Prix Gilles-Corbeil 2017

Michel Tremblay, portrait, 2017

L’Oreille tendue a eu l’honneur de présider cette année le jury du prix Gilles-Corbeil, remis à tous les trois ans par la Fondation Émile-Nelligan à un écrivain québécois. À ce titre, elle a rédigé l’éloge du lauréat. Le voici.

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En choisissant Michel Tremblay comme lauréat 2017 du prix Gilles-Corbeil, le jury a évidemment voulu saluer une œuvre, au sens le plus fort du terme, une œuvre imposante, cohérente tout en étant diversifiée, une œuvre inscrite dans la durée. Devant cette œuvre, chacun des membres du jury avait son personnage préféré, sa scène forte, son souvenir de spectateur ou de lecteur. Cela s’explique facilement : Michel Tremblay est à la fois un proche, une figure connue, et un classique de la littérature québécoise. Ses textes sont lus à l’école, étudiés par des chercheurs de partout, repris par des créateurs de tous les âges.

Le jury a aussi, voire surtout, voulu appeler à une relecture de l’œuvre de Michel Tremblay, qu’il s’agisse de son théâtre ou de ses romans, mais l’on pourrait probablement dire la même chose de ses contes, de ses recueils de souvenirs, de ses scénarios ou de ses traductions-adaptations.

Affirmer que Michel Tremblay a donné ses lettres de noblesse au français populaire québécois, qu’il est un des chantres de Montréal et de son peuple ou qu’il est la voix des marginaux ne paraît plus suffisant aux yeux des membres du jury.

En matière de langue, il faudrait montrer combien Michel Tremblay a fait entendre une multitude de variétés du français — pas seulement le français populaire — et souligner qu’il l’a fait sur tous les plans. Ses personnages utilisent plusieurs formes de français, mais ses narrateurs aussi, qui ne sont pas toujours en train de cadastrer la langue, en indiquant ce qu’il faudrait dire ou ne pas dire. Cette façon de procéder, on la loue souvent chez des romanciers et des dramaturges bien plus jeunes que lui; or Michel Tremblay leur a ouvert la voie il y a des décennies.

Michel Tremblay, c’est Montréal, évidemment, mais ce n’est pas que Montréal; ce sont d’autres territoires imaginaires, l’Amérique, comme le font voir les neuf volumes de La diaspora des Desrosiers, et l’Europe. Si l’Europe ne paraît pas avoir le même statut que les États-Unis, c’est qu’elle est peut-être moins un lieu à explorer qu’un univers culturel à s’approprier, à intérioriser. La France, notamment, est omniprésente, chez Michel Tremblay, par le cinéma, par la chanson, par la littérature. Son œuvre s’inscrit clairement dans une tradition littéraire française, en particulier par son rapport constant avec les grandes chroniques romanesques depuis Balzac.

Michel Tremblay, dit-on souvent, a donné voix aux marginaux sur la scène, à l’écran, dans ses textes. Cela est incontestable, mais il ne faudrait pas oublier qu’il a également donné voix aux femmes (qui ne sont pas des marginales), et d’une façon qui a peu d’égale dans la littérature québécoise. On lui doit encore des réflexions sur ce que le Canada doit aux Premières nations. La palette des personnages de Michel Tremblay — leur humanité diverse, parfois métissée, souvent difficile à revendiquer — est bien plus étendue qu’on semble le croire. La différence est constitutive chez lui.

Pour le dire d’un mot, selon le jury du prix Gilles-Corbeil, le temps est venu de lire Michel Tremblay à partir de nouvelles perspectives, contre les lieux communs et les formules toutes faites. Voilà un grand écrivain populaire; personne ne le niera. Voilà, plus justement, un grand écrivain qui a lu ses pairs, d’ici et d’ailleurs, qui dialogue avec eux, qui élabore une œuvre qui n’a rien à leur envier, tant sur le plan de la forme que de la puissance.

Dans le théâtre et dans la littérature du Québec, il y a un avant Michel Tremblay et un après Michel Tremblay. Des générations d’auteurs, de lecteurs et de spectateurs ont été marquées par lui. C’est leur voix qu’a voulu faire résonner le jury du prix Gilles-Corbeil 2017.

Accouplements 100

Catherine Lalonde, la Dévoration des fées, 2017, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Que faire des enfants nés chétifs, quel que soit leur sexe ?

Tremblay, Michel, la Traversée du malheur, dans la Diaspora des Desrosiers, préface de Pierre Filion, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, coll. «Thesaurus», 2017, 1393 p., p. 1253-1389. Édition originale : 2015.

«Et c’est de cette façon qu’elle avait sauvé la vie de son petit-fils. Albertine avait déposé le berceau sur la porte du four, Victoire y avait placé Marcel le plus délicatement possible, la chaleur avait fait le reste.
Et comme le poêle à charbon fonctionnait toute l’année, même dans les pires chaleurs — les plats à faire cuire ou à réchauffer, le thé à préparer —, Albertine avait pris l’habitude d’ouvrir le four et de s’agenouiller devant quand Marcel traversait une crise plus forte que les autres» (p. 1303-1304).

Lalonde, Catherine, la Dévoration des fées, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 112, 2017, 136 p.

«Elle le dit dans la boucane, dans le craquement du petit bois, au premier moment chaleur bonheur où la blanchaille fut trempée à l’eau — l’eau ! découverte merveilleuse ! —, à cette exacte température où elle devait rester ensuite, cette chair venue trop tôt [«la p’tite»], deuxième tiroir du poêle à bois, sous surveillance constante et œil de mercure, pour quelque deux ou trois semaines selon les pesées» (p. 16).

Soyons rassurés (en quelque sorte) : on les a à l’œil, ces enfants mis à chauffer, au charbon ou au bois.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté la Dévoration des fées le 8 novembre 2017.

Les verbes de David Turgeon

David Turgeon, Simone au travail, 2017, couverture

«nous ne sommes que des dilettantes
qui avons lu des livres»

Simone au travail (2017) est un roman qui démontre page après page un amour des verbes qu’on ne peut pas ne pas saluer bien bas.

Il y a les verbes vieillis ou anciens, comme dans la phrase suivante : «Et Simone passe ses journées en peignoir devant son foyer qui ard» (p. 74) — ardre / ardoir signifiait, jadis, brûler. Ajoutons encore ascendre (p. 186) ou accourcir (p. 206).

Il y a les québécismes, retontir (p. 66), ressourdre, mais pas à l’imparfait du subjonctif (p. 52), et siler (p. 243).

Au besoin, il y a des néologismes : «elles pourboient grassement» (p. 196). Ou encore : «Le plan sit au prince, le mot “sit” figurant ici l’hypothétique troisième personne du passé simple du verbe seoir dont la défectivité est bien connue et non moins déplorable, et ce, d’autant plus que dans ce contexte nul autre verbe n’eût pu convenir» (p. 203).

Il y a surtout une admirable variété dans les propositions incises. Lecteur de Jean Echenoz, David Turgeon partage avec lui une passion pour cette forme d’apposition et les verbes qui la composent : dire, qui est fort banal, ce peut être briefer (p. 24), postfacer (p. 34), mitiger (p. 53), se pincer (p. 64), concilier (p. 104), inculquer (p. 118), cocoler (p. 119), amender (p. 119), se prosterner (p. 121), languir (p. 126), palabrer (p. 127), hypothétiser (p. 147), bondir (p. 177), concurrencer (p. 206), annoter (p. 208), sursauter (p. 232), en venir au fait (p. 235), complaire (p. 236), contextualiser (p. 236), décoder (p. 237), enseigner (p. 238), obliger (p. 239), prendre acte (p. 240), expertiser (p. 250), panteler (p. 255) — pour ne prendre que quelques exemples.

L’Oreille tendue confesse un faible pour un verbe en particulier :

— Cha te fait plaijir au moins ? demanda Faya la bouche pleine et les yeux ronds.
—Mais oui, bien sûr, grogna Simone de mauvaise grâce, s’apercevant tout à la fois de cette mauvaise grâce et n’en perdant pas pour autant le pli.
— Tu aurais peut-être préféré des croichants, hajarda Faya (p. 42).

Ce n’est pas la seule raison d’apprécier le travail de David Turgeon, mais elle est amplement suffisante.

P.-S.—Qui aime ainsi les verbes ne peut qu’aimer les temps verbaux, d’où un long passage au conditionnel (p. 52-55) et des participes passés roboratifs : «canal […] éclusé» (p. 135) ou «mots […] élimés» (p. 136).

P.-P.-S.—Soit la phrase «Sur le sol parsemé d’aiguilles elle recensa quelques mégots de cigarette, ainsi qu’un bout de papier déchiré, vestige sans doute de l’étiquette d’une boîte de conserve; au verso, elle déchiffra, manuscrit, le nom d’un navire qui ne lui dit rien» (p. 185). Les amateurs d’Hergé auront pensé à son Crabe aux pinces d’or.

P.-P.-P.-S.—Quelle est l’intrigue, si tant est que le terme s’applique, du roman ? Deux artistes (dont celle du titre), un espion à plusieurs noms (il est «multinyme» [p. 240]), une jeune amante mystérieuse, disparue puis retrouvée là où on ne l’attendait pas, un professeur congédié, une blonde chantante, un galeriste vieillissant, une DJ qui s’appelle MC Blais; des lieux inventés; quelques voitures, dont un coupé Anderloni jaune moutarde; un diamant de 148 carats «et quelques» (p. 238), le Suprême Orchestre; un service secret appelé le Mélanco (joli mot, évocateur); un putsch à Port-Merveille; des actions rapportées par plusieurs narrateurs (peut-être). Vous savez tout.

 

[Complément du 29 janvier 2018]

Ardre / ardoir est vieilli, certes, mais on le trouve aussi chez Éric Chevillard, dans sa Défense de Prosper Brouillon (2017, p. 18).

 

[Complément du 3 octobre 2018]

Le roman paraît ces jours-ci, en poche, toujours au Quartanier, dans la collection «Écho». Qui peut-on lire en quatrième de couverture ?

David Turgeon, Simone au travail, éd. de 2018, quatrième de couverture

 

Références

Chevillard, Éric, Défense de Prosper Brouillon, Paris, Éditions Noir sur blanc, coll. «Notabilia», 2017, 101 p. Illustrations de Jean-François Martin.

Turgeon, David, Simone au travail. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 111, 2017, 284 p. Rééd. : Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 2018, 280 p.

Hervé Prudon (1950-2017)

Hervé Prudon, Champs-Élysées, 1984, couverture

Livre Hebdo annonce ce matin la mort du romancier Hervé Prudon.

À une époque de sa vie, l’Oreille tendue a lu quelques polars de cet auteur : Mardi-gris (1978) — Prudon y pratique la diaphore —, Tarzan malade (1979) — lire un autoportrait ici —, Banquise (1981) et Champs-Élysées (1984).

Elle avait rendu compte de ce dernier roman pour le magazine culturel Spirale (46, octobre 1984, p. 15) :

Martin Bollène aime éperdument Jamina, «la plus belle fille du monde», qu’il a rencontrée dans le train le ramenant à Paris (p. 9, p. 107). Après quatre années passées en montagne à la recherche de son «âme» (p. 10), il rentre, engagé par la Prestige Élysées Films, pour tourner une publicité de trente secondes. Alors plongé en pleine guerre des gangs, il voit disparaître Jamina et se trouve au centre d’affrontements (auxquels il ne comprend rien) entre bandes rivales. Mais Bollène n’est pas un héros; il se sentirait plutôt, comme la bille d’un flipper, à la merci d’un «grand manager» inconnu (p. 20, p. 155, p. 204). Les Champs-Élysées, «mirages bordés de cactus» (p. 131) ou «traînée lumineuse de l’Occident chrétien» (p. 10), ne sont que le décor de cette histoire d’amour; la vie est ailleurs, dans les parkings et les galeries souterraines, les bureaux insonorisés ou les wagons désaffectés. Comme dans Banquise, un de ses romans précédents, Prudon fait avec Champs-Élysées autant dans la «poésie suburbaine» que dans le néopolar. Enlevée, brillante, jouant des modes et des niveaux linguistiques, la prose de Prudon rend aussi bien la tendresse de Bollène pour son père que la violence urbaine. Sur fond de désillusion post-soixante-huitarde, l’auteur met en scène divers mythes modernes (les bas-fonds de la ville, l’amour fou, le héros solitaire), sans clichés ni pathos. Même si «Paris écrase tout» (p. 26), Bollène et Jamina s’en sortiront.

On trouve aussi (au moins) un zeugme dans ce roman (voir ).

 

Référence

Prudon, Hervé, Champs-Élysées. Roman, Paris, Mazarine, 1984, 214 p.