notamment économique. Si «l’économie vend de la langue» (p. 57), le français doit s’adapter à ce marché en pleine expansion.

essentialisme Non, non, non — la «perspective essentialiste […] fait de tout locuteur un coupable potentiel» (p. 143-144).

éveil aux langues L’Oreille tendue avait déjà croisé cette approche pédagogique dans un «Avis» du Conseil supérieur de l’éducation du Québec portant sur l’enseignement de l’anglais (2014, p. 31) et dans Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues de François Grosjean (2015, p. 128-129). De quoi s’agit ? De tels programmes, nés en Grande-Bretagne dans les années 1980, «agissent aussi et surtout sur les représentations et attitudes envers les langues, et ont donc […] [une] fonction éthique : ils suscitent une ouverture à l’Autre». Ils ont pour but «de développer la capacité à procéder à des comparaisons, de façon à développer l’esprit d’analyse et une conscience des mécanismes de sa propre langue» (p. 192). Il y a là quelque chose à méditer pour la formation des élèves québécois.

féminisation des noms de métiers et des titres (la «Guerre de la Cafetière») Oui.

francophonie Il en est beaucoup question dans le livre, et à juste titre. Elle doit servir à «combattre l’uniformisation du monde» (p. 104), à «faire contrepoids à la massification» (p. 105), à «défendre la diversité culturelle dans un monde unipolaire» (p. 119). Le passage sur la «discipline» qui s’intéresse à son étude, lui, est d’une grande sévérité : «les études francophones sont mal parties» (p. 198).

frites Pas ici. Là, oui.

glande grammaticale «Un Francophone, c’est d’abord un mammifère affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu’un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d’une conscience impérieuse, une conscience volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu’il dit ou écrit» (p. 36). (Jean-Marie Klinkenberg établissait le même diagnostic dès 2001 dans son livre la Langue et le citoyen, mais il parlait alors de «sujet», pas de «mammifère». «Impérieuse» est un ajout.)

index (des matières) Il est très détaillé. Merci. (Il y en aurait eu un des noms propres, qu’on aurait été encore plus heureux.)

langue Jean-Marie Klinkenberg commence par le commencement : il donne des définitions de ce qu’est une langue («La langue, cet obscur objet politique», chapitre I). Exemple, parmi d’autres : «La langue est […] un outil aux fonctions variées : instrument de la communication comme du solipsisme, de la précision comme du flou, instrument de la pensée, de l’action et de la création» (p. 22).

mythes linguistiques, discours convenus et idées reçues Ils en prennent pour leur rhume. «La langue est l’objet de tant de préjugés !» (p. 289)

numérique Ce n’est pas une menace pour la langue, d’autant qu’il y a «un certain temps déjà que l’on est passé d’une informatique du chiffre à une informatique de la lettre» (p. 58). Il faut partir du constat que «la révolution informatique est bien une révolution linguistique» (p. 218) et tirer les conclusions de cela en matière de «génie linguistique»; c’est l’objectif du septième chapitre, «Moderniser l’équipement linguistique». (Jean-Marie Klinkenberg parle tantôt d’«informatisation» du monde, tantôt de «numérisation». Ce deuxième terme peut porter à confusion, puisqu’il désigne aussi bien le fait de numériser des contenus que le devenir-numérique de nos sociétés.)

plurilinguisme Tant en Europe que dans la francophonie, il devrait être défendu, ce qui pose nécessairement la question du statut de l’anglais, mais aussi du contact entre les variétés de langue régionales. «Le français et les autres» (chapitre VIII) propose plusieurs mesures concrètes en cette matière.

politique linguistique C’est à sa définition qu’est consacré l’essentiel du livre, qu’elle soit le fait de l’État ou du secteur privé. Cette politique doit être fondée sur quatre principes («La langue, affaire politique. Mais quelle politique ?», chapitre II) : être explicite; «inverser le rapport de sujétion entre la langue et le citoyen, en mettant celui-ci au premier plan» (p. 86); reposer sur la transversalité (ce qui suppose «une approche intersectorielle et interdisciplinaire», p. 94); être valable pour la francophonie (c’est l’objet du troisième chapitre, «La francophonie : une mission ou un destin ?»). De quoi cette politique serait-elle faite ? Nombre de propositions concrètes sont regroupées dans le sixième («Maitriser la langue, ou se l’approprier ?») et le septième chapitre («Moderniser l’équipement linguistique»).

purisme Non, non — «le purisme a si profondément imprimé sa trace dans les esprits que le francophone croit qu’on lui arrache son âme si l’on touche au corps de sa langue» (p. 208).

Québec Jean-Marie Klinkenberg connaît bien, et depuis longtemps, le Québec et sa situation linguistique. Il salue son rôle en matière de féminisation des noms de métiers et des titres (p. 126), sa «promotion positive» du français (p. 149), le succès de ses programmes d’intégration, «parmi les plus efficaces au monde» (p. 285), et «le remarquable succès» de sa politique linguistique (p. 287). L’Oreille ne partage pas tout à fait sa lecture de l’échec, en 1992, du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui paru sous la direction de Jean-Claude Boulanger (p. 128). Et si la réaction des «censeurs» avait été causée par la faiblesse de certains aspects de ce dictionnaire et pas simplement par leur «fragilité linguistique» ?

rédaction technique À enseigner. Vite.

réforme de l’orthographe de 1990 (la «Guerre du nénufar») Oui.

typographie L’Oreille serait bien en mal d’expliquer pourquoi Francophone et Francophonie ont parfois la majuscule, et parfois pas. (Elle devrait s’en remettre.)

 

Références

Boulanger, Jean-Claude (édit.), Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. Langue française, histoire, géographie, culture générale, Saint-Laurent, Dicorobert, 1992, xxxv/1269/343/lxi p. Cartes. Avant-propos de Gilles Vigneault.

Conseil supérieur de l’éducation, Avis au ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport. L’amélioration de l’enseignement de l’anglais, langue seconde, au primaire : un équilibre à trouver, Québec, Gouvernement du Québec, 2014, 106 p.

Grosjean, François, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015, 228 p. Ill.

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue et le citoyen. Pour une autre politique de la langue française, Paris, Presses universitaires de France, coll. «La politique éclatée», 2001, 196 p.

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.

Dialogue sur des conversations

Pierre Encrevé et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, 2007, couverture

Moi. — Vous lisez quoi ?

L’Oreille tendue. — Conversations sur la langue française (2007), que je viens de découvrir grâce à @JosephBoju. En 2005-2006, la Nouvelle revue française a publié cinq entretiens dans lesquels le linguiste Pierre Encrevé répond aux questions de Michel Braudeau. Ils sont regroupés dans cet ouvrage, «sous une forme légèrement remaniée» (p. 11). Chacun est réputé se tenir en plein air à Paris : au Palais-Royal, aux Tuileries, aux Buttes-Chaumont, au musée Rodin, au jardin du Luxembourg.

Moi. — C’est très technique ?

L’Oreille. — Point pantoute. Le ton est léger, les conversants se tutoient, cela ne s’appesantit jamais. Il y a des anecdotes personnelles et des exemples liés à l’actualité. Ça parle clair. Il y a de fréquents allers-retours d’un passage à l’autre. Et ce n’est pas du tout un échange artificiel.

Moi. — (Tutoyons-nous, nous aussi.) Tu en retiens quoi ?

L’Oreille. — Des masses de choses. Vous voulez des exemples ? (Non, nous n’allons pas nous tutoyer.) Le français n’est pas «en danger de mort prochaine» (quatrième de couverture). Il n’a pas de «génie» particulier : «La prétendue transparence de la langue française n’est qu’imaginaire» (p. 71). Les pages sur l’anglais, en France et dans le monde, sont claires, sans céder à l’alarmisme — et on y remet les pendules à l’heure : «L’anglais n’est pas une langue plus facile que les autres» (p. 37). Sur le bilinguisme et le plurilinguisme, les positions d’Encrevé sont les mêmes que celles de François Grosjean : le premier est «la situation normale dans le monde» et il «ne détruit pas les langues en contact» (p. 29); «l’homme est partout plus ou moins plurilingue» (p. 139). La «langue littéraire» est beaucoup mise à contribution par les auteurs, notamment celle du XVIIIe siècle et l’œuvre de Proust, mais jamais à des fins utilitaires : «La littérature n’enseigne pas la langue mais la littérature» (p. 77); «la langue littéraire a plus et mieux à offrir que la clarté» (p. 79). Vous êtes obsédé par les règles de l’accord du participe passé ? Attention : «Il faut faire de l’orthographe un usage raisonnable» (p. 115). Vous trouvez que les jeunes, quoi que soient les jeunes, parlent mal ? «Il n’y a pas entre eux et nous de “fracture linguistique”, contrairement à une opinion courante» (p. 87). Les pages sur la langue des signes (p. 171-185) sont passionnantes.

Moi. — Vous avez des passages favoris ?

L’Oreille. — Plein. Dans la deuxième conversation, on voit comment la «langue administrative», celle de l’État, est un objet linguistique et politique capital. La troisième conversation, celle sur la langue des jeunes des banlieues, qui se termine par un passage sur l’orthographe et son histoire, vaut le détour pour ses nuances.

Moi. — Il est question du Québec ?

L’Oreille. — Oui, surtout dans les pages sur la féminisation (p. 141-150). C’est dans ce développement que j’ai trouvé une des rares déclarations du livre qui me paraissent moins convaincantes. Quand je lis «la féminisation est devenue, en France aussi, un phénomène irréversible» (p. 144), je me dis qu’un phénomène peut être irréversible tout en étant bien lent.

Moi. — Une dernière chose à ajouter ?

L’Oreille. — La linguistique ressort grandie de ce genre d’ouvrage de vulgarisation. Encrevé se définit comme un «observateur professionnel de la politique de la langue en France» (p. 83) et il fait fort bien son travail, «même si la dimension proprement technique […] est totalement absente» de ses propos (p. 187).

Moi. — À qui recommanderiez-vous le livre ?

L’Oreille. — À tous ceux qui pensent que les langues sont des essences, histoire de leur montrer qu’ils ont tort. Et à tous les autres, qui ont raison de ne pas le penser. (Tu devrais le lire, toi aussi.) C’est une merveille.

 

Références

Encrevé, Pierre et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, Paris, Gallimard, coll. «nrf», 2007, 190 p.

Grosjean, François, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015, 228 p. Ill.

Encore un ?

Robert W. Brisebois, Coups de feu au Forum, 2015, couverture

Le 17 mars 1955, il y eut une émeute à Montréal, l’émeute Maurice-Richard (explication ici). Plusieurs auteurs ont fait de cette émeute un cadre romanesque. Trois d’entre eux en ont même profité pour décrire un meurtre ou une tentative de meurtre : Eugène Cloutier, dans les Inutiles; John Farrow, dans la Dague de Cartier (l’Oreille tendue en a parlé ); Robert W. Brisebois, dans Coups de feu au Forum.

Le roman policier de Brisebois vient de paraître. Il commence au moment de l’Émeute, cet «événement phare de l’histoire du Québec» (quatrième de couverture), cette «insurrection proche de l’hystérie collective» (p. 14). Qu’en retenir ?

Que l’auteur et son éditeur n’auraient pas dû confondre mettre l’accent et mettre l’emphase (p. 65 et p. 66).

Que si l’on écrit révolver à la p. 27, on ne devrait pas écrire revolver à la p. 136.

Que, dans un roman réaliste, on n’écrit pas que le match de hockey du 17 mars a commencé à 19 h, «comme d’habitude», alors qu’il a commencé à 20 h 30 (p. 9).

Que, dans un roman réaliste bis, on évite de mettre dans la bouche d’un personnage un verbe qui ne sera attesté que 25 ans après la période durant laquelle se déroule l’action, en l’occurrence fidéliser (p. 56).

Que, dans un roman réaliste ter, on ne fait pas dialoguer des personnages de 1955 sur une fête qui ne sera créée qu’en 1982, la fête du Canada (p. 181 et p. 192).

Mais la couverture, illustrée par Yvon Roy, est jolie.

 

Références

Brisebois, Robert W., Coups de feu au Forum, Montréal, Hurtubise, 2015, 244 p.

Cloutier, Eugène, les Inutiles, Montréal, Cercle du livre de France, 1956, 202 p.

Farrow, John, la Dague de Cartier, Paris, Grasset, coll. «Grand format», 2009, 619 p. Pseudonyme de Trevor Ferguson. Traduction de Jean Rosenthal. L’original anglais a paru deux ans après sa traduction : River City. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2011, 845 p.

Une langue, ça va…

François Grosjean, Parler plusieurs langues, 2015, couverture

«Le bilinguisme, une valeur ajoutée»
(la Presse, 10 novembre 2004, p. A12).

Aujourd’hui professeur émérite de l’Université de Neuchâtel, François Grosjean, qui se définit comme un «simple bilingue» (p. 190), a consacré sa carrière à étudier le bilinguisme dans une perspective psycholinguistique. Il vient de tirer d’une expérience de près de cinquante ans un ouvrage de vulgarisation, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues (2015), dans lequel il s’en prend aux «idées reçues» et aux «idées fausses».

En bonne méthode, il propose sa définition du bilinguisme : «le bilinguisme est l’utilisation régulière de deux ou plusieurs langues ou dialectes dans la vie de tous les jours» (p. 16). Cette définition, pas plus qu’une autre, ne fera l’unanimité, mais elle a le mérite de la clarté. À partir d’elle, on mesurera facilement l’importance du phénomène décrit : «En examinant le contact des langues en Europe mais surtout en Afrique et en Asie, il a été estimé que près de la moitié de la population du monde est bilingue ou plurilingue» (p. 13). Comment préciser cette définition ? D’au moins trois façons, qui expliquent qu’il est autant de bilinguismes que de personnes bilingues.

Le bilinguisme est affaire de besoins; ce n’est pas une essence. On devient bilingue parce que l’on a besoin de parler plus d’une langue, pour des raisons familiales, professionnelles, religieuses, etc. Le corollaire de cette position est que l’on peut cesser d’être bilingue : il est des cas où l’on perd une langue au bénéfice d’une autre. Selon l’auteur, ce phénomène est mal connu (p. 55). Les besoins changeant, «on peut devenir bilingue à tout âge» (p. 83), contrairement à la croyance populaire.

Le bilinguisme est aussi affaire de complémentarité : «Les différentes facettes de la vie requièrent différentes langues» (p. 42); «les bilingues apprennent et utilisent leurs langues dans des situations différentes, avec des personnes variées, pour des objectifs distincts» (p. 158). L’idée selon laquelle les bilingues, pour être considérés tels, devraient avoir une maîtrise égale de toutes les langues qu’ils parlent est fausse. Le rapport des bilingues à leurs langues n’a de sens que contextuellement.

Le bilinguisme, enfin, est affaire de «modes langagiers», de «continuum» des pratiques, d’«activation» et de «désactivation» de langues. Quand un bilingue parle avec un monolingue, il n’a qu’une langue à sa disposition. Avec un bilingue, il en a au moins deux. Entre ces deux situations, la palette est infinie. C’est là que se manifestent toutes les formes de l’alternance codique (code switching), le passage, dans le même énoncé, d’une langue à l’autre.

Pour étayer ses positions, François Grosjean propose des typologies, résume des expériences, synthétise des travaux, donne des masses d’exemples. Parmi ceux-ci, beaucoup concernent le Canada — dès la première page, on croise Pierre Elliott Trudeau, qui «s’exprimait avec la même aisance en anglais et en français» (p. 9) — et quelques-uns, le Québec. Le plus intéressant porte sur le code de vie de l’école secondaire Pierre-Laporte à Montréal. L’auteur est outré — et il l’était au micro d’Antoine Perraud à France Culture le 1er mars 2015 — d’y lire que le français est imposé dans cette école, et pas seulement en classe, et que le non-respect de l’obligation de parler français peut être sanctionné : «Ne pas comprendre qu’un enfant non francophone puisse trouver un secours dans sa langue maternelle, dans les cours et pendant les récréations, montre une méconnaissance totale de la psychologie de l’enfant allophone en devenir bilingue» (p. 123). Sans contester la justesse de la remarque, on peut déplorer l’absence d’explication contextuelle de cet aspect du code de vie; un peu de sociolinguistique aurait été bienvenu pour mieux caractériser ce qui se passe dans cette école et décrire la situation du français à Montréal, au Québec, au Canada, en Amérique du Nord.

L’apologie du bilinguisme de Grosjean — il défend un «bilinguisme actif et positif» (p. 31) — fait appel à des choses attendues. Ce n’est pas le centre de l’analyse, mais il est question des «bilingues exceptionnels» : les traducteurs, les interprètes, des écrivains (Nancy Huston est la plus souvent citée). Les divers modes d’acquisition d’une deuxième langue sont passés en revue (p. 107 et suiv.), ce qui confère une dimension pratique à l’ouvrage. Une histoire des représentations du bilinguisme est proposée, des «années noires», durant lesquelles on décriait le bilinguisme, jusqu’à aujourd’hui. L’auteur montre pourquoi certains bilinguismes sont valorisés, alors que d’autres ne le sont pas, souvent pour des raisons liées à l’appartenance de classes (p. 140-141). D’autres sujets sont moins prévisibles. Les personnes bilingues ne sont pas immunisées contre la démence ou la maladie d’Alzheimer, mais, si elles sont touchées par ces maladies, elles le sont plus tard que les monolingues (p. 162-164). Il ne faut pas confondre bilinguisme et biculturalisme (p. 164-186), la personne biculturelle étant triplement définie : «Elle participe, au moins en partie, à la vie de deux ou de plusieurs cultures de manière régulière»; «Elle sait adapter, partiellement ou de façon plus étendue, son comportement, ses habitudes, son langage (s’il y a lieu) à un environnement culturel donné»; «Enfin, elle combine et synthétise des traits de chacune des cultures» (p. 168). Les agents secrets ont tout intérêt à être d’excellents polyglottes (p. 191-192). On peut être bilingue en langue des signes (p. 192-196).

Bref, on apprend des choses à toutes les pages et on sort convaincu de la démonstration de François Grosjean des bienfaits individuels du bilinguisme. Sur le plan collectif, comme le savent les Québécois, c’est un tout petit peu plus complexe. Allons relire Pierre Bourgault.

 

Référence

Grosjean, François, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015, 228 p. Ill.

 

[Complément du 11 novembre 2015]

L’Oreille tendue aborde la question du bilinguisme (au Québec) dans son plus récent ouvrage :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture