Accouplements 147

«Chambre du cœur de Voltaire», gravure de François Denis Née d’après un dessin de Duché, fin du XVIIIe siècle

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

De Santis, Pablo, le Calligraphe de Voltaire, Paris, Métailié, coll. «Bibliothèque hispano-américaine», 2004, 178 p. Traduction de René Solis. Édition originale : 2001.

«Je suis arrivé dans ce port avec peu de bagage : quatre chemises, mes instruments de calligraphie et un cœur dans un flacon de verre. Les chemises étaient reprisées et tachées d’encre, et mes plumes abîmées par l’air de la mer. Le cœur en revanche semblait parfaitement intact, indifférent au voyage, aux tempêtes, à l’humidité de la cabine. Les cœurs ne s’abîment que tant qu’ils vivent; ensuite, plus rien ne peut les atteindre» (p. 9).

Barbey d’Aurevilly, «À un dîner d’athées», dans les Diaboliques, 1874, disponible sur Wikisource.

«Je vous ai dit que le major Ydow avait eu, pour l’enfant qu’il croyait le sien, un amour paternel immense et, quand il l’avait perdu, un de ces chagrins à folies, dont notre néant voudrait éterniser et matérialiser la durée. Dans l’impossibilité où il était, avec sa vie militaire en campagne, d’élever à son fils un tombeau qu’il aurait visité chaque jour, — cette idolâtrie de la tombe ! — la major Ydow avait fait embaumer le cœur de son fils pour mieux l’emporter avec lui partout, et il l’avait déposé pieusement dans une urne de cristal, habituellement placée sur une encoignure, dans sa chambre à coucher. C’était cette urne qui volait en morceaux. […] L’abîme appelle l’abîme, dit-on. Le sacrilège créa le sacrilège. La Pudica, hors d’elle, fit ce qu’avait fait le major. Elle rejeta à sa tête le cœur de cet enfant, qu’elle aurait peut-être gardé s’il n’avait pas été de lui, l’homme exécré, à qui elle eût voulu rendre torture pour torture, ignominie pour ignominie ! C’est la première fois, certainement, que si hideuse chose se soit vue ! un père et une mère se souffletant tour à tour le visage, avec le cœur mort de leur enfant ! […] Voici donc ce qui me reste à dire, à Rançonnet et à toi : j’ai porté plusieurs années, et partout, comme une relique, ce cœur d’enfant dont je doutais; mais quand, après la catastrophe de Waterloo, il m’a fallu ôter cette ceinture d’officier dans laquelle j’avais espéré de mourir, et que je l’eus porté encore quelques années, ce cœur, — et je t’assure, Mautravers, que c’est lourd, quoique cela paraisse bien léger, — la réflexion venant avec l’âge, j’ai craint de profaner un peu plus ce cœur si profané déjà, et je me suis décidé à le déposer en terre chrétienne. Sans entrer dans les détails que je vous donne aujourd’hui, j’en ai parlé à un des prêtres de cette ville, de ce cœur qui pesait depuis si longtemps sur le mien, et je venais de le remettre à lui-même, dans le confessionnal de la chapelle, quand j’ai été pris dans la contre-allée à bras-le-corps par Rançonnet.»

 

Illustration : «Chambre du cœur de Voltaire», gravure de François Denis Née d’après un dessin de Duché, fin du XVIIIe siècle. Source : Gallica.

 

[Complément du 25 janvier 2023]

Jadis, l’Oreille tendue a publié un compte rendu du roman de Pablo de Santis. C’est ici.

La clinique des phrases (rr)

La clinique des phrases, logo, 2020, Charles Malo Melançon

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit les deux phrase suivantes, tirées d’un quotidien montréalais :

Même si tout a été fait dans les règles, préciser que Charles Sirois est un ami personnel de M. Legault et le cofondateur de la CAQ pouvait sans doute faire croire à certains qu’Investissement Québec lui avait accordé un traitement de faveur en injectant 5 millions dans une entreprise dont il est le principal actionnaire, mais on aurait crié à la complaisance si cette information avait été omise.

À l’époque où elle était dans l’opposition, la CAQ aurait déchiré sa chemise si l’entreprise avait appartenu à un ami personnel de Jean Charest ou de Philippe Couillard.

L’Oreille a beau se tâter, en tout bien tout honneur, elle ne voit pas comment un ami pourrait ne pas être personnel.

Suggestions :

Même si tout a été fait dans les règles, préciser que Charles Sirois est [au choix : un ami, un proche, un intime, un ami proche, un ami intime] de M. Legault et le cofondateur de la CAQ pouvait sans doute faire croire à certains qu’Investissement Québec lui avait accordé un traitement de faveur en injectant 5 millions dans une entreprise dont il est le principal actionnaire, mais on aurait crié à la complaisance si cette information avait été omise.

