Poésie du Rocket

Jeannine Goulet, «Acrostiche sur Maurice Richard», années 1940, première strophe

«Maurice Richard aussi était poète.»
Pierre Foglia, la Presse, 28 mai 2000, p. A5.

Maurice Rocket est le plus célèbre joueur de la plus célèbre équipe de hockey au monde, les Canadiens de Montréal. Il a été l’objet de toutes sortes d’écrits : des articles de périodiques et des textes savants, des biographies et des recueils de souvenirs, des contes et des nouvelles, des romans et des livres pour la jeunesse, des chansons et des pièces de théâtre. On lui a consacré des bandes dessinées, des sculptures, des peintures, des films et des émissions de télévision. Son visage a orné des vêtements, des jouets, des publicités. On a donné son nom à des lieux publics.

Et, bien sûr, on lui a consacré de nombreux poèmes.

Des poètes «officiels» ont écrit sur celui qu’on surnommait «Le Rocket». Bernard Pozier l’évoque dans quatre poèmes de son recueil hockeyistique de 1991, Les poètes chanteront ce but («Génétique I», «Postérité», «Numéro 1» et «Numéro 2»), et dans un poème au moment de la mort du joueur en 2000, «L’ultime montée de Maurice Richard». C’est également à ce moment qu’Edmond Robillard écrit «À Maurice Richard…» :

Ayant donc partagé son triomphe, ses gloires,
supporté sa défaite, acclamé ses victoires,
son peuple lui souhaite un repos mérité (2001, p. 416).

Michel Beaulieu parle de Richard dans le poème «44» de Trivialités (2001), mais de façon (un peu) approximative. Son nom apparaît dans le «Chant quarante-huitième» de Toute l’œuvre incomplète de François Hébert (2010, p. 81). Alexandre Faustino lui dédie un des poèmes d’Épiphanie en 2007 (p. 23). «Je ne devinais toujours atrocement pas qui de Truman Capote ou Maurice Richard était le plus important», constate Denis Vanier (cité dans Hôtel Putama, p. 14). Jean-Paul Daoust lui offre une de ses Odes radiophoniques dans le cadre de l’émission Plus on est de fous, plus on lit ! de la radio de la Société Radio-Canada, le 23 novembre 2012 (on peut la lire et l’entendre ici) :

Il était là
Coi comme une huître
Ses yeux célèbres de diamant noir

Félix Leclerc et Maurice Richard, 1983

Le poème (malheureusement) le plus connu sur Maurice Richard est de la plume de Félix Leclerc :

Quand il lance, l’Amérique hurle.
Quand il compte, les sourds entendent.
Quand il est puni, les lignes téléphoniques sautent.
Quand il passe, les recrues rêvent.
C’est le vent qui patine.
C’est tout Québec debout
Qui fait peur et qui vit…
Il neige !

Félix Leclerc
I.O. 1983

Ce poème, offert par Félix Leclerc à Maurice Richard à l’Île d’Orléans («I.O.»), a paru dans un cahier spécial («La Presse. Cent ans d’actualité») du quotidien montréalais la Presse le 20 octobre 1983 (p. 25). Il a été repris de très nombreuses fois, notamment à la toute fin du film Maurice Richard de Charles Binamé en 2005.

À côté de ces poètes patentés, des poètes populaires écrivent.

Ils écrivent parfois dans la presse, par exemple dans le Petit Journal du 16 novembre 1952, sous le titre «Richard Cœur de Lion» :

Richard, roi de la glace,
Recordman au grand cœur,
Tu as, de notre race,
Le panache et l’ardeur.

La froide statistique
Fais de toi un héros,
Mais tes élans magiques
T’élèvent encore plus haut.

Au nom de tous les hommes
Qui chanteront ton nom
Permets que je te nomme
Richard au Cœur de Lion (p. 96).

En 1949, Charles Mayer présente l’Épopée des «Canadiens». Cette épopée est encadrée de publicités et de textes hétéroclites, dont deux poèmes, l’un «À la mémoire de Georges Vézina», qui fut le gardien de but des Canadiens de 1910 à 1926, l’autre «À Maurice Richard». Le second, signé «Mlle Gaétane Dubé, 190 Salaberry St-Jean, P.Q.», est un acrostiche.

Morenz ne pouvait être égalé
A jamais il était admiré
Un autre pourtant l’imita,
Richard, en effet un jour arriva
Il eut à passer à travers plus d’une transe
Courage, courage se disait-il sans fin
Et il rencontra enfin un jour la chance.

