Toponymie sportive

Première page de la Presse d’hier : «Exclusif. Remplacement de Champlain. Un pont Maurice-Richard ?». Au-dessus de ces mots, un montage : une photo du joueur, souriant, avec son maillot de capitaine des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, devant une partie de la structure du pont Champlain.

Sous le titre «Un pont Maurice-Richard ? Le futur pont Champlain pourrait porter le nom du Rocket», à côté d’une autre photo du joueur, mais en pleine action, une explication (p. A4). Le pont qui lie actuellement Montréal et la Rive-Sud, le pont Champlain, doit être remplacé par un nouveau. Et il pourrait changer de nom.

Le ministre des Transports, Denis Lebel, a indiqué que le nom de l’ancien joueur de hockey du Canadien de Montréal se démarque nettement de toutes les autres suggestions soumises par les Québécois intéressés par le nom de l’ouvrage qui doit remplacer le pont Champlain d’ici 10 ans au plus tard.

Le ministre a indiqué que le gouvernement choisira le nom après avoir consulté les citoyens, au moment opportun.

L’Oreille tendue ayant beaucoup écrit sur Maurice «Rocket» Richard, cette possibilité toponymique l’intéresse. Ci-dessous, quelques réflexions préliminaires.

Une constatation, d’abord : le pont va donc changer de nom ? Cela avait échappé à l’Oreille. On devrait pourtant savoir, au Québec, qu’il peut parfois être délicat de faire disparaître un nom venu du passé. On en a fait l’expérience dans la ville de Québec, en 2009, puis en 2012, quand on a voulu rebaptiser l’autoroute Henri-IV en route de la Bravoure. Des professeurs du Département d’histoire de l’Université Laval, Michel De Waele et Martin Pâquet, se sont prononcés contre cette proposition dans les pages du Devoir le 20 janvier 2012, en rappelant l’importance du roi Henri IV dans la colonisation de la Nouvelle-France. Il n’est pas toujours indiqué de faire table rase du passé. (En mai 2012, la Commission de toponymie a tranché : «C’est le prolongement de l’autoroute Henri-IV, qui va de l’avenue Industrielle jusqu’à Shannon, qui portera désormais ce nom» de route de la Bravoure. Cela s’appelle couper la poire en deux.)

Un rappel, ensuite : ce n’est pas le premier projet d’envergure qui concerne la patrimonialisation du Rocket. Au moment de sa mort, certains auraient voulu baptiser l’aéroport international de Dorval de son nom; on a choisi plutôt celui d’un ancien premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau. Pour d’autres, le Centre Molson, le mont Royal, les rues Sainte-Catherine, Atwater ou Sherbrooke, ou le pont Viau auraient fait l’affaire. Après les autoroutes politiques (Jean-Lesage) et musicales (Félix-Leclerc), on a pensé faire de l’autoroute 50, celle qui mène les Montréalais à Gatineau, puis à Ottawa, l’autoroute Maurice-Richard. Quelqu’un a suggéré de remplacer la fête de Dollard, instituée en l’honneur de Dollard des Ormeaux, ce pseudo-héros du XVIIe siècle, par la fête de Maurice Richard.

Une mise au point : si ces projets n’ont pas abouti, la mémoire de Maurice Richard est néanmoins diversement honorée au Québec. Il a droit à son aréna, dans l’Est de Montréal, qui a pendant quelques années hébergé un musée en son honneur. À son lac, dans la région de Lanaudière, au nord-ouest de Saint-Michel-des-Saints. À sa baie, la baie du Rocket, à l’extrémité du lac Brochu, dans le réservoir Gouin, près de La Tuque. À sa rue et à sa place, à Vaudreuil-Dorion. À son parc, voisin de l’endroit où il habitait, rue Péloquin, à Montréal. À son restaurant, le 9-4-10, au Centre Bell. À son étoile de bronze sur la promenade des Célébrités, rue Sainte-Catherine, à côté de celle de la chanteuse Céline Dion. À ses trophées : la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal honore périodiquement un sportif en lui remettant le prix Maurice-Richard; Sports-Québec souligne les exploits par ses «Maurice» — il n’est pas nécessaire de dire le nom de famille de ce Maurice-là. À ses statues (quatre, uniquement à Montréal) : devant l’aréna auquel il a donné son nom; au complexe commercial Les Ailes; dans l’Atrium des champions, au Centre de divertissement du Forum Pepsi, l’ex-Forum de Montréal, là où s’est déroulée la carrière du joueur; à côté du Centre Bell. (Lecteur, crois-le ou non : cette énumération est volontairement incomplète.)

Autrement dit : le nom de Maurice Richard n’est-il pas suffisamment déjà présent dans l’espace public québécois ?

Une question, pour terminer : que représente le nom de Maurice Richard ?

