Le temps ne suspend pas son vol, bis

Dans le Devoir du 24 mai, Stéphane Baillargeon se pose une question : «Les journaux vont-ils réussir le virage vers les tablettes ?» (p. B8). Pour répondre à sa question, il donne quelques statistiques, dont celles-ci :

Seulement, le monde des tablettes et des téléphones dits intelligents s’affirme de plus en plus. Le mouvement de bascule a germé il y a une décennie et s’est accéléré il y a une décade. Environ 80 millions d’Américains possèdent maintenant au moins trois appareils du genre et 4,5 millions en ont plus de neuf !

L’Oreille tendue est un brin troublée par la chronologie.

Soit, comme une décade dure dix jours, ni plus ni moins, quelque chose de révolutionnaire se serait passé entre le 14 et le 23 mai. (Une chose est sûre : ça a échappé à l’Oreille.)

Soit l’auteur a cédé à ce que le Petit Robert (édition numérique de 2010) appelle un «Anglic. critiqué» : le fait de penser qu’une décade dure dix ans et de la confondre avec une décennie. Mais alors, ce qui a «germé il y a une décennie» se serait «accéléré il y a une [décennie]» ?

Quoi qu’il en soit, tout ça n’est pas de la première clarté.

Troisième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Autoreprésentation

Définition

Pour Janet M. Paterson, l’autoreprésentation est le «processus selon lequel un texte se représente» (p. 177).

Exemple

«Et la chaux rejoint aussi nos livres et nos papiers pour photocopie ou imprimante : un très léger ajout de chaux très fine donne au papier des livres (celui-ci même) la granulosité lisse nécessaire pour l’imprimerie rapide d’aujourd’hui.»

N.B. Lue sur une tablette informatique, cette phrase de Daewoo de François Bon rappelle ce qui distingue le «papier des livres» («celui-ci même») du numérique. Entre l’édition (imprimée) de Fayard en 2004 et celle (uniquement numérique) de 2011, quelque chose a bel et bien changé, du rapport à l’objet : pas de chaux pour un iPad.

Champ lexical

L’Oreille tendue préfère le terme autoreprésentation à tous ceux qui composent la pléiade de ceux désignant le retour d’un texte sur lui-même : «auto-référence», «auto-légitimation», «auto-conscience accrue», «métafiction», «auto-théorisation», «autoréflexivité», «métatextualité» (Linda Hutcheon); «pratique auto-réflexive, autonymique, sui-référentielle» (Catherine Kerbrat-Orecchioni); «récit spéculaire» (Lucien Dällenbach); «autotexte» (Lucien Dällenbach); «réduplication structurale» (Janet Paterson); «narcissisme littéraire», «littérature autocentrique», «introversion littéraire», «conscience de soi métafictionnelle», «fiction littéraire auto-structurante» (Linda Hutcheon); «mise en abyme» (André Gide); etc. C’est comme ça.

Les premiers articles de ce dictionnaire se trouvent ici et .

 

Références

Bon, François, Daewoo. Roman, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Temps réel», 2011. Édition numérique. Édition originale : 2004.

Paterson, Janet M., «L’autoreprésentation : formes et discours», Texte, 1, 1982, p. 177-194.

Précautions oratoires

Vous allez dire une chose qu’on pourrait vous reprocher, ou vous venez de la dire, mais vous souhaitez aller au-devant de la critique, atténuer vos propos, éviter de passer pour trop critique, vous la jouer ironique. Comment faire ? En utilisant l’expression On jase ou, mieux, On jase, là avant ou après la déclaration portant potentiellement à différend.

Avant : Stéphane Baillargeon, du Devoir, se prépare à tenir des propos peu amènes sur une animatrice de télévision québécoise. Le titre de son article : «On jase, là…» (30 mai 2011, p. B7). Autre exemple, s’agissant de sport : «C’est lundi, on jase…» (la Presse, 6 juin 2011, cahier Sports, p. 7).

Après : Marie-France Bazzo (@MFBazzo), une autre animatrice de télévision, entre autres activités professionnelles, commente un nouveau projet montréalais sur Twitter le 26 mai : «La plage ds le VieuxPort de Mtl, c’est moi, ou c’est comme s’extasier sur les rideaux quand la maison tombe en ruine? #OnJase.»

Double précision lexicale.

Jaser : le verbe, au Québec, signifie simplement parler, converser; il n’a pas de connotation négative. Pourtant, dans l’usage particulier évoqué ici, on entend bien quelque chose qui évoque une des définitions du Petit Robert du verbe jaser, la plus commune en France : « Faire des commentaires plus ou moins désobligeants et médisants» (édition numérique de 2010).

: la fréquence de son emploi, parfois redoublé, est une des caractéristiques du français parlé au Québec. Exemples et .

P.-S. — L’expression On jase est populaire sur Twitter, où le mot-clic (hashtag) #OnJase est d’utilisation courante.

 

[Complément du 22 septembre 2012]

Eurêka ! (À retardement.) On jase n’est-il pas l’équivalent de «Just sayin’» ?

 

[Complément du 16 novembre 2012]

Eurêka ! (À retardement bis.) On jase n’est-il pas l’équivalent de Je dis ça, je dis rien ? Exemple venu de Twitter : «Stéphane Gatignon cesse sa grève de la faim le jour du beaujolais nouveau. Je dis ça, je dis rien.»

 

[Complément du 10 novembre 2018]

En formule condensée : «jdcjdr».

Du jeu comme mode de vie

Quiconque suit l’excellente émission Place de la toile de France Culture a déjà entendu le mot gamification dans la bouche de son animateur, Xavier de la Porte (@xporte).

Gamification ?

Fabien Deglise (@fabiendeglise), dans le Devoir, parle de ludification (la traduction est bienvenue). Il s’agit de «l’art de transformer tout et rien en jeu», de l’assassinat d’Oussama ben Laden au viol dont est accusé Dominique Strauss-Kahn, cela afin «d’appréhender le complexe d’une époque en mutation». Ce phénomène répondrait «à la dictature de la mise à jour» et au «présentisme» — «l’incapacité à appréhender autre chose que l’instant présent, sans vision du futur ni perspective historique» — des réseaux sociaux (21-22 mai 2011, p. D4). À lire.

Des cossins au bord du chemin

Brève explication de texte du tweet suivant, signé @crapules et relayé par @NathalieNassif : «Le sénat est comme devenu un grenier de cossins qui ne servent plus à rien mais qu’on [n’]ose pas mettre au chemin.»

«Le sénat» ? Il s’agit de la chambre haute du parlement canadien, dont les membres, par exemple l’ex-entraîneur de hockey Jacques Demers, ci-devant (?) analphabète, sont nommés par le gouvernement en poste. Synonyme, à tort ou à raison, de sinécure.

«Comme» ? Sous l’influence de l’anglais (like), grand euphémiseur tout usage.

«Cossins» ? Définition de notre Dictionnaire québécois instantané (2004) :

Ça ne vaut pas grand-chose, mais il y en a généralement beaucoup. «Les cossins de madame Marois» (la Presse, 31 mars 2001). «Pour en finir avec les cossins…» (la Presse, 24 décembre 2001) «Divins cossins» (le Devoir, 20 juin 2003).

«Mettre au chemin» ? Voilà qui est plus rare : sortir les ordures. Cet archaïsme n’a pas la fortune de «comme» ou de «cossins».

La preuve est faite une fois de plus : on peut dire beaucoup de choses en moins de 140 caractères.

 

[Complément du 26 mai 2015]

Des exemples de (mettre) au chemin en littérature ? Évidemment.

«Elle ne cessait de rapporter des trésors qu’elle trouvait au chemin pour les retaper dans sa chambre» (Chanson française, p. 85).

«Fatiguées, les tantes me mirent au chemin dans une chaise pliante un vendredi matin» (Parents et amis sont invités à y assister, p. 174).

«Il a enterré ses armes dans la cour (il ne pouvait quand même pas les mettre au chemin le jour des vidanges)» (le Feu de mon père, p. 59).

 

[Complément du 3 juillet 2017]

Il y a plus radical, par exemple chez le Sébastien La Rocque du roman Un parc pour les vivants (2017) : «Son nouvel aspirateur, un Bissell DigiPro à capteur numérique qui règle automatiquement la puissance d’aspiration, se révèle une pure merveille. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de se débarrasser du vieil engin de maman et de le foutre au chemin ?» (p. 36)

 

[Complément du 2 avril 2023]

Vu aujourd’hui, dans le cadre de l’excellente exposition «Hochelaga. Montréal en mutation», de Joannie Lafrenière, au Musée McCord Steward, ce texte, au sujet d’un des personnages de l’exposition, Diane, la serveuse. On y voit que les «cossins» peuvent être «de seconde main» («usagés»).

Cartouche, exposition «Hochelaga. Montréal en mutation», de Joannie Lafrenière, Musée McCord Steward, Montréal, 2 avril 2023

 

Références

Bouchard, Hervé, Parents et amis sont invités à y assister. Drame en quatre tableaux avec six récits au centre, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 14, 2014, 238 p.

Delisle, Michael, le Feu de mon père. Récit, Montréal, Boréal, 2014, 121 p.

La Rocque, Sébastien, Un parc pour les vivants. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 167 p.

Létourneau, Sophie, Chanson française. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 70, 2013, 178 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture