La clinique des phrases (x)

La clinique des phrases, logo, 2020, Charles Malo Melançon

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Voici un cas lourd et un beau défi :

Par ailleurs, lorsqu’il dit que les enfants de Mme de Sabran ne font pas assez de cas d’elle, il met en valeur l’estime qu’elle mérite pour les qualités qui la distinguent, que lui-même ressent, voulant que Delphine et Elzéar le prennent pour modèle pour l’expression de l’estime due à Éléonore.

Par où commencer ? Enlevons un «de» inutile.

Par ailleurs, lorsqu’il dit que les enfants de Mme de Sabran ne font pas assez cas d’elle, il met en valeur l’estime qu’elle mérite pour les qualités qui la distinguent, que lui-même ressent, voulant que Delphine et Elzéar le prennent pour modèle pour l’expression de l’estime due à Éléonore.

Clarifions au moins une identité.

Par ailleurs, lorsqu’il dit que les enfants de Mme de Sabran ne font pas assez cas de leur mère, il met en valeur l’estime qu’elle mérite pour les qualités qui la distinguent, que lui-même ressent, voulant que Delphine et Elzéar le prennent pour modèle pour l’expression de l’estime due à Éléonore.

Économisons une relative.

Par ailleurs, lorsqu’il dit que les enfants de Mme de Sabran ne font pas assez cas de leur mère, il met en valeur l’estime qu’elle mérite pour ses qualités distinctives, que lui-même ressent, voulant que Delphine et Elzéar le prennent pour modèle pour l’expression de l’estime due à Éléonore.

Simplifions un peu le début de la phrase, histoire d’éviter une répétition («estime»).

Par ailleurs, lorsqu’il dit que les enfants de Mme de Sabran ne font pas assez cas de leur mère, il met en valeur ses qualités distinctives, que lui-même ressent, voulant que Delphine et Elzéar le prennent pour modèle pour l’expression de l’estime due à Éléonore.

Scindons, refaisons complètement la suite de la phrase et essayons de comprendre.

Par ailleurs, lorsqu’il dit que les enfants de Mme de Sabran ne font pas assez cas de leur mère, il met en valeur ses qualités distinctives. Il ressent ces qualités et il veut que Delphine et Elzéar le prennent pour modèle pour l’expression de l’estime qu’ils doivent à Éléonore.

Allons un peu plus loin — en employant un verbe plus expressif («déplorer» pour «dire»), puis en enlevant un adjectif inutile («distinctifs»), une évidence («Il ressent ces qualités») et un «pour» de trop.

Par ailleurs, déplorant que les enfants de Mme de Sabran ne fassent pas assez cas de leur mère, il met en valeur ses qualités. Il veut que Delphine et Elzéar le prennent pour modèle dans l’expression de l’estime qu’ils doivent à Éléonore.

À votre service.

Poésie(s) sur glace

Yvon d’Anjou, Quelques arpents de ruines, 2016, couverture

Tout le monde sait ça : l’Oreille tendue collectionne les occurrences, surtout québécoises, de l’expression «quelques arpents de». Elles renvoient à un passage du début du vingt-troisième chapitre du conte Candide (1759), de Voltaire, «Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient». Candide discute avec Martin sur le pont d’un navire hollandais : «Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.» (Pour une vidéo explicative, c’est ici. Pour un florilège, .)

L’Oreille s’intéresse aussi à la poésie hockeyistique; on ne l’ignore pas non plus, comme l’attestent ceci et cela, par exemple.

Découvrant le recueil de poèmes Quelques arpents de ruines (2016), signé Yvon d’Anjou, elle est allée le lire pour voir ce qu’il pouvait bien dire de Voltaire.

Sur ce plan, la récolte n’a pas été fructueuse. Le nom de Voltaire n’apparaît pas dans le livre — contrairement à ceux de William Blake (p. 41, p. 123), de Joseph de Maistre (p. 66) et de Sade (p. 72), pour ne parler que du XVIIIe siècle. En matière d’«arpents», Yvon d’Anjou parle, en plus des «ruines» du titre, de «nuits» (p. 31) et de «neige» (p. 96), mais il ne sent pas le besoin de lier cette expression figée à son auteur. Cela va de soi : tout Québécois devrait faire le lien tout seul et spontanément. (L’Oreille tendue a souvent abordé cet automatisme dans des notes de lecture publiées dans les Cahiers Voltaire.)

En revanche, l’amatrice de hockey qu’est l’Oreille est tombée sur trois poèmes évoquant ce sport.

(Les poèmes de Quelques arpents de ruines ne sont pas titrés. Ils sont tous faits de vers libres, centrés sur la page, et vont d’une majuscule à un point. Autrement, ils ne sont pas ponctués.)

Le premier comporte une strophe sur la patinoire et la surfaceuse :

blanc comme une glace
la zamboni lustre son charcutage
dans les aléas de la trajectoire
puis les bandes s’annoncent
affichant du coup cascade de pub
le fruit de ses couleurs de marque (p. 53)

Le troisième se termine sur le nom du plus célèbre joueur de la plus célèbre équipe de hockey, les Canadiens de Montréal, le «tricolore» :

une lettre de Sand datant de cette époque [1839]
le monde après le déluge
fléché disparate tricolore
le monde avant les rockets
le roman du tout autre célèbre grand monde
avant Maurice Richard (p. 115).