On a pu discuter de la pertinence de remplacer, à Montréal, le nom de Dorchester par celui de René Lévesque et de rebaptiser l’aéroport de Dorval en l’honneur de Pierre Elliott Trudeau. Il reste que personne ne peut mettre en doute l’importance de ces deux premiers ministres, le premier à Québec, le second à Ottawa, dans l’histoire de la province et du pays. Maurice Richard était certes un grand joueur, mais cela suffit-il à marquer durablement une société ? Voudrait-on inscrire une fois de plus dans l’espace public, et majestueusement, le souvenir d’un homme dont on ne connaît aucune position sociale significative ? Quel est le sens de l’idolâtrie envers celui qui fut presque muet sur les interrogations essentielles de son temps en matière de politique, de société et de culture ?

Il faudrait encore se poser la question de la violence de Richard du temps où il était joueur, violence attestée par les déclarations de Richard lui-même et par les chiffres (minutes de punition, montant des amendes). De deux choses l’une. Soit Maurice Richard était un joueur violent, et l’on peut se demander s’il faut légitimer, même rétrospectivement, cette violence. Soit Maurice Richard répondait par la violence à la violence exercée à son endroit, et l’on peut se demander pourquoi il faudrait signaler les faits d’armes d’une victime. Le discours commun fait souvent l’économie d’une réflexion sur ce problème; le discours étatique devrait y aller voir d’un peu plus près.

On peut très bien reconnaître l’importance de Maurice Richard au Québec et dans le reste du Canada, et hésiter à pousser la commémoration au point de vouloir mettre son nom à la place de celui de Samuel de Champlain.

P.-S. — Dans la version Web de la Presse, ce sujet est devenu la «Question du jour». C’est dire son importance.

Question du jour, la Presse, Montréal, 2012

Vie et mort du bougon ?

En 2004, la télévision de Radio-Canada lançait la série les Bougon. C’est aussi ça la vie !

Bougon ? Voici comment l’Oreille tendue définissait le terme alors.

Prestataire de l’aide sociale qui n’a pas besoin de consultant pour faire preuve de vision. Le bougon s’enrichirait sans jamais travailler, ce qui ne l’empêche pas de dépenser beaucoup d’énergie pour se faire vivre par le gouvernement. Synonyme : affreux, sale et habile.

Histoire. Mot ancien au sens de râleur renfrogné, mais popularisé en ce nouveau sens par une émission de télévision lancée par la Société Radio-Canada en janvier 2004. Comme le dit son auteur, «J’aimerais qu’un jour on dise de quelqu’un qui est contre le système que c’est un Bougon» (la Presse, 11 janvier 2004). Circule sous des formes diverses, plus ou moins neuves : «Il n’y a pas de scandale “Bougon”, à peine quelques gémissements, quelques râles, un peu de bougonnage, en somme» (la Presse, 9 janvier 2004); «Petite bougonnerie journalistique» (la Presse, 12 janvier 2004); «La Bougonmanie frappe : 1 945 000 téléspectateurs» (la Presse, 16 janvier 2004); «Bougonner autour des Bougon» (le Devoir, 19 janvier 2004); «Fraude bougonnante et fraude bourgeonnante» (le Devoir, 24-25 janvier 2004).

Donc, pour 2004, outre bougon : bougonnage, bougonnerie, bougonmanie, bougonner, bougonnante.

Par la suite, le mot a continué à exister, avec ou sans guillemets, tant pour désigner les pauvres que les riches qui abusent de l’État, communément appelé «le système» :

«Les Bougon de la pub» (le Devoir, 4-5 juin 2005, p. A7).

«Un plan Bougon, accuse l’ADQ» (la Presse, 24 mars 2006, p. A10).

On notera que bougon est ici employé comme adjectif.

«20 000 “Bougons” pris au piège au Québec» (la Presse, 31 mars 2006, p. A7).

«Les Bougon pilleurs de la faune» (le Devoir, 8 décembre 2006, p. B8).

«Les Bougon de la location» (la Presse, 19 février 2007, p. A1).

«Québec épingle 26 000 “Bougon”» (la Presse, 8 janvier 2008, p. A1).

Si le mot a moins fait les manchettes par la suite, il n’en continue pas moins sa vie publique jusqu’à aujourd’hui.

Alecka le chante en 2011 :

Ben voyons don
Heille creton
C’est don ben bon
Heille creton
Dans l’fond
Bougon gigon
Ou bedon

Et le Devoir titre, les 2-3 juin 2012 : «La chasse aux “Bougon saisonniers» (p. B1).

 

[Complément du 10 avril 2013]

Titre vu dans la Presse du jour : «Fiscalité. Québec solidaire veut traquer les “Bougon”» (p. A11). De qui s’agit-il ? De ceux qui cachent de l’argent dans les paradis fiscaux. Les Bougon(s) sont partout.