Revenons quelques années en avant,
Il travaille, tombe, se relève
C’est ce qui est la gloire de ce grand,
Hier inconnu, aujourd’hui célèbre
Avec des cris de joie on le voit compter,
Richard nous éblouit nous met en émoi
Demain et toujours il fera honneur au Canada (p. 8).

Une certaine Jeannine Goulet publie aussi un acrostiche à la même époque. L’Oreille tendue l’a découvert sur ebay.ca au printemps 2006.

Meilleur joueur que Maurice, celà [sic] se peut-il ?
Aucun autre que lui n’est aussi habile,
Un ou deux points par partie, ce n’est rien pour lui,
Rien ni personne ne l’arrête quand il s’enfuit,
Il est vif, prompt, et actif,
Car il ne manque jamais son objectif,
Et c’est pourquoi il est aujourd’hui l’idole

Riant de ses adversaires qu’il affole,
Insensible à leurs coups, solide et endurant,
C’est en souriant, qu’il en reçoit et qu’il en rend.
Hockey, ce jeu pour lui est une bagatelle,
Aussi il le prouve quand il a la rondelle.
Reste, toujours, Maurice notre ailier,
Durant longtemps, nous garderons la coupe Stanley.

Le plus long poème de ce type est l’œuvre de Camil DesRoches, le «publiciste» des Canadiens de Montréal pendant de très nombreuses années. Il s’agit d’une «poésie à la “Jean Narrache” […] débitée à la Parade Sportive le 14 janvier 1945 au poste [de radio] CKAC». Ce texte de dix-huit strophes s’ouvre ainsi :

Un jour près d’Montréal, Y’a de c’la plus d’vingt ans,
Monsieur et Mame Richard héritaient d’un enfant,
C’était en plein été, de fait c’était l’quatr’ août,
Que notr’ ami Maurice vit l’jour sou’ne feuille de chou.

La fin en est peu réaliste :

Après plusieurs années d’efforts désespérés,
L’Bleu Blanc Rouge a gagné la fameuse coupe Stanley.
Tout l’monde aimerait certes qu’on la garde longtemps,
Avec Richard dans l’club… On l’a POUR PLUS D’CENT ANS !

Au moment de la mort de Richard — car il n’est pas resté «plus d’cent ans» —, les poèmes populaires seront nombreux. On en trouve dans l’album Maurice Richard. Paroles d’un peuple de Michel Foisy et Maurice Richard fils (2008, p. 36, p. 52, p. 90, p. 125) et dans l’essai d’Olivier Bauer, Une théologie du Canadien de Montréal (2011, p. 67).

Maurice Richard est un objet poétique qui traverse les catégories sociales.

P.-S. — Il n’est question, ci-dessus, que de poèmes en français. Or il en existe aussi en anglais, dont le plus grand poème jamais consacré au numéro 9 des Canadiens, «Homage to Ree-shard». Ce sera pour un autre jour.

P.-P.-S. — L’Oreille tendue a abordé quelques-uns de ces poèmes, quelle que soit leur langue, dans un livre de 2006 et, plus précisément encore, dans un article de l’année suivante.

 

Références

Anonyme, «Richard Cœur de Lion», le Petit Journal, 16 novembre 1952, p. 96.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Beaulieu, Michel, Trivialités, Montréal, Éditions du Noroît, 2001, [s.p]. Ill. Préface de Guy Cloutier.

Daoust, Jean-Paul, «Ode Maurice Richard», dans Odes radiophoniques II, Montréal, Poètes de brousse, 2014, p. 61-64.

DesRoches, Camil, — Poésie à la «Jean Narrache» due à la plume de Camil DesRoches et dédiée à Maurice «Record» Richard. — Cette poésie fut débitée à la Parade Sportive le 14 janvier 1945 au poste CKAC, poème sur feuille volante.

Faustino, Alexandre, Épiphanie. Poèmes, Montréal, Éditions Marchand de feuilles, 2007, 74 p.

Foisy, Michel et Maurice Richard fils, Maurice Richard. Paroles d’un peuple, Montréal, Octave éditions, 2008, 159 p. Ill.

Goulet, Jeannine, «Acrostiche sur Maurice Richard», Souvenir. Parade sportive. Paul Stuart. à CKAC tous les dimanches. 12 h. 30. P.M., poème sur feuille volante, années 1940.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2000, 154 p.

Leclerc, Félix, «Maurice Richard», la Presse, 20 octobre 1983, p. 25. Repris dans Jean-Marie Pellerin, Maurice Richard. L’idole d’un peuple, Montréal, Éditions Trustar, 1998 (1976), p. 11, dans les Canadiens, 15, 7, saison 1999-2000, p. 105 et dans Chrystian Goyens et Frank Orr, avec Jean-Luc Duguay, Maurice Richard. Héros malgré lui, Toronto et Montréal, Team Power Publishing Inc., 2000, p. 144. Traduit dans Chrys Goyens et Frank Orr, avec Jean-Luc Duguay, Maurice Richard. Reluctant Hero, Toronto et Montréal, Team Power Publishing Inc., 2000, p. 145 et dans I. Sheldon Posen, «Sung Hero : Maurice “The Rocket” Richard in Song», dans Martin Lovelace, Peter Narváez et Diane Tye (édit.), Bean Blossom to Bannerman, Odyssey of a Folklorist : A Festschrift for Neil V. Rosenberg, St. John’s, Memorial University of Newfoundland, coll. «Folklore and Language Publications», 2005, p. 377-404.

Maurice Richard / The Rocket, film de fiction de 124 minutes, 2005. Réalisation : Charles Binamé. Production : Cinémaginaire.

Mayer, Charles, Charles Mayer présente L’épopée des «Canadiens». De Georges Vézina à Maurice Richard. 40 ans d’histoire. 1909-1949, Montréal, [s.é.], 1949, 122 p. Ill. Préface de Léo Dandurand.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Melançon, Benoît, «Écrire Maurice Richard. Culture savante, culture populaire, culture sportive», Globe. Revue internationale d’études québécoises, 9, 2, 2006 [2007], p. 109-135. https://doi.org/1866/28632

Pozier, Bernard, Les poètes chanteront ce but, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», 60, 1991, 84 p. Ill. Réédition : Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2004, 102 p.

Pozier, Bernard, «L’ultime montée de Maurice Richard», la Presse, 8 juillet 2000, p. B2. Repris dans Dès l’origine, avec des illustrations de Daniel Gagnon, Esch-sur-Alzette et Trois-Rivières, Phi et Écrits des Forges, coll. «graphiti», 59, 2005, p. 29-30 et dans Josyane De Jesus-Bergey et Bernard Pozier (édit.), Québec 2008 : 40 poètes du Québec et de France, Trois-Rivières et La Chevallerais (France), Écrits des Forges et Sac à mots édition, 2008, p. 93-94.

Purdy, Al, «Homage to Ree-shard», dans Sundance at Dusk, Toronto, McClelland and Stewart, 1976, p. 36-39. Repris dans Bursting into Song. An Al Purdy Omnibus, Windsor, Black Moss Press, 1982, p. 40-43, dans The Collected Poems of Al Purdy, édition de Russell Brown, Toronto, McClelland and Stewart, 1986, p. 235-238, dans Kevin Brooks et Sean Brooks (édit.), Thru the Smoky End Boards. Canadian Poetry about Sports and Games, Vancouver, Polestar Book Publishers, 1996, p. 59-61, dans The Globe and Mail, 3 juin 2000, p. D5, dans Beyond Remembering. The Collected Poems of Al Purdy Selected and Edited by Al Purdy & Sam Solecki, forewords by Margaret Atwood and Michael Ondaatje, Madeira Park, Harbour Publishing, 2000, p. 300-303 et, partiellement, dans Chrys Goyens et Frank Orr, avec Jean-Luc Duguay, Maurice Richard. Reluctant Hero, Toronto et Montréal, Team Power Publishing Inc., 2000, p. 144.

Robillard, Edmond, Du temps que le goglu chantait. Poèmes et chants, Montréal, Maxime, 2001, 417 p.

Vanier, Denis, Hôtel Putama. Textes croisés (Longueuil-New York, 1965-1990), Québec, Éditions de la huit, coll. «Contemporains», 1, 1991, 153 p. Préface de Rémi Ferland. Postface de Lucien Francœur. Illustrations de Louise Néron.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

L’art de l’assassinat critique

Berthelot Brunet, Histoire de la littérature canadienne-française, 1946, couverture

 

Soit la phrase suivante, tirée de l’Histoire de la littérature canadienne-française de Berthelot Brunet (1946) :

[Mgr Camille Roy] eût vécu en France qu’il aurait été quelque chanoine Lecigne, quelque abbé Calvet, et il aurait reçu des lettres de remerciements et des envois d’auteur de Paul Bourget, Henry Bordeaux, René Bazin, Arsène Vermenouze et, une seule fois, de Maurice Barrès (p. 115).

