Joueurs et lecteurs

Qui ne s’est pas un jour demandé ce que lisent les sportifs ? Plus précisément encore : les joueurs de hockey. En effet, les joueurs de hockey lisent.

Dans l’excellent recueil de quelques-uns de ses articles que vient de faire paraître Roy MacGregor, Wayne Gretzky’s Ghost and Other Tales from a Lifetime in Hockey (2011), on trouve des exemples de patineurs-lecteurs. L’inénarrable Don Cherry, aujourd’hui commentateur à la télévision, mais ci-devant joueur et entraîneur, raffole des livres d’histoire; il prétend même avoir lu tous les livres sur Horatio Nelson et la bataille de Trafalgar (p. 146). L’ex-gardien Gilles Gratton, un lecteur avide — «He reads constantly, even on the road» —, favorisait les livres d’astrologie, mais il ne dédaignait pas la lecture du Seigneur des anneaux (p. 158). Alexandre Daigle n’a pas eu la carrière qu’on lui promettait dans la Ligue nationale de hockey. Est-ce pour cela qu’il s’est mis à la lecture de Shakespeare et de Platon (p. 170 et p. 182) ? Ou l’inverse ?

Ken Dryden, qui fut gardien de but pour les Canadiens de Montréal avant de devenir député et ministre, a écrit des livres, dont un avec MacGregor (Home Game. Hockey and Life in Canada, 1989). En 1983, il publie The Game, un des rares classiques de la littérature sportive au Canada. Il y parle peu de ses propres lectures, bien qu’il cite Brecht (p. 128) et qu’il commente Freud (p. 190). En revanche, il décrit celles de ses coéquipiers Réjean Houle (des journaux et des biographies : Moshe Dayan, Martin Luther King, Pierre Elliott Trudeau [p. 69]) et Doug Risebrough (le même livre, ou une partie de celui-ci, durant toute une saison : Wind Chill Factor [p. 75]). Celles de Guy Lafleur ne sont pas abordées par Dryden, mais l’ailier droit en parle à Victor-Lévy Beaulieu en 1972 : «Je lis beaucoup de romans policiers, je lis toujours une centaine de pages avant de m’endormir. Je viens de terminer l’Édith Piaf de Simonne Berthaut, et le Parrain et Papillon» (p. 27).

L’actuel gardien des Flyers de Philadelphie aime bien exposer sa culture littéraire. C’est ce que souligne Jean Dion dans les pages du Devoir le 24 décembre 2011 : Ilya Bryzgalov trouverait réconfort «dans la lecture des philosophes grecs de l’Antiquité, Socrate (bien qu’il n’ait laissé aucun écrit), Platon, Aristote, chez Dostoïevski et Tolstoï» (p. C5).

Gratton, Dryden, Bryzgalov : ajoutons un quatrième cerbère — pour parler hockey — à cette courte liste, Jacques Plante. (On ne s’étonnera pas que les gardiens soient nombreux parmi les membres du peuple du livre hockeyistique : ils sont d’une espèce particulière.) Plante était connu tant pour avoir imposé le port du masque chez ses confrères que pour ses excentricités (il tricotait, il souffrait d’étranges troubles respiratoires, etc.). Il était dès lors attendu qu’il lise — mais à sa façon. S’il faut en croire Trent Frayne, dans The Mad Men of Hockey (1974), Plante, dans ses lectures, mêlait l’utile à l’agréable, tout en se méfiant de l’ennui :

Il attachait à sa chaussure un haltère de seize livres. Il lisait trois pages de son livre, faisait une pause pour lever l’haltère trois fois, de nouveau trois pages, puis trois autres levées. Il passait ensuite à l’autre jambe et, au besoin, à un autre livre (p. 41, traduction maison).

Plante pratiquait donc non seulement l’alternance des exercices, mais aussi des livres à lire. (Il s’agissait surtout de biographies, en anglais ou en français : Staline, Jacqueline Kennedy, Eisenhower, Churchill, Lénine, Khrouchtchev, Marx, Mao, Lester B. Pearson.)