 

Référence

Alecka, «Choukran», Alecka, 2011, étiquette Spectra musique

Chronique vestimentaire

Amir Khadir est député à l’Assemblée nationale du Québec. Il représente la circonscription de Mercier pour le parti Québec solidaire. Il a été arrêté le 5 mai durant une manifestation étudiante.

Commentaire du journal la Presse : «Cela nous rappelle que derrière le député Khadir, poli et cravaté, il y a le militant, plus radical, qui saute parfois une coche, dont le jupon gauchiste dépasse» (8 juin 2012, p. A21).

L’Oreille tendue a parlé de cette cochepéter ou à sauter) le 23 mars 2010.

Mais qu’est-ce que ce «jupon» qui «dépasserait» ? Ce n’est pas une «Jupe de dessous» (le Petit Robert, édition numérique de 2010) — on ne sache pas qu’Amir Khadir en porte —, mais le signe que quelque chose que l’on voulait cacher est visible malgré tout. Qui a le jupon qui dépasse en révèle plus qu’il ne le voudrait.

Autres exemples

«Le jupon dépasse à la FPJQ» (le Devoir, 4-5 décembre 2010, p. B4).

«Quand le jupon de la recette dépasse» (la Presse, 27 novembre 2010, cahier Arts et spectacles, p. 15).

N.B. Dans les années 1970, le Canada est passé au système métrique. Cela ne semble toutefois pas s’appliquer aux jupons qui dépassent.

«Le jupon dépassait de plusieurs pouces» (la Presse, 10 août 2004, p. A10).

Victimes de la grève et de la loi 78

Des associations étudiantes québécoises sont en grève depuis plusieurs mois. Elles en ont contre la hausse des droits de scolarité universitaires décidée par le gouvernement du premier ministre Jean Charest.

À cette grogne s’en ajoute une autre, contre la Loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent (communément appelée loi 78).

Cela dure depuis longtemps : les dérapages et exagérations étaient prévisibles de part et d’autre. Parmi les victimes du conflit, il y a les mots. L’Oreille tendue en a repéré quelques-unes dans les textes des pancartes des manifestants; ce ne sont pas les seules.

Mettre côte à côte, dans un tweet, les noms de Charest et de Pinochet ? Non.

Appeler les leaders étudiants des «communistes» ? Non.

Comparer les policiers du Service de police de la ville de Montréal aux tontons macoutes ? Non.

Traiter la Société de transport de Montréal de «collabo» parce qu’elle transporte les personnes arrêtées ? Non.

Rapprocher le carré rouge — le symbole de la grève étudiante — de l’étoile jaune ? Non.

Il y a des victimes — de chair et d’os — qui doivent se retourner dans leur tombe.

 

[Complément du 21 juin 2012]

Sur la même question, on lira avec profit Patrick Lagacé («Une théorie à cinq sous», la Presse, 14 juin 2012) et Antoine Robitaille («Les ravages de la polarisation», le Devoir, 16-17 juin 2012, p. A1 et A12).

Un autre mot vous manque, et tout est dépeuplé

Il y a peu, l’Oreille tendue déplorait l’absence, dans les débats québécois actuels, du mot casuistique (c’est ici). Il en est un autre qu’il serait utile de garder à l’esprit : manichéisme.

Non pas la «Religion syncrétique du Perse Mani (IIIe s.), alliant des éléments du christianisme, du bouddhisme et du parsisme, et pour laquelle le bien et le mal sont deux principes fondamentaux, égaux et an tagonistes» (le Petit Robert, édition numérique de 2010), mais, plus communément, la «Conception dualiste du bien et du mal» (bis).

Ces jours-ci, le mot s’applique sans mal d’un bout à l’autre du spectre politique. Deux exemples.

Un des personnages les plus visibles des manifestations récentes au Québec est Anarchopanda : sous un costume contrasté, un professeur de philosophie dans un cégep montréalais participe aux manifestations, du côté des manifestants, pour offrir des câlins aux policiers qui les encadrent. Il est devenu un personnage public : on le voit sur des pancartes, le Devoir lui consacre un article, il donne des entrevues. Dans l’une de celles-ci, il distingue, deux fois, les «meilleurs étudiants» de «ceux qui ont du fric». Ce n’est pas pour rien que son costume est noir et blanc.

Denise Bombardier est chroniqueuse et romancière (dit-on). Depuis quelques semaines, dans les pages du Devoir, elle ne se peut plus : elle y déverse des tombereaux de bile (noire) contre les manifestants de tout acabit, surtout les leaders des associations étudiantes en grève. Le 26 mai, elle tranche, anaphoriquement : «La rue a gagné.» D’un côté, le désordre de la foule — et sa victoire. De l’autre, symétriquement, l’État de droit — et sa «reddition».

Blanc bonnet et bonnet blanc.