Du théâtre à la fiscalité

L’Oreille tendue connaissait déjà la théâtrale : au XVIIIe siècle, Palissot disait du Fils naturel, le drame bourgeois de Diderot, que c’était une «sodomie théâtrale» (le Neveu de Rameau, éd. Fabre 1977, p. LXXI).

Sous la plume d’Yves Boisvert, dans la Presse+, elle (re)découvre, s’agissant de course automobile, la fiscale : «Et allez hop ! on est partis pour une autre ronde de sodomie fiscale dans la joie et l’allégresse» (10 juin 2016).

De 2003 à aujourd’hui, le journaliste en distingue deux types.

Celle qui est imposée : «Alors on se prépare pour une autre séance de sodomie fiscale non consentante, mesdames et messieurs» (17 juin 2016); «Je suis contre la sodomie fiscale forcée que nous propose en souriant un vieillard qui s’en met plein les poches» (13 octobre 2003).

Celle qui est acceptée : «C’est néanmoins, j’en conviens tout à fait, une forme de sodomie fiscale consentante assez répugnante que pratique Bernie Ecclestone» (15 septembre 2010).

De quelle catégorie relève celle de Diderot / Palissot ? On ne le sait pas.

P.-S. — Ce n’est pas la première fois que l’Oreille parle de F1.

 

[Complément du 26 octobre 2016]

Grâce à Claro, l’Oreille découvre, s’agissant d’un roman d’Alexandre Jardin, les Nouveaux Amants, «19 € (non remboursables)», la «sodomie syntaxique».

 

Référence

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau, Genève, Droz, coll. «Textes littéraires français», 37, 1977, xcv/329 p. Édition critique avec notes et lexique par Jean Fabre.

Leçon de langue journalistique du jour

Arnaldur Indridason, le Lagon noir, 2016, couverture

«— D’ailleurs, je ne manque pas d’occupation, j’ai mille choses à faire, reprit Rudolf, comme pour se justifier. Je suis free-lance. Pour le Journal des marins, enfin, ce genre de truc. J’ai entendu dire qu’ils voulaient me demander de revenir à la rédaction, ce n’est qu’une question de temps…

— Free-lance ? interrogea Erlendur.

— Oui, free-lance.

— Ce qui veut dire… ?

— Vous ne savez pas ce que veut dire free-lance, mon vieux ? s’agaça Rudolf, un peu plus réveillé.

— Vous voulez dire que vous êtes pigiste ? demanda Erlendur.»

Arnaldur Indridason, le Lagon noir, traduction d’Éric Boury, Paris, Métailié, coll. «Métailié noir. Bibliothèque nordique», 2016, 317 p., p. 117-118. Édition originale : 2014.

Accouplements 60

Pierre Peuchmaurd, Fatigues, 2014, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

«ÎLE est un pronom personnel transgenre. Pour le ou la naufragé(e), la solitude sera moins cruelle», dixit Éric Chevillard (p. 57).

«Le mot le plus androgyne : ÎLE», dixit Pierre Peuchmaurd (p. 36).

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté le Désordre azerty le 28 mars 2015.

 

Références

Chevillard, Éric, le Désordre azerty, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 201 p.

Peuchmaurd, Pierre, Fatigues. Aphorismes complets, Montréal, L’Oie de Cravan, 2014, 221 p. Avec quatre dessins de Jean Terrossian.

Histoire(s) d’accent(s)

Éric Dupont, la Fiancée américaine, 2015, couverture

Les Québécois sont très sensibles aux accents. On leur a tellement répété qu’ils en avaient un qu’ils ont parfois le réflexe de croire qu’il est possible de parler sans en avoir.

Dans la Fiancée américaine, le roman d’Éric Dupont paru en 2012, on en entend des masses. Il est vrai que le romancier est très sensible aux questions de langue (français, anglais, allemand, italien).

(Toutes les citations sont à l’édition de poche de 2015.)

L’appréciation de l’accent est affaire toute subjective.

Parfois, c’est positif. Louis Le Cheval Lamontagne trouve l’«accent américain» de Floria et Beth Ironstone «non dépourvu de charme» (p. 104). Aux États-Unis, si vous étiez un homme fort au début du XXe siècle, «un accent slave suffisait à vous faire engager dans une troupe foraine» (p. 111); cet accent «libérait […] un parfum exotique enivrant dont raffolait le public américain» (p. 116). Une professeure d’anglais, Caroline, venue de la Saskatchewan, a un «accent de champ de blé» (p. 369). Stella Thanatopoulos, elle, «avait un accent très sexy, quelque part entre l’anglais et l’italien» (p. 401); sa mère a celui de Melina Mercouri (p. 416).

Une restauratrice new-yorkaise, Donatella Donatello, aime l’accent de Solange Bérubé et Madeleine Lamontagne, deux Québécoises débarquées par hasard au Tosca’s Diner (p. 309). Quel est cet accent «étranger», venu de Rivière-du-Loup ? «De leur patelin aux lumières maritimes, les filles gardèrent leurs accents aux voyelles écourtées, leurs r bien grattés dans le fond de la gorge […]» (p. 348). Il séduit plusieurs téléspectateurs quand on l’entend à la télévision : «Dans les chaumières du Canada français, l’accent de Madeleine fut reçu comme le chant d’un ange» (p. 356).

Parfois, non : on n’apprécie pas. Un des fils de Madeleine, Michel, dès qu’il se met à parler, adopte «l’accent de l’Île-de-France», au grand déplaisir de Solange : «Mon Dieu, tout, mais pas ça, pas l’accent chiançais… […]» (p. 360; voir aussi p. 601). Son frère, Gabriel, trouve que leur mère a un accent «de plouc» (p. 594), et Solange «un accent de bûcheronne» (p. 595). Hitler aurait eu un «ridicule accent autrichien» (p. 569). Croire entendre, dans la bouche de touristes américains, «le hululement d’une chouette croisé avec le caquètement d’un canard» ne ravit personne (p. 605).

Comment qualifier l’accent ? Il peut être «fort» (p. 321), «assez fort» (p. 530) ou «très fort» (p. 762), «difficile à comprendre» (p. 322) ou «à déchiffrer» (p. 436), «charmant» (p. 473, p. 795) ou «nasillard» (p. 789), voire «particulièrement épais» (p. 824). Si l’on a des ascendants hexagonaux, on parle, évidemment, «pointu» (p. 351, p. 815, p. 871).

Il arrive que l’accent entrave les échanges. Certains trouvent l’«accent canadien» de Louis Lamontagne «souvent mystifiant» (p. 110). Pour d’autres, c’est l’«accent de la Bavière profonde» (p. 709).

Une chose est sûre : l’accent, c’est la langue incarnée. Il n’est jamais neutre d’en changer :

En entendant les enfants parler avec leur accent prussien, je me suis presque mise à pleurer. Comment vous dire ? Imaginez-vous, Kapriel [Gabriel], qu’on a fait un clone de vous à l’âge de six ans, qu’on l’a congelé et qu’on vous le présente quatorze ans plus tard par surprise. C’est l’effet que la chose me faisait. Les enfants parlaient comme je parlais avant de quitter la Prusse orientale, avec le même accent, celui d’avant Berlin, celui-là même que j’avais entendu à la gare à mon arrivée. Ces enfants, je me suis dit, ils étaient moi (p. 660-661).

Voilà ce qui arrive quand on entend l’accent «de chez nous» (p. 833).

 

Référence

Dupont, Éric, la Fiancée américaine. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2015, 877 p. Édition originale : 2012.