Les zeugmes du dimanche matin et de Daniel Grenier, la suite

Daniel Grenier, l’Année la plus longue, 2015, couverture

«Les serveurs se promenaient entre les tables et s’inclinaient très bas pour faire voyager les odeurs et les convives» (p. 185).

«Quiconque arrivait dans le coin avec sa pelle ou même avec rien, juste de la volonté et un peu de tabac à chiquer, pouvait trouver du travail» (p. 198).

«Avait-il déjà été cet homme bavard qu’il ressuscitait dans son esprit, ce conteur plein de bière et de récits abracadabrants à offrir à un auditoire captif ?» (p. 216)

«“Longtemps”, c’était le mot qui l’avait accompagné, comme un ami, comme un ennemi aussi parfois, au cours de sa vie, rythmé en syllabes nasales et en décades, deux mots en un seul» (p. 296).

Daniel Grenier, l’Année la plus longue. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 10, 2015, 422 p.

P.-S. — Cela est une deuxième fournée. La première est ici.

P.-P.-S. — Les «décades» de la p. 296, ce ne serait pas plutôt des «décennies» ?

P.-P.-P.-S. — L’Oreille tendue a dit tout le bien qu’elle pensait de ce roman .

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Ce serait comme…

Daniel Grenier, l’Année la plus longue, 2015, couverture

Ce serait comme une histoire de l’Amérique du Nord (de la Nouvelle-France, pendant la guerre de Sécession, en 2047), avec des voyages et du sang, des histoires d’horreur et des histoires d’amour, des guerres et des souvenirs de famille, du réalisme et du fantastique.

Ce serait comme du Mordecai Richler, celui de Barney’s Version (1997). Des gens meurent, mais on ne vous explique pas comment. Vous êtes assez grand pour comprendre. (Et il y a les Gursky qui font une visite.)

Ce serait comme du Jonathan Frantzen, pour la possibilité de s’indigner, notamment du sort des Noirs et des Amérindiens, mais sans le côté premier de classe si fâcheux chez l’auteur de Freedom (2010).

Ce serait comme du Michel Houellebecq, surtout à la fin, par la dimension science-fictionnesque, sans la nécessité de lire des descriptions de tous les orifices humains et de leurs usages.

Ce serait comme du William S. Messier (Dixie, 2013), passionné lui aussi par les archives et par les frontières.

Ce serait comme du Daniel Grenier, avec le sens de l’ironie fine qu’on trouvait dans Malgré tout on rit à Saint-Henri (2012).

Ça tombe bien parce que c’est du Daniel Grenier. Ça s’appelle l’Année la plus longue (2015). C’est magnifiquement construit. C’est raconté par on ne sait qui, et ce n’est pas du tout grave.

C’est à lire.

P.-S. — Ce serait aussi comme du Catherine Leroux, du Maxime Raymond Bock et du Jean-François Chassay, à qui Daniel Grenier s’est permis d’«emprunter certains de leurs personnages» (p. [425]).

 

Références

Franzen, Jonathan, Freedom. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2010, 562 p.

Grenier, Daniel, Malgré tout on rit à Saint-Henri. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 07, 2012, 253 p.

Grenier, Daniel, l’Année la plus longue. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 10, 2015, 422 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Richler, Mordecai, Solomon Gursky Was Here, Harmondsworth, Penguin Books, 1990, 557 p. Édition originale : 1989.

Richler, Mordecai, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p. Paru en français sous le titre le Monde de Barney. Accompagné de notes et d’une postface de Michael Panofsky, Paris, Albin Michel, coll. «Les grandes traductions», 1999, 556 p., traduction de Bernard Cohen. Édition originale : 1997.

Idée reçue du jour

L’Oreille tendue, il y a quelques semaines, a publié un petit livre intitulé Le niveau baisse ! Elle y aborde 14 idées reçues sur la langue.

À la lecture d’un article du démographe Victor Piché paru en 2011, elle vient d’ajouter une nouvelle idée reçue à sa liste : «On parle de moins en moins français à Montréal.» Piché montre en effet comment la mesure de la place du français à Montréal dépend des indicateurs choisis : langue maternelle ou langue du foyer, d’une part; langue publique, de l’autre. Conclusion ?