Jean Béliveau fut un des plus célèbres coéquipiers de Jacques Plante. La lecture joue un rôle important dans son image publique. On le photographie en train de lire, ici par exemple. Il participe à des publicités pour la «Collection littéraire» des Éditions Marabout. Lecteur de romans policiers, Béliveau siège en 1956 au jury d’un prix québécois qui récompense un livre de Bertrand Vac, l’Assassin dans l’hôpital. Dans ses Mémoires, il se souvient de ses séances de lecture quand il habitait à Québec (p. 68 et p. 73), puis à Montréal (p. 136). Que lisait-il ? Ma vie bleu-blanc-rouge ne permet pas de répondre à cette question.

Jean Béliveau lecteur

Maurice Richard a joué avec Plante et Béliveau. On ne connaît pas avec beaucoup de précision ses lectures. S’il lui arrive d’être représenté un livre à la main, ce n’est jamais très instructif; sauf exceptions, on ne le dépeint qu’en présence de livres pour la jeunesse. Il signe la préface de quelques ouvrages, ce qui leur confère de la crédibilité, mais n’assure pas qu’il les ait lus. Lorsque sa famille met à l’encan une partie de la collection particulière du Rocket, il n’y a que quelques revues disponibles et peu de livres; toutes ces publications portent sur lui-même. C’est peu pour un portrait du marqueur en lecteur. Signalons un cas singulier : Richard et sa famille vantant un… dictionnaire.

Lecture du dictionnaire en famille chez Maurice Richard

On se gardera de tirer des conclusions d’un aussi petit échantillon, mais on peut néanmoins émettre une hypothèse : sauf pour Richard, les livres sur le hockey ne paraissent pas tenir une grande place dans les lectures des hockeyeurs. Mais les plombiers lisent-ils des livres sur la plomberie ?

P.-S. — L’Oreille a un fort vague souvenir de Rick Chartraw, un joueur des années 1970-1980 pour les Canadiens, parlant de sa lecture de Camus — mais peut-être a-t-elle rêvé.

 

[Complément du 16 mars 2017]

La chaîne Historia a consacré une série télévisée à Jean Béliveau. Selon la Presse+ du jour, on le voit en lecteur de Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy. C’est noté.

 

[Complément du 26 février 2023]

Sur son blogue, Stephen Smith évoque lui aussi des lectures de Jean Béliveau : Françoise Sagan et Tolstoï (il tiendrait un de ses ouvrages sur la photo évoquée ci-dessus).

 

Références

Beaulieu, Victor-Lévy, «Un gars ordinaire, qui vise le sommet», Perspectives (la Presse), 14 octobre 1972, p. 22, 24 et 27.

Béliveau, Jean, Chrystian Goyens et Allan Turowetz, Ma vie bleu-blanc-rouge, Montréal, Hurtubise HMH, 2005, 355 p. Ill. Préface de Dickie Moore. Avant-propos d’Allan Turowetz. Traduction et adaptation de Christian Tremblay. Édition originale : 1994.

Coucke, Paul, «Le prix du roman policier est décerné à Bertrand Vac», la Patrie, 31 janvier 1956, p. 24.

Dryden, Ken, The Game. A Thoughtful and Provocative Look at a Life in Hockey, Toronto, Macmillan of Canada, 1984, viii/248 p. Nombreuses rééditions et traductions. Édition originale : 1983.

Frayne, Trent, The Mad Men of Hockey, Toronto, McClelland & Stewart Limited, 1974, 191 p. Ill. Autre édition : New York, Dodd, Mead and Company, 1974, 191 p. Ill.

MacGregor, Roy, Wayne Gretzky’s Ghost and Other Tales from a Lifetime in Hockey, Toronto, Random House Canada, 2011, xx/369 p. Ill.

Ceci n’est (toujours) pas une rétrospective

C’était le 1er janvier 2011 : «Tout un chacun le sait : l’Oreille tendue n’aime pas les rétrospectives — du millénaire, du siècle, de la décennie, de l’année, du mois, du jour, de l’heure, de la minute, de la seconde.» Elle ne va donc pas se dédire et annoncer son «Mot de l’année 2011». Cela étant, ce genre d’annonce mérite réflexion. D’où ces «mots de l’année» sortent-ils ?