Le «une seule fois» réjouit l’Oreille tendue. Certes, Camille Roy, vivant en France plutôt qu’au Québec, aurait eu des échanges avec quelques auteurs célèbres, mais Maurice Barrès, lui, ne s’y serait pas fait prendre deux fois. Trois mots, tant de cruauté.

P.S. — Autre exemple, en six mots : «Blanche Lamontagne ou la Pythie gaspésienne» (p. 95).

 

Référence

Brunet, Berthelot, Histoire de la littérature canadienne-française, Montréal, L’Arbre, 1946, 186 p.

Langue de puck et de Québec

Cet après-midi, l’Oreille tendue sera à Québec, au Musée de la civilisation, pour parler de la langue du hockey (renseignements ici).

Elle utilisera nombre d’exemples, notamment ceux qui suivent.

«Y a des finales jusqu’au mois d’mai» (Dominique Michel, «Hiver maudit : j’haïs l’hiver», chanson 1979).

«Béliveau purgeait une mineure sur le banc des punitions» (phrase citée par Jacques Bobet, «Chronique (sans ironie) sur la presse sportive française», p. 175).

«le gros 61 loge un boulet sous le biscuit du gardien» (Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones, p. 187).

«La députée libérale Lucienne Robillard a annoncé hier qu’elle accrochait ses patins politiques» (le Devoir, 5 avril 2007).

Dans House of Cards, le personnage de Leann Harvey (Neve Campbell) «joue dur dans les coins de patinoire» (la Presse+, 10 mars 2016).

«Si la nature est ton amie, tu pognes un deux meunutes» (Erika Soucy, les Murailles, p. 30).

«C’était le tombeur de la poly, celui qui niaisait pas avec la puck pis qui t’amenait à son chalet c’était pas trop long» (Erika Soucy, les Murailles, p. 86-87).

«À une époque où les pucks étaient faites de crottin» (Loco Locass, «Le but», chanson, 2009).

«Vite, vite, qu’on en finisse avec ce centenaire qui a duré 100 ans. Leurs bras meurtris ne tendent plus le flambeau, ils nous assomment avec» (Yves Boisvert, la Presse, 4 décembre 2009).

«les fantômes ont failli» (Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones, p. 16).

Claude Dionne, Sainte Flanelle, gagnez pour nous !, 2012.

«Jeu-questionnaire. Connaissez-vous votre flanelle ?» (la Presse+, 26 décembre 2015)

 

Références

Bobet, Jacques, «Chronique (sans ironie) sur la presse sportive française», Liberté, 57 (10, 3), mai-juin 1968, p. 175-187. https://id.erudit.org/iderudit/60373ac

Dionne, Claude, Sainte Flanelle, gagnez pour nous ! Roman, Montréal, VLB éditeur, 2012, 271 p.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Roy, Patrick, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p.

Soucy, Erika, les Murailles, Montréal, VLB éditeur, 2016, 150 p.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

Les familles d’Erika Soucy

Erika Soucy, les Murailles, 2016, couverture

Il est beaucoup question de famille(s) dans les Murailles d’Erika Soucy (2016). Parlons-en familialement.

Fille. La narratrice, Erika Soucy, part quelques jours au campement des Murailles, près du chantier hydroélectrique Romaine-2, dans le nord du Québec, avec comme seule lecture un recueil de Denis Vanier. Elle va y retrouver son père, Mario, histoire d’essayer de comprendre pourquoi celui-ci a passé une partie de sa vie dans ce genre de lieu, éloigné volontairement de sa famille. Ils ont eu des relations difficiles : «Je pouvais pas laisser mon père comme on laisse son mari. J’ai pourtant essayé» (p. 143).

Père. Pourquoi Mario a-t-il choisi ce genre de vie contre la «vie d’en bas» (p. 137) ? Erika Soucy finit par le comprendre. Il a cherché hors du monde familial un «genre de quiétude, une facilité» (p. 148), une vie «commode, confortable même» (p. 149) — une mise à distance de la responsabilité.

Mère. Elle a longtemps toléré les absences et les frasques de Mario (drogue, alcool), puis plus. On n’en saura guère plus, sinon qu’il y a des choses que ses enfants, même adultes, doivent lui cacher : «Faut pas le dire à m’man ! Faut pas le dire à m’man !» (p. 132)

Frère. Homme des bois, il peut parler plus facilement à sa sœur qu’à son père.