Ainsi, les catégories linguistiques proches de la notion de groupe ethnique nourrissent le nationalisme ethnique et, en se focalisant sur l’île de Montréal, celui-ci insiste sur la menace du fait français. Au contraire, les indicateurs de langue publique montrent une situation moins menaçante, y compris dans la grande région de Montréal, et confortent l’approche civique issue de la politique d’immigration et d’intégration québécoise ainsi que la perspective inclusive issue quant à elle de la diversité croissante de la population québécoise (p. 149).

Tout l’article est passionnant. À lire.

 

[Complément du 6 mars 2017]

L’écrivain Marco Micone, d’origine italienne, signe une tribune dans le Devoir du 3 mars dernier sous le titre «La colère d’un immigrant» (p. A9). On y lit ceci, qui rejoint les propos de Victor Piché :

La hiérarchie entre français langue maternelle et français langue seconde n’est pas défendable. L’objectif de la loi 101 était de faire du français langue maternelle une langue fraternelle. Dans une société pluriethnique comme la nôtre, l’utilisation du critère de la langue maternelle, dans les enquêtes sur l’état du français, fait le jeu des alarmistes et perpétue l’image de l’immigrant comme menace. C’est éthiquement inacceptable. Cette recherche obsessionnelle du nombre de francophones ayant le français comme langue maternelle relève de l’eugénisme linguistique. Selon les comptables de la langue, actuellement, à Montréal, seulement 48 % de la population sont de vrais francophones, ce qui m’exclut avec beaucoup d’autres. Si, par contre, on utilise la PLOP (première langue officielle parlée), on se rendra compte, selon Jean-Claude Corbeil, que les deux tiers des Montréalais sont plus à l’aise en français qu’en anglais, et que ce niveau se maintiendra pendant encore des décennies. Le français ne s’est jamais si bien porté au Québec si on tient compte de son évolution depuis 40 ans. Il n’y a jamais eu une telle proportion d’immigrants francophones. Au-delà de 90 % des Québécois connaissent le français. Et la très grande majorité des jeunes allophones fréquente les écoles françaises, souvent sans côtoyer un seul francophone de vieil établissement. Et quand ils se côtoient, ils le font entre pauvres, car la classe moyenne francophone envoie ses héritiers à l’école privée. Voilà des problèmes sociaux qu’il ne faudrait pas dénaturer en problèmes culturels.

Dis-moi quel est ton indicateur démolinguistique, je te dirai qui tu es.

 

[Complément du 17 août 2022]

Autre utile contribution au débat, où l’on cite d’ailleurs le texte de Victor Piché :

Remysen, Wim et Geneviève Bernard Barbeau, «Les discours médiatiques entourant le recensement de 2016 sur les langues officielles du Canada», dans Émilie Urbain et Laurence Arrighi (édit.), Retour en Acadie : penser les langues et la sociolinguistique à partir des marges. Textes en hommage à Annette Boudreau, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. «Langues officielles et sociétés», 2021, p. 157-181. https://www.usherbrooke.ca/crifuq/fileadmin/sites/crifuq/uploads/Remysen_et_Bernard_Barbeau_2021.pdf

Citation choisie :

Or, en mettant exclusivement l’accent sur les données relatives à la langue maternelle, les journaux véhiculent indirectement l’idée que le français est le seul apanage des locutrices et des locuteurs natifs de cette langue, souscrivant ainsi à une interprétation plutôt étriquée de l’étiquette de «francophone», qui exclut par exemple les personnes d’origine immigrante qui s’expriment quotidiennement en français, mais qui n’ont pas grandi dans cette langue. Cette interprétation permet d’accentuer l’opposition entre les trois catégories linguistiques, c’est-à-dire les francophones, les anglophones et les allophones, de les mettre en quelque sorte en concurrence et, surtout, d’imputer le recul du français à certains groupes, stratégie éminemment idéologique (p. 175).