Le deuxième est le plus intéressant (façon de parler) des trois. Citons-le au complet :

Tout le monde sait ça
que si Jack Kerouac
avait été élevé
au Québec
il aurait écrit
sur la glace comme un rocket
et qu’après avoir gagné la coupe Stanley
pendant une couple d’années
il aurait été un grand tribun felquiste
aurait fait sauter pas mal de concepts
surtout les clichés
de la poésie religieuse
prise aux arpents la neige du sérac formatif
dans les girouettes de clochers
un peuple sans soleil n’a que la spontanéité
de son triste spasme de givre
accroché au dortoir de la folie (p. 96)

Passons sur le «Tout le monde sait ça» initial; celui-là est abusif. Signalons plutôt l’association entre l’écrivain franco-américain Jack Kerouac et l’ailier droit des Canadiens Maurice «Le Rocket» Richard; ce dernier a remporté huit fois, lui, la coupe Stanley, l’emblème du championnat de la Ligue nationale de hockey. S’il «avait été élevé / au Québec», Kerouac aurait aussi été, écrit le poète, «un grand tribun felquiste», autrement dit un porte-parole du Front de libération du Québec, et il s’en serait pris à «poésie religieuse», aux «girouettes de clochers», aux «clichés» et aux «concepts». Le cadre du poème est nordique : «neige» (comme chez Voltaire), «sérac» («Dans un glacier, Bloc de glace qui se forme, aux ruptures de pente, quand se produisent des crevasses transversales élargies par la fusion», dixit le Petit Robert, édition numérique de 2014), «givre» — ce dernier mot, dans «triste spasme de givre», renvoyant directement au poème «Soir d’hiver» d’Émile Nelligan.

L’amalgame Kerouac-Richard-Voltaire-Nelligan peut étonner.

P.-S.—Maurice Richard a lui aussi été rapproché du FLQ, au moins indirectement, en couverture du magazine Nous, en février 1977, par Hélène Racicot. On y voit Le Rocket revêtu du costume des Patriotes, ce costume faisant partie d’une iconographie revendiquée notamment par les felquistes. L’image est reprise en couverture de l’ouvrage Maurice Richard. Le mythe québécois aux 626 rondelles (2006), de Paul Daoust. (Avis aux intéressés : l’Oreille tendue essaie depuis des années de mettre la main sur ce numéro de Nous, sans succès).

 

Hélène Racicot, couverture du magazine Nous, février 1977

P.-P.-S.—La poésie d’Yvon d’Anjou ? Prévisible : la rue, l’anglais, la musique (jazz, rock), Rimbaud / Verlaine, les États-Unis, l’allitération et le jeu sur les sonorités. Ce n’est pas pour rien que le recueil est dédié à «l’incomparable / Lucien Francœur» et que ledit Francœur en signe la préface.

 

Références

Anjou, Yvon d’, Quelques arpents de ruines. Poésie, Montréal, Les Éditions de l’Étoile de mer, 2016, 136 p. Préface de Lucien Francœur.

Daoust, Paul, Maurice Richard. Le mythe québécois aux 626 rondelles, Paroisse Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2006, 301 p. Ill.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Ne pas avoir la main trop lourde, heureusement

André Belleau, Notre Rabelais, couverture, 1990

«Cette série d’entretiens a été diffusée à la radio de Radio-Canada du 29 octobre au 2 novembre 1984, dans le cadre de l’émission Actuelles, réalisée par Fernand Ouellette. C’est Wilfrid Lemoine qui interviewait André Belleau. La transcription préparée par le Service des transcriptions et dérivés de Radio-Canada a fourni le canevas du texte, que nous avons entièrement réécrit en en conservant la forme dialogique et les divisions mais en y incorporant certains développements extraits des notes du cours d’André Belleau intitulé “Rabelais et la Renaissance” et d’autres documents personnels conservés aux archives de l’Université du Québec à Montréal. À l’occasion, nous avons également apporté les modifications que nécessitait le passage de l’oral à l’écrit et réaménagé l’enchaînement logique des propos de façon à assurer la cohérence du texte. Enfin, nous avons rectifié les inexactitudes, contresens ou imprécisions qui, dans le feu de la discussion, avaient pu se glisser çà et là. À cela se limitent nos interventions.»

La dernière phrase rassurera les lecteurs : l’éditrice est bien peu intervenue dans le texte qu’on va lire.

Diane Desrosiers, «Avertissement», dans André Belleau, Notre Rabelais, «Présentation» de Diane Desrosiers et François Ricard, Montréal, Boréal, 1990, 177 p., p. 13.

 

[Complément du 4 septembre 2018]

Voici une autre éditrice scrupuleuse :

«Le texte qui suit respecte strictement celui de l’édition dite de 1675, “à Paris, chez Claude Barbin, au Palais”.

Pour le confort du lecteur d’aujourd’hui, l’orthographe a été modernisée. Sans altérer la logique générale de la ponctuation, d’usage flottant dans les imprimés du XVIIe siècle, virgules, points-virgules et deux points ont pu, le cas échéant, être retranchés, ajoutés ou remplacés par un point.»

«Strictement.» C’est dit.

Sylvie Robic, «Note sur la présente édition», dans Madame de Villedieu, les Désordres de l’amour. Histoire de Givry, Paris, Payot et Rivages, coll. «Rivages poche. Petite bibliothèque», 2015, 141 p., p. 19. Édition originale : 1675.

 

[Complément du 9 octobre 2018]

Voici, de même, un «seule» qui rassure :

«Les quelques coupures effectuées dans le texte sont mentionnées en leur lieu et place. Seule la graphie a été modernisée; la ponctuation a été harmonisée.»

Martine Reid, «Note sur le texte», dans Madame Campan, Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette (extraits), Paris, Gallimard, coll. «Folio 2 €», série «Femmes de lettres», 4519, 2007, 132 p., p. 13.