Mari. Erika Soucy est poète. Or ce qu’elle donne à lire, ce ne sont pas des poèmes, mais un «journal» (p. 72), un «carnet» (p. 148) : «Tout te raconter dans mon carnet me permet de mettre des mots sur ce que ma poésie peut pas transmettre» (p. 78). Cela est adressé à un «tu», son mari, resté à Québec.

Enfant. Ce mari (ce «chum») s’occupe de leur fils d’un an, pendant que la narratrice est partie. Elle regrette de ne pas être là pour le premier anniversaire de son «gars», mimant ainsi en quelque sorte l’absence de son propre père.

Demi-sœur. À un moment, Mario a eu brièvement une nouvelle compagne, de l’âge d’Erika. Ensemble, ils ont eu une fille. «Il est devenu père et grand-père en dedans de huit mois, comme ça arrivait dans le temps, avec les familles nombreuses» (p. 50).

Grand-père. Lui aussi était homme de chantier : l’oncle Gérard, aussi présent aux Murailles, «enchaîne avec une histoire sur mon grand-père comme ça arrive tout le temps dans la famille quand on parle de construction» (p. 102). Ce grand-père aurait couché avec Alys Robi et il aurait été l’ami du Grand Antonio, l’homme qui tirait des autobus «avec ses cheveux» (p. 103-104).

Ancêtres (I). Le racisme envers les Amérindiens est fréquemment évoqué dans le «roman» (le mot est en couverture). La phrase «Y a pas d’ancêtres icitte» (p. 95) leur est destinée, mais on peut l’entendre plus généralement : le chantier est un lieu hors du temps et, par là, d’une certaine façon, hors de la filiation assumée.

Ancêtres (II). Racisme ou pas, parmi les aïeux d’Erika et de son frère, «de l’innu, on en a des deux bords» (p. 136), du côté maternel comme du paternel.

Beau-père. Il n’y a pas que le famille d’Erika Soucy dans les Murailles. Un des ouvriers du chantier aurait été — le conditionnel est de mise — le gendre de Jacques Brault. Le récit d’une beuverie chez ce poète (p. 57-58), avec Pauline Julien et Roland Giguère, est hautement comique (et improbable).

Langue maternelle. La langue d’Erika Soucy est fortement oralisée, pleine d’anglicismes et de régionalismes (l’adverbe «astheure», l’adjectif «chouenneux», le substantif «fait-ben», le groupe verbal «faire la job»), nourrie de jurons (dont un «criff», forme plus rare que d’autres). Dans sa famille, on parle le français québécois.

P.-S. — L’auteure a beau pratiquer une langue verte, elle sait que la locution conjonctive après que commande l’indicatif, non le subjonctif (p. 54, p. 136). On a des lettres ou on n’en a pas.

 

Référence

Soucy, Erika, les Murailles, Montréal, VLB éditeur, 2016, 150 p.

Accouplements 46

Marquis de Bièvre, Calembours et autres jeux sur les mots d’esprit, éd. 2000, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Le marquis de Bièvre connut brièvement la gloire au XVIIIe siècle pour son art du calembour. Exemple, tiré des Bièvriana éditées par Antoine de Baecque en 2000 :

Il avait fait planter six ifs dans un bosquet de son jardin, pour y faire prendre le café aux dames qui dînaient chez lui. Là, il leur disait : Mesdames, entendez-le comme vous voudrez, mais voici l’endroit décisif (des six ifs) (p. 127).

Dans la livraison du 13 mars 2016 de l’émission Des Papous dans la tête de France Culture («Les Papous fêtent la francophonie»), un roman interactif a été présenté. Extrait du chapitre rédigé par Lucas Fournier :

— Capitaine, capitaine, nous voici à l’endroit décisif.
— Décisif ? Mais qu’est-ce que vous me chantez là, Marius ? Je vois qu’un If, le nôtre, le château d’If.
— Décisif, parce que nous somme en panne d’essence, insiste Marius.

P.-S. — C’est notamment du marquis de Bièvre que s’est inspiré Patrice Leconte dans le film Ridicule (1996).

P.-P.-S. — Dominique Muller, dans le chapitre qui suit celui de Lucas Fournier, évoque Julie de Lespinasse. C’est une autre histoire.

 

Référence

Bièvre, François-Georges Maréchal, marquis de, Calembours et autres jeux sur les mots d’esprit, Paris, Payot & Rivages, 2000, 155 p. Édition établie et présentée par Antoine de Baecque.