 

Références

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Piché, Victor, «Catégories ethniques et linguistiques au Québec : quand compter est une question de survie», Cahiers québécois de démographie, 40, 1, printemps 2011, p. 139-154. https://doi.org/10.7202/1006635ar

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Accouplements 36

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Cette interrogation, hier, sur Twitter, de @shimonharvey :

Tweet de Simon Harvey, 8 novembre 2015

L’Oreille tendue serait tentée de répondre uniquement par deux citations d’André Belleau, tirées d’une entrevue de 1978 :

À un certain niveau de l’administration que je dirais médiocre, ça paraît divers aussi. Mais à un niveau de l’administration que je juge supérieur, et je ne suis pas très modeste en le disant, ça demeure le même problème fondamental. C’est que l’administrateur est un créateur de discours, comme un écrivain, au fond. L’administrateur est celui qui, devant des situations humaines complexes, réussit à tenir un discours qui instaure la logique et l’ordre. […] L’administrateur est le spécialiste d’un type de discours et de langage, et c’est ça qu’il faut comprendre (éd. de 1987, p. 17);

l’administrateur, à mon avis, est un poète, et ça, on l’oublie souvent. C’est un imaginatif et un poète. Et ça je le sais, j’en ai fait l’expérience (éd. de 1987, p. 18).

Autrement dit, les spécialistes de la langue et de l’imagination peuvent être partout, en droit comme dans les administrations. Les créateurs (les «poètes») n’ont évidemment, et heureusement, aucun monopole sur elles.

 

Référence

Belleau, André, «Entretien autobiographique avec Wilfrid Lemoine», Liberté, 169 (29, 1), février 1987, p. 4-27. Transcription par François Ricard d’un entretien radiophonique du 4 mai 1978 dans la série «À la croisée des chemins» (réalisation d’Yves Lapierre). https://id.erudit.org/iderudit/31100ac

Du colloque

Faut-il poser une question en colloque ?

L’Oreille tendue est professeure d’université depuis plus de vingt ans. Plus elle vieillit — et elle vieillit —, moins elle comprend l’utilité des colloques, du moins en sciences humaines. C’est ce qu’elle racontait hier à un groupe de doctorants de son université.

Sa réflexion était nourrie de plusieurs textes qui mettent en lumière les dysfonctionnements de ce mode de communication scientifique. Elle en recommandait quatre, particulièrement stimulants.

Cebula, Larry, «We Know You Can Read. So Can We», The Chronicle of Higher Education, 14 janvier 2013. http://chronicle.com/article/We-Know-You-Can-Read-So-Can/136607/

Extrait choisi : «I can tell from the change in his wheezing that the old guy behind me is falling asleep. A half-dozen people are falling asleep. Lucky

Thiffault, Nelson et Stephen Wyatt, «L’art de ne pas présenter : 12 astuces pour ne plus être invité», l’Aubelle, 150, automne 2006, p. 18-20. http://www.mffp.gouv.qc.ca/publications/forets/connaissances/recherche/Thiffault-Nelson/LAubelle-150-automne-18-20.pdf

Extrait choisi : «Être — et surtout, demeurer — un mauvais conférencier est un travail continu et difficile.»

Van Campenhoudt, Luc, «La communication orale. Partie intégrante du processus scientifique», dans Moritz Hunsmann et Sébastien Kapp (édit.), Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll. «Cas de figure», 29, 2013, p. 217-228.

Extrait choisi : «La clarté et la cohérence rendent évidemment vulnérable à la critique car elles permettent aux interlocuteurs de saisir la signification des propos» (p. 225).

Wampole, Christy, «The Conference Manifesto», The New York Times, 4 mai 2015. http://opinionator.blogs.nytimes.com/2015/05/04/the-conference-manifesto/

Extrait choisi : «We are humanists [and] have passed or received notes during a particularly painful session that read “Kill me now”

Il y a du travail à faire.

P.-S. — Ce n’est pas la première fois que l’Oreille cause colloque : ici, à propos d’Arnaldur Indridason; , au sujet d’une passionnante expérience tenue à l’Université Laval de Québec en 2013.

P.-P.-S. — Quand elle s’ennuie dans une rencontre scientifique — et ça lui arrive trop souvent —, l’Oreille croque des «Scènes de la vie de colloque» (c’est de ce côté, en PDF).

 

[Complément du 25 juin 2019]

Paul Bertrand, alias @medieviz, a publié récemment, sur son blogue, un texte intitulé «Colloques : le bûcher des vanités. Pour une réinvention des pratiques historiennes». C’est à lire, avant d’en profiter pour agir.

 

Référence

Melançon, Benoît, «Scènes de la vie de colloque (extraits)», le Pied (journal de l’Association des étudiants du Département des littérature de langue française de l’Université de Montréal), 4, 29 février 2008, p. 12-13. Repris dans la Vie et l’œuvre du professeur P. Sotie, Montréal, À l’enseigne de l’Oreille tendue, 2022, p. 43-48. https://doi.org/1866/13167