À l’époque où elle était dans l’opposition, la CAQ aurait déchiré sa chemise si l’entreprise avait appartenu à [au choix : un ami, un proche, un intime, un ami proche, un ami intime] de Jean Charest ou de Philippe Couillard.

À votre service.

P.-S.—En effet, ce n’est pas la première fois que l’Oreille tape sur ce clou.

P.-P.-S.—L’article s’ouvre sur une citation de Voltaire.

Lettres chères

Sac de la société Sekrè, site Web de la société

Depuis bientôt sept lustres, l’Oreille tendue s’intéresse à l’épistolarité. Dans plusieurs publications, notamment dans deux livres de… 1996 (!), elle a abordé ce qu’elle appelle le fétichisme épistolaire : avant d’être des textes, les lettres sont des objets susceptibles d’investissements affectifs forts. (Ce n’est pas Emmanuel Macron qui la contredira.)

L’actualité donne un nouvel exemple de ce fétichisme. Sous le titre «Dickens Legacy Cannibalised for Fashion», dans le Times de Londres du 22 février, des dickensiens dénoncent une pratique commerciale qu’on imagine lucrative.

La société Sekrè vend depuis peu des sacs à main contenant des fragments épistolaires réputés authentiques. On peut y acheter un sac dans lequel est inséré un morceau d’une lettre d’une personnalité : outre Dickens, il y a(aurait) Casanova, Brigitte Bardot, Grace Kelly, la reine Victoria, Marlene Dietrich, Marie-Thérèse d’Autriche, Katharine Hepburn, le roi Frédéric-Guillaume III, Alexandre Dumas, le prince de Metternich-Winneburg-Beilstein, Charles Lindbergh, Elisabeth Alexejewna, Napoléon.

Les lettres sont découpées devant notaire, puis leurs fragments sont protégés des rayons ultraviolets par «an acrylic panel». Chaque fragment est inséré dans un sac à main, puis caché derrière une languette de cuir : «Every woman needs a secret», dit la publicité de Sekrè (comme dans secret, en Haïti). Les sacs ont leur identité propre : «Giacomo Grande Seduttore» (Casanova), «Belle Femme du Monde No. 1» ou «Un souvenir inoubliable» (Bardot), «Femme Fatale No. 1» ou «Mostly Vamp» (Dietrich), «Cool Blonde No. 1» (Kelly), etc. À l’achat d’un sac, sa propriétaire reçoit une photographie de la lettre complète d’où est tiré son fragment, histoire de le situer dans son ensemble, accompagnée d’informations sur sa provenance.

La logique mercantile à l’œuvre est transparente : les lettres retenues sont rares; les sacs, tous numérotés, aussi devant notaire, le seront donc aussi; ils ne peuvent pas être reproduits; leur valeur de revente sera élevée; c’est un bon investissement («Sekrè mystery bags are a value investment»). Il ne s’agit pas de produits de bas de gamme produits dans «the far east region». Que nenni ! Le cuir est celui des voitures de luxe britanniques, mais la confection est allemande. Voilà pourquoi il faut être prêt à sortir son chéquier, les prix variant pour l’instant de 1661 euros (pour le Dumas) à 6880 euros (pour le Reine Victoria, malheureusement épuisé).

Le site de Sekrè a une section de «Nouvelles» («News»). Un texte du 16 avril 2019 attirera l’attention des épistologues : «Why Do We Cut Precious Manuscripts into Pieces ?» (Pourquoi découpons-nous de précieux manuscrits ?) La réponse est simple : «Art historians are shocked and would very much like to ban the concept of mystery bags. However, a representative survey of 950 female consumers has shown that most women are enthusiastic about this idea.» Si les historiens de l’art sont horrifiés par les «mystery bags», les femmes, elles, ne le sont pas du tout, bien au contraire, selon un sondage auprès d’un échantillon «représentatif» de 950 femmes. (On peut supposer, cependant, que cet échantillon ne contient aucune historienne de l’art.) Le texte va même plus loin : acheter un sac de Sekrè serait un acte féministe, puisque, jusqu’à maintenant, «plus de 95 %» des collectionneurs de lettres autographes auraient été des hommes.

Qui a dit que la lettre était morte ?

P.-S.—Sur Twitter, @ChopelinP a rapproché cette façon de faire du culte des reliques.

 

Références

Melançon, Benoît, Diderot épistolier. Contribution à une poétique de la lettre familière au XVIIIe siècle, Montréal, Fides, 1996, viii/501 p. Préface de Roland Mortier. https://doi.org/1866/11382

Melançon, Benoît, Sevigne@Internet. Remarques sur le courrier électronique et la lettre, Montréal, Fides, coll. «Les grandes conférences», 1996, 57 p. Nouvelle édition : Épistol@rités, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Washing Machine», 2013. Édition numérique.