L’oreille tendue de… Blaise Ndala

Blaise Ndala, J’irai danser sur la tombe de Senghor, 2014, couverture

«À bout de souffle. J’ai regardé autour de moi. Nulle trace de Batekol. J’ai tendu l’oreille. Rien d’anormal ne m’a signalé une présence humaine dans les environs. Seuls le clapotement de l’eau se frayant un passage dans la roche qui avait accueilli le lit du ruisseau, ainsi que les cris des oiseaux et des écureuils que ma course avait dû effrayer, violaient la tranquillité des lieux. J’ai appelé une fois. Deux fois. Trois fois. La forêt m’a renvoyé l’écho démultiplié de ma voix, en cascade. J’ai laissé passer quelques minutes et j’ai tendu de nouveau l’oreille. Rien. Je suis sorti de l’eau et j’ai commencé à faire le chemin inverse, multipliant les précautions pour ne pas attirer à moi les insectes restés pour me tendre une embuscade dans les parages. J’ai de nouveau appelé. Une voix d’homme que j’ai reconnue comme celle de mon cousin, a répondu au loin : “Eh Modéro, emprunte le sentier qui mène à la source d’eau et arrête-toi à la petite cabane sur ta gauche. J’y suis en compagnie de ton ami.”»

Blaise Ndala, J’irai danser sur la tombe de Senghor, Ottawa, L’Interligne, coll. «Vertiges», 2014. Édition numérique.

L’oreille tendue de… Laurent Mauvignier

Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit, 2020, couverture

«Il faut attendre que Marion vienne s’asseoir pour qu’on commence à se parler — des bouts de conversations qu’on ne finit pas vraiment, s’interrompant pour rien parce que, tiens, écoute — et on tend l’oreille deux minutes sur un sujet qui nous intéresse aux infos, laissant tomber ce qu’on avait commencé à dire et qu’on dira tout à l’heure ou demain ou encore un autre soir, car tous les soirs les mêmes conversations reviennent, se prolongent, s’étirent d’une journée à l’autre, d’une semaine à l’autre, comme s’il s’agissait d’une seule et unique conversation qui se répétait, se dépliait, se transformait chaque soir, faite de mots identiques ou avec quelques variations, à la marge, sur un détail, une idée nouvelle, sur la journée qu’on a passée, oui, Marion raconte, bof, pas très intéressant aujourd’hui, à vrai dire je crois qu’on a fait une connerie avec les filles, c’est-à-dire qu’on a fait ce qu’un client avait demandé, des affiches, des marque-pages, sans lui demander s’il avait les droits pour les images.»

Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit, Paris, Éditions de Minuit, 2020, 634 p., p. 71.

L’oreille tendue de… Yvon Lambert et Guy Lapointe

Denis Richard, en collaboration avec Léandre Normand, Henri Richard. La légende aux 11 coupes Stanley, 2020, couverture

«La scène se passe dans une petite taverne située près du camp d’entraînement des Canadiens, qui se tient à Kentville, en Nouvelle-Écosse, à l’automne 1971. Tendant l’oreille vers la table voisine, nos deux moineaux [Yvon Lambert et Guy Lapointe] entendent Henri Richard lancer à un autre joueur, assis avec lui, “qu’une jeune recrue qui n’est pas capable de se taper cinq-six bières par jour n’a pas sa place dans le club”.»

Denis Richard, en collaboration avec Léandre Normand, Henri Richard. La légende aux 11 coupes Stanley, préface de Ronald Corey, avant-propos de Léandre Normand, Montréal, Éditions de l’Homme, 2020, 234 p., p. 209.

L’oreille non tendue de… Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint, les Émotions, 2020, couverture

«Nous partagions avec Pierre un certain nombre de références qui nous appartenaient en propre, une sorte de vocabulaire privé composé de mots et d’expressions idiomatiques qui nous étaient communs et qui établissaient un lien secret entre nous. La plus grande partie de ce répertoire devait laisser la plupart des gens indifférents mais revêtait pour nous une signification intime particulière qui nous faisait relever l’oreille quand un de ces termes surgissait au hasard dans la conversation.»

Jean-Philippe Toussaint, les Émotions. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2020, 237 p., p. 89.