Accouplements 83

Patrick Senécal, Malphas, tome 2, 2012, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Vincent Laisney publie un ouvrage intitulé En lisant, en écoutant. Dixit la maison d’édition : «Cet ouvrage s’intéresse à un phénomène capital, quoique méconnu, de l’histoire littéraire du XIXe siècle : la lecture à haute voix en petit comité.» Ce n’est pas l’Oreille tendue qui va la contredire; voir — littéralement — ici.

Il est malheureux que Laisney se limite au XIXe siècle : aurait-il voulu étendre son corpus que le deuxième volume de la série Malphas de Patrick Senécal, Torture, luxure et lecture (2012), l’aurait sûrement passionné. Démonstration.

Le Québécois Julien Sarkozy — toute l’onomastique est certifiée d’origine — enseigne la littérature au cégep (fictif) Malphas, à Saint-Trailouin. Un nouvel enseignant y est engagé, Michel Condé, qui décide de fonder un club de lecture. Les choses ne se passeront pas exactement comme il l’avait prévu : quand un participant du club lit un extrait d’œuvre à haute voix, le besoin lui vient impérieusement de vivre cette œuvre. Marqué par la lecture des Particules élémentaires de Michel Houellebecq, Rémi Mortafer devient lubrique au point de se masturber, en classe, devant ses étudiantes. Une enseignante d’histoire, Mireille Kristin, se suicide en mangeant les pages d’un livre, comme dans le Nom de la rose, d’Umberto Eco. Si un nénuphar pousse à l’intérieur du personnage de l’Écume des jours de Boris Vian, «la timide Hamelin» (p. 81) se rendra compte qu’il ne sert à rien de planter des fleurs dans le corps des hommes qu’on aime; ça ne marche pas. Nadine Limon devient alcoolique, l’Assommoir de Zola oblige. Il est facile d’imaginer que les choses vireront au pire — si c’est encore possible — quand Michel Condé, en fervent adepte du sadomasochisme, lira un extrait du septième dialogue de la Philosophie dans le boudoir du marquis de Sade, qu’il considère comme «non seulement le plus grand écrivain du XVIIIe siècle, mais le plus grand artiste de tous les temps» (p. 295) : les cadavres seront nombreux et l’hémoglobine coulera à flots.

La lecture à haute voix, en petit comité, ce serait aussi cela.

P.-S. — La présentation de Malphas est tirée d’un texte à paraître, dans les Cahiers Voltaire, sur la représentation du XVIIIe siècle dans cette série policière gore.

 

[Complément du 10 avril 2023]

Le texte a paru, deux fois plutôt qu’une : «Pot-pourri. Le projet Voltaire», Cahiers Voltaire, 16, 2017, p. 189-192; repris, sous le titre «Drame sadovoltairien chez Patrick Senécal», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 82-88.

 

Références

Laisney, Vincent, En lisant, en écoutant, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, coll. «Réflexions faites», 2017, 224 p.

Senécal, Patrick, Malphas 2. Torture, luxure et lecture, Québec, Alire, coll. «GF», 18, 2012, 498 p.

Accouplements 81

Cataractes de l’imagination, 1779, page de titre

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Dans la livraison du 22 janvier de ses Notules, rubrique «Éphéméride», Philippe Didion cite une lettre de Flaubert à sa mère du 18 janvier 1851 :

Nous avons fait une tournée de dix jours aux Thermopyles et à Delphes, couchant dans des gîtes affreux et ne mangeant guère que du pain sec, grâce à la canaillerie de notre drogman. Celui-là paye pour les autres. — Je l’ai si bien secoué qu’il a avoué à notre hôte qu’il ne pouvait plus me regarder sans terreur. je crois en effet que je n’ai pas l’air doucereux en de certains moments. Du reste nous avons vu de belles et de magnifiques choses, nous avons engueulé le Parnasse et invoqué Apollon, aux Thermopyles j’ai perdu un éperon et fait débusquer un lièvre de dessous un buisson. J’ai vu l’antre de Trophonius que visita ce brave Apollonius de Thyane. — Nous étions couverts de peaux de bique et comme elles se déchiraient dans la journée, nous les raccommodions nous-mêmes le soir. Je faisais la grisette et Maxime, simulant le tourlourou, me faisait la cour, c’était bien gentil. Il me complimentait sur mes petites menottes et moi je le repoussais en lui disant que je n’aimais pas l’odeur du tabac. Nous devenons tellement bêtes que d’ici à peu nous allons jouer sans doute au gendarme et au voleur.

Les lecteurs de Jean-Marie Chassaignon auront tendu l’oreille vers cet «antre de Trophonius». Comment oublier l’adresse bibliographique de ses Cataractes de l’imagination ?

Cataractes de l’imagination, déluge de la scribomanie, vomissement littéraire, hémorrhagie encyclopédique, monstre des monstres. Par Épiménide l’Inspiré, Dans l’antre de Trophonius, au pays des visions, 1779, 4 vol.

Chassaignon et Flaubert, même combat ?

P.-S. — Les Notules ? Explication ici.

P.-P.-S. — Les Cataractes ? Par .

P.-P.-P.-S. — Selon l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (vol. XVI, p. 707), Trophonius était un «oracle fameux dans la Béotie». Il fallait «descendre» dans son «antre» pour recevoir sa «réponse».

Le zeugme du dimanche matin et des Petites affiches

«Une jeune veuve ayant reçu une bonne éducation désire se placer chez une personne honnête, pour veiller aux intérêts d’une maison et en faire les honneurs; elle possède la musique ainsi qu’une belle voix.»

Petites affiches, 193, 13 messidor an VIII (2 juillet 1800), p. 3207, citées dans Martine Sonnet, «Quelques échos des pratiques musicales dans l’éducation des filles au XVIIIe siècle», dans Catherine Deutsch et Caroline Giron-Panel (édit.), Pratiques musicales féminines. Discours, normes, représentations, Lyon, Symétrie, coll. «Symétrie recherche», série «Histoire du concert», 2016, p. 35-55, p. 45.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)