Trop, c’est comme pas assez

Dès qu’un événement, souvent désagréable, s’étend sur quelques jours, c’est une saga. Exemple : «La saga du maire de Saguenay» (le Devoir, 19-20 février 2011, p. B4).

Quelqu’un vous donne un conseil ? Fuyez ces ayatollahs, qu’ils soient «de la québécitude» (la Presse, 17 juin 2009, p. A27), de «l’abstinence» (la Presse, 27 février 2006, cahier Arts et spectacles, p. 6) ou de «la langue» (Guy Bertrand, à la radio de la Société Radio-Canada, est ainsi désigné).

Le prix de l’essence augmente ? Voilà la psychose. On serait même en droit de se demander si le Québec n’est pas en train de devenir une nouvelle Grèce.

«Les référendums de 1980 et 1995 ont traumatisé les Québécois», écrit une ineffable chroniqueuse du Devoir le 8 septembre 2012. Ce ne serait pas le seul traumatisme local, si l’on en croit @PimpetteDunoyer : il y en aurait du divorce, du déménagement, de la rentrée difficile, etc.

Vous découvrez une œuvre d’art (ou une cantine) qui vous séduit; dites qu’elle est jubilatoire.

Le projet de loi 115 ne plaisait pas au député québécois Maka Kotto. On le comprend : ce serait un linguicide.

Des manifestants bloquent le pont qui vous mènent à la maison. Comment ont-ils osé vous prendre en otage ?

Surréaliste, ceci ou cela ? Probablement pas. Croyez-en @IanikMarcil, qui propose un moratoire sur ce mot.

Une vague déferle ? Attention : «Tsunamique !» (la Presse, 30 juillet 2011, cahier Arts et spectacles, p. 4).

Bref, un peu de retenue, ce ne serait pas plus mal. Manifestement, le Québec ne respire pas assez par le nez.

P.-S. — Et il ne faudrait pas oublier extrême et le plus récent épique.

Migration diurne

Il y a longtemps que l’expression «at the end of the day» est passée dans les mœurs chez les anglophones. Sa définition ? Selon le dictionnaire qui accompagne les ordinateurs Apple : «when everything is taken into consideration». Sa traduction ? Tout bien considéré, donc : «en tenant compte de tous les aspects de la question» (le Petit Robert, édition numérique de 2010).

Le député libéral Jean-Marc Fournier, au micro de René Homier-Roy (C’est bien meilleur le matin, Radio-Canada, Montréal), le 6 septembre, «traduisait», lui, littéralement : «à la fin du jour». @PimpetteDunoyer, qui a signalé ce calque à l’Oreille tendue, le décrit comme un «anglicisme poétique».

Sur les ondes de la chaîne de télévision TVA, le soir du 22 août, Pauline Marois, la chef du Parti québécois, qui n’était pas encore la première ministre du Québec, croisait le fer avec François Legault, de la Coalition avenir Québec. Vers la fin de leur face-à-face, elle a employé un «à la fin de la journée», immédiatement suivi de «comme disent les anglophones».

Ce n’était guère mieux que la formule de Jean-Marc Fournier, mais, au moins, Pauline Marois savait qu’elle empruntait à l’anglais, langue qui lui donne, par ailleurs, le mal que l’on sait. C’est toujours ça de pris.

P.-S. — Il était question l’autre jour des détestations linguistiques des uns et des autres. En 2004, selon un sondage réalisé auprès de 5000 personnes dans 70 pays, «at the end of the day» était «la phrase la plus irritante de la langue anglaise» («the most irritating phrase in the English language»).

Royauté libérale

L’Oreille tendue le faisait remarquer l’autre jour : la récente campagne électorale québécoise a fait sortir des limbes quelques termes du lexique politique (cassette, autopeluredebananisation, caribous, réingénierie).

Elle y a aussi fait entrer l’ex-premier ministre du Québec, Jean Charest. Défait dans sa propre circonscription, le chef du Parti libéral a démissionné de son poste. Par conséquent, il faudra qu’un nouveau chef soit élu.

Or, au Québec, au cours des dernières années, peu de chefs politiques ont dû faire face à la concurrence au moment de leur entrée à la tête de leur parti. Comme ils étaient seuls en lice, ils ont eu droit à un couronnement.

Couronnement ? Voici la définition qu’en proposait le Dictionnaire québécois instantané cosigné par l’Oreille en 2004 :

Élection tout ce qu’il y a de plus démocratique d’un candidat qui anéantit prédémocratiquement tous ses opposants. Le couronnement de Jean Charest. Le couronnement de Lucien Bouchard. Le couronnement de Bernard Landry. Le couronnement de Paul Martin. «Le PQ arrête la date du couronnement : le 3 mars» (la Presse, 28 janvier 2001). «Le scénario du couronnement est bien rodé» (le Devoir, 29 janvier 2001). «Un pas de plus vers le couronnement» (le Devoir, 20-21 septembre 2003) (p. 54-55).

Le mot réapparaîtra-t-il dans la course à la chefferie libérale ? Il était en tout cas sous la plume de Michel David dans le Devoir du 8 septembre (p. B3). Voyons voir.

P.-S. — Dans la même situation, il est parfois question de plébiscite.

P.-P.-S. — En France, on parle plutôt de sacre : «Le sacre de Sarkozy» (le Devoir, 13-14 janvier 2007, p. B1).

 

[Complément du 12 septembre 2012]

Était-ce couru ? Le jour où l’Oreille tendue mettait ce texte en ligne, le Devoir affirmait ne pas croire à un «sacre expéditif» (p. A3).

 

[Complément du 25 janvier 2015]

Le Parti québécois se cherche un nouveau chef. Jean-François Lisée voulait l’être, mais il vient de retirer sa candidature. Selon lui, un de ses adversaires, Pierre Karl Péladeau (PKP pour les intimes), a une avance insurmontable. Il reste cependant d’autres candidats : Pierre Céré, Alexandre Cloutier, Bernard Drainville, Martine Ouellet. Qu’est-ce qui les motive ? «Même si Jean-François Lisée s’est retiré hier de la course à la direction du Parti québécois (PQ), des candidats toujours en lice martèlent qu’ils ne veulent pas entendre parler d’un couronnement de Pierre Karl Péladeau» (site de Radio-Canada, 24 janvier 2015). Autre parti, même vocabulaire.

 

[Complément du 1er août 2016]

Diptyque électoral états-unien : «Remous démocrates à la veille du sacre de Clinton» (le Devoir, 25 juillet 2016, p. A1); «Après le couronnement de Trump à Cleveland, c’est au tour des Démocrates d’ouvrir leur convention à Philadelphie» (@icircpremiere).

 

[Complément du 17 janvier 2019]

C’est maintenant le tour du parti indépendantiste fédéral (ce serait trop long à expliquer) : «L’ancien ministre péquiste Yves-François Blanchet a été couronné chef du Bloc québécois. Il a été la seule personne à avoir présenté une candidature valide» (le Devoir, 17 janvier 2019).

 

[Complément du 11 mai 2020]

Revenons aux libéraux : Dominique Anglade «prend la tête du #PLQ dès cet après-midi. L’exécutif du parti adopte une résolution pour confirmer son couronnement» (Twitter).

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

L’histoire qui s’écrit

Pauline Marois, la chef du Parti québécois, est devenue la première première ministre du Québec le 4 septembre 2012.

À la télévision, ce soir-là, on a martelé qu’il s’agissait d’un «moment historique» et d’une «page d’histoire».

Sur Twitter, on a écrit que l’histoire s’écrivait «sous nos yeux».

La couverture du numéro de la revue Châtelaine lancé aujourd’hui va dans le même sens.

Châtelaine, septembre 2012

Le gouvernement Marois sera minoritaire ? «Une victoire historique… et un Québec divisé», titre Alec Castonguay sur son blogue de l’Actualité. «Historique mais courte», lit-on dans la Presse (5 septembre 2012, p. A4).

On aurait aimé que l’élection d’une femme au plus haut poste de l’État soit le seul événement historique de la soirée. Celle-ci passera malheureusement à l’histoire comme celle où un attentat a eu lieu en pleine célébration électorale. Ce n’est pas le premier événement de ce type au Québec, mais il restera sans aucun doute dans les mémoires.

L’Oreille tendue, elle, se souviendra aussi, et avec douleur, des appels au meurtre d’une femme élue démocratiquement que l’on a pu lire sur les médias dits «sociaux» (Twitter, Facebook). C’était (c’est) odieux.

Pudeur journalistique

Il peut parfois être difficile, pour les médias, de savoir comment citer les personnes dont ils rapportent les propos. Si ces personnes font des fautes, faut-il les corriger ? De la même façon, que faire si elles ont recours à des registres de langue jugés «familiers», voire «vulgaires» ? The New Yorker, dans son édition du 2 juillet 2012, racontait, par exemple, comment le mot «motherfucker» avait été d’adoption lente à ce magazine.

Le quotidien le Devoir, lui, vient, à trois reprises, de donner une réponse un brin étonnante à ces questions.

Le 20 août dernier, lors d’un face-à-face télévisé avec la chef du Parti québécois, Pauline Marois, Jean Charest, du Parti libéral du Québec, l’a accusée de vouloir faire planer «un épée de Démoclès» sur la tête des électeurs québécois. On l’a beaucoup raillé pour cette double bourde, répétée dans une conférence de presse tenue immédiatement après le face-à-face.

Le Devoir du lendemain a corrigé les propos de celui qui était encore premier ministre du Québec à l’époque à l’endroit de celle qui l’est devenue depuis, en écrivant «une épée de Damoclès».

Le Devoir -- Épée de Damoclès

Marie-France Bazzo, sur Twitter, a décrit cette façon de faire comme du «photoshop textuel».

Quelques jours plus tard, le 30 août, Martin Caron, un candidat du parti dirigé par François Legault, la Coalition avenir Québec, explique pourquoi il a dit du projet de loi 78, devenu loi 12, que «c’est de la marde».

Paul Journet, de la Presse, et Michel Dumais, du Journal de Montréal, rapportent la chose sur Twitter et utilisent tous les deux le mot «marde». Le Devoir est plus réservé, tant sur Twitter que sur son site Web, qui, en titre, substitue «merde» à «marde».

«Merde» dans le Devoir

Dernier cas.

Le jour des élections, le 4 septembre, Antoine Robitaille, lui aussi du Devoir, suit Jean Charest. Il twitte ceci : «Manifestants à l’arrivée de Jean Charest au local électoral libéral de Vimont. 3 manifestants, 3 affiches, une faute.» Et il reproduit l’affiche fautive, avec son «s» de trop à «dégages» :

Trois pancartes dans le Devoir

Le Devoir du lendemain publie en p. A1 et A10 un texte de Robitaille, accompagné d’une photo montrant les trois mêmes manifestants avec leurs affiches. Un détail diffère cependant : la photo est cadrée de telle façon que le «s» inutile de «dégages» a disparu. Sur cette photo-là, il n’y a plus de fautes.

Que se passe-t-il donc au Devoir pour que la pudicité linguistique s’y fasse sentir de cette façon ?