Les médias raffolent de l’exercice. «“Autrement”, mot vague de l’année», titre Antoine Robitaille dans le Devoir des 17-18 décembre 2011 (p. B2). Son collègue Christian Rioux, le 6 janvier 2012, énumère «Les mots de 2011» (p. A3) et propose qu’on les laisse de côté pendant au moins un an : «autrement», «indignés», «ouverture», «intelligent», «persévérance», «patente à gosse» seraient des «mots-valises», «de véritables béquilles de la pensée».

On pourrait pousser l’énumération plus loin. Pour le Québec médiatique de 2011, certaines séries lexicales ont connu un succès incontestable. La série des C : la triade «collusion» / «corruption» / «commission», «commotion (cérébrale)», «cônes (oranges)» et «(Randy) Cunneyworth». Celle des P : «paralume», «printemps arabe» (il y a aussi «rue arabe»), «pont» et «PPP» (le pauvre parti de Pauline). On a déjà vu celle des I : «indigné» et «indignation».

Quand les médias ne s’en occupent pas, d’autres prennent leur place. En France, le Festival XYZ du mot nouveau vient, par exemple, de retenir «attachiant» comme néologisme de 2011.

La pratique de choisir les mots de l’année n’est évidemment pas propre au monde francophone. Le 26 décembre, le Philadelphia Inquirer, sous la signature d’Amy S. Rosenberg, publiait «Occupied with the Word of the Year 2011». Et il n’y a pas que les journaux à s’en mêler : ainsi qu’elle le fait depuis 1990, l’American Dialect Society (ADS) a annoncé, le 5 janvier, le résultat du vote de ses membres. En 2011, comme pour le quotidien de Philadelphie, ils ont sélectionné «occupy».

Ces mots, locaux ou universels, s’imposent de deux façons. D’abord, par la répétition, la redite, le martèlement : utiliser le même mot jour après jour l’impose dans les consciences. Ensuite, par l’adaptation : il s’agit moins de reprendre un mot dans son contexte premier que de le placer dans de nouveaux. C’est particulièrement visible dans les médias dits «sociaux». On postulera même l’hypothèse que l’adaptation est plus efficace que la simple répétition pour assurer la pérennité d’un mot.

Soit le cas d’«occupy» / «occupons». Originellement employé pour désigner un mouvement social protéiforme («Occupy Wall Street»), il a par la suite été repris à toutes les sauces, comme le note Ben Zimmer, de l’ADS, interviewé par Amy S. Rosenberg. En anglais : «Occupy Christmas !», «Occupy Amazon», «Occupy Sesame Street», «OccupyTheCell», «Occupy Music», «Occupy NYT». En français (en quelque sorte) : «OccupyFrance», «OccupyParis», «occupons_les_superhéros», «Occupons le Bye Bye 2011 !!», «Occupez le Pôle Nord, et l’esprit de Noël», «Occupons St-Hubert» (la «plaza» de ce nom), «OccupyLesCentreDachats». On fera une place à part à la manchette suivante : «Occupy le train et le potager» (la Presse, 16 novembre 2011, p. A14). Comme «fusion» / «défusion» au Québec au début des années 2000 et comme «tsunami» partout dans le monde en 2004 et en 2011, le couple «occupy» / «occupons», par sa plasticité, devrait avoir un bel avenir.

On n’en fera cependant pas un prévision officielle, car les choses changent vite en ce domaine. Hier, Marie-France Bazzo, sur Twitter, pouvait écrire, par allusion à la situation parlementaire québéco-canadienne : «Le mot de janvier 2012 : “transfuge”. “Autrement”, ça fait teeeelllement décembre 2011…»

P.-S. — Quel est le mot de l’année pour les lecteurs de l’Oreille tendue ? On peut penser qu’il s’agit de swag. Ils sont plus de 15 000 à avoir consulté la page consacrée à ce mot. L’Oreille ne se l’explique pas.

 

[Complément visuel du 15 mars 2012]

«Occupy Bourdieu», Université de Montréal, 2012

«Occupy Rousseau», 2012

Patiner sur l’eau

Samedi dernier, les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — ont congédié leur entraîneur-chef, Jacques Martin, et l’ont remplacé — ô sacrilège ! — par un unilingue anglophone, Randