Orthographe, typographie et règne végétal

Contrairement à ce qui s’est passé en France, l’aubergine du Québec n’est pas devenue une pervenche.

La preuve, en première page du Journal de Montréal du 27 mai (merci à @lesappendices).

Manchette du Journal de Montréal, 2011

Deux questions.

Le mot aubergine — que la fonction qu’il désigne soit occupée par un homme ou par une femme — est féminin. Comment expliquer le masculin de «Agressés», «Insultés», «Intimidés» ?

Pourquoi l’italique d’«aubergines» ? Le mot est au Petit Robert : «Contractuelle parisienne qui était vêtue d’un uniforme aubergine» (édition numérique de 2010). Le Journal de Montréal aurait-il inventé l’italique géographique (traduction libre : «Ce mot existe, mais il est plus français [«parisienne»] que québécois, d’où la nécessité de le souligner») ?

La langue du fleuron de l’empire de PKP mériterait une étude.

P.-S. — Remarque étymologique, gracieuseté du même Petit Robert, à l’entrée «pervenche» : «Les pervenches étaient autrefois appelées aubergines.» Pas partout.

Divergences transatlantiques 016

En manchette, dans la Presse du 25 avril 2011 : «La réforme du cabaret» (p. A2-A3).

Souhaite-t-on réformer un «Établissement où l’on sert des boissons» ou encore un «Établissement où l’on présente un spectacle et où les clients peuvent consommer des boissons, souper, danser» (le Petit Robert, édition numérique de 2010) ? Que nenni. Il s’agit en fait de rappeler que plusieurs cafétérias scolaires québécoises essaient de chasser la malbouffe de leur menu.

Que vient faire le «cabaret» dans cette histoire ? Il désigne, au Québec, le plateau sur lequel on dépose sa nourriture. Pour le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française, ce terme «est un héritage de France; il découle de celui de “petite table ou plateau pour tasses à café, à thé, etc.” aujourd’hui considéré comme vieilli dans les quelques dictionnaires qui le consignent».

Des sources amicobelges assurent l’Oreille tendue que le mot est aussi usité dans les Ardennes.

Le «vieillissement» est affaire bien délicate en matière de langue.

P.-S. — Qu’est-ce alors que le «Cabaret de la Pègre» ?

 

[Complément du 22 février 2016]

Trois compléments littéraires.

L’un du XXIe siècle, dans la Nageuse au milieu du lac (2015) de Patrick Nicol :

J’ai pris le roast-beef; elle, le poulet. Ma mère prend toujours le poulet, croyant que cela lui revient moins cher. Mais hier, elle a pris deux desserts, cachant le deuxième dans son cabaret, derrière deux verres de jus de pêche, s’imaginant que personne ne la voyait. Deux carrés de gâteau des anges au crémage blanc, et la voilà convaincue que c’est vraiment la fête. La fille derrière le comptoir m’a fait un clin d’œil (p. 117).

Les deux autres du XVIIIe, dans les didascalies de la pièce Eugénie (1767) de Beaumarchais :

Dans un des coins est une table chargée d’un cabaret à thé (éd. de 1957, p. 25).

Après avoir rangé les sièges qui sont autour de la table à thé, il en emporte le cabaret et vient remettre la table à sa place auprès du mur de côté (éd. de 1957, p. 36).

 

[Complément du 27 mars 2020]

La pandémie du coronavirus frappe évidemment au Québec. Les personnages âgées sont, ici comme ailleurs, à risque. Réaction de certains centres d’hébergement ? «Plusieurs résidences privées du Québec facturaient jusqu’à 7 $ pour apporter un repas à l’appartement de leurs clients, a révélé La Presse lundi. Or, ces clients de plus de 70 ans devaient rester confinés dans leur chambre selon des directives du gouvernement.» Comment désigner cette somme de 7 $ ? Les «frais cabaret», dixit la Presse+ du jour.

 

Références

Beaumarchais, Eugénie, dans Théâtre. Lettres relatives à son théâtre, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 22, 1957, xvi/855 p. Texte établi et annoté par Maurice Allem et Paul-Courant. Édition originale : 1767.

Nicol, Patrick, la Nageuse au milieu du lac. Album, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 85, 2015, 154 p.

Divergences transatlantiques 015

Tout un chacun le sait : les mômes des uns sont les couilles des autres. En matière de reproduction humaine, les gosses français sont les fruits de la génération, alors que les gosses québécoises en sont un des agents actifs. Rien là de neuf.

Histoire d’être grivois à peu de frais, on s’est souvent amusé à inventer des phrases à double sens, du genre J’ai embrassé ses gosses. On peut pourtant se demander si les risques de confusion sont réels. Quand le père courroucé de la pièce Un reel ben beau, ben triste de Jeanne-Mance Delisle (1980) déclare «L’hostie d’cochon, m’as y arracher les gosses avec mes dents !» (p. 94), peut-on vraiment croire qu’il souhaite s’en prendre à la progéniture de cet «hostie d’cochon» ? Contexte, tout est contexte.

Pourquoi rappeler aujourd’hui cette évidence lexicale universellement (re)connue ? Parce que le titre d’un texte récent d’Annick Farina est un peu trop vague. Quel est l’exemple principal étudié dans «L’utilisation des marques lexicographiques au Québec : un choix politique» (2010) ? Le mot gosse, précisément, ce «mot “tabou”» dans les dictionnaires jusque dans les années 1980 (p. 77), qui n’est pourtant qu’un «petit mot assez inoffensif» (p. 84). Un conseil de l’auteure mérite d’être cité : «De même qu’on ne rédige pas un essai médical sur les “inflammations de la gosse”, une personne qui recevra un coup de pieds dans les testicules ne dira pas “aïe, j’ai mal aux gonades”» (p. 79). En effet.

Deux remarques linguistiques, pour conclure. On ne confondra pas gosses et gosser. En France, gosse est épicène, pas au Québec, où en son sens sexué, il n’existe qu’au féminin.

P.-S. — Dans le même ouvrage collectif, signalons l’étude de Mirella Conenna, «Le québécois dans la valise : les dictionnaires à usage touristique», consacrée à six «mini-dictionnaires» (p. 139), malheureusement rédigée avant la sortie du Parler québécois pour les nuls (2009), le joyau de Marie-Pierre Gazaille et Marie-Lou Guévin.

 

[Complément du 26 août 2018]

Qui part (rien que) sur une gosse ne se dirige vers l’entrejambe de personne. L’expression désigne une mise en action (trop ?) rapide, un démarrage vif. Exemple dramatique tiré de J’aime Hydro, de Christine Beaulieu (2017) : «Le 11 octobre 2016, je suis partie rien que sur une gosse, pas trop préparée» (p. 159). Oui, vous avez bien lu : une femme peut partir rien que sur une gosse.

 

Références

Beaulieu, Christine, J’aime Hydro, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 13, 2017, 253 p. Illustrations de Mathilde Corbeil.

Conenna, Mirella, «Le québécois dans la valise : les dictionnaires à usage touristique», dans Sergio Cappello et Mirella Conenna (édit.), Dizionari. Dictionnaires. Dictionaries. Percorsi di lessicografia canadese, Udine, Forum, coll. «Collana di studi del Centro di Cultura Canadese», 2, 2010, p. 127-140.

Delisle, Jeanne-Mance, Un reel ben beau, ben triste, Montréal, Éditions de la pleine lune, coll. «Théâtre», 1980, 179 p.

Farina, Annick, «L’utilisation des marques lexicographiques au Québec : un choix politique», dans Sergio Cappello et Mirella Conenna (édit.), Dizionari. Dictionnaires. Dictionaries. Percorsi di lessicografia canadese, Udine, Forum, coll. «Collana di studi del Centro di Cultura Canadese», 2, 2010, p. 75-96.

Gazaille, Marie-Pierre et Marie-Lou Guévin, le Parler québécois pour les nuls, Paris, Éditions First, 2009, xiv/221 p. Préface de Yannick Resch

Divergences transatlantiques 014

Il est bon d’apprendre. Mieux : il est bon d’apprendre tous les jours. Comment exprimer cela entre francophones ?

À droite de l’Atlantique (si l’on peut dire) : «je viens de découvrir que je suis flexitarienne (France Culture), je me coucherai moins bête ce soir» (@eclectante).

À gauche, on se couchera moins niaiseux. C’était, par exemple, le titre d’une série documentaire à la chaîne québécoise Ztélé.

Lecteur, tu te coucheras moins bête / niaiseux.

 

[Complément du 19 septembre 2016]

L’Oreille tendue l’a déjà dit : il peut être utile ou amusant, quand on réfléchit au sens d’une expression, d’inventer son antonyme.

Le personnage principal du roman Vox populi (2016) de Patrick Nicol se livre à ce type d’exercice : «“Se coucher moins niaiseux”, Marc connaît cette expression depuis toujours, mais, ça le frappe aujourd’hui, il ne lui connaît pas de contraire. “Se lever plus cave”, par exemple, n’existe pas» (p. 28). En effet.

 

Référence

Nicol, Patrick, Vox populi. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 98, 2016, 89 p.

Divergences transatlantiques 013

Soit une «Veste longue de sport, en tissu imperméable, munie d’une capuche», au genre fluctuant (le Petit Robert, édition numérique de 2010).

Au Québec, le mot est surtout masculin : «Lorsque Norah passe près d’eux, un des employés jette un drôle de regard à son parka de caribou qui, il faut l’avouer, détonne un peu dans le décor» (Nicolas Dickner).

En France, il paraît être beaucoup employé au féminin : «Elle portait une parka sale, un chapeau tordu sur la tête et on pouvait véritablement dire qu’elle était sans âge» (Arnaldur Indridason, p. 79).

Qu’en disent les Belges ?

 

[Complément du 22 août 2011]

Que faire quand on est une écrivaine québécoise et qu’on est publiée en France ? Mélanie Vincelette, dont le roman Polynie a paru en 2011 chez Robert Laffont, a été confrontée à la difficulté. Pour ne déplaire à personne, elle a trouvé une solution élégante. Page 30, il est question «d’un parka en laine bleue». Page 163 apparaît «une parka traditionnelle rouge». Page 197, il y a plus simple : «des parkas modernes». Tout le monde est content.

 

Références

Dickner, Nicolas, Boulevard Banquise, Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, 2006, 47 p. Ill. Un conte de Nicolas Dickner, inspiré et illustré d’œuvres de la collection d’art inuit Brousseau.

Indridason, Arnaldur, la Rivière Noire, Paris, Métailié, coll. «Métailié noir», 2011, 299 p. Traduction d’Éric Boury. Édition originale : 2008.

Vincelette, Mélanie, Polynie, Paris, Robert Laffont, 2011, 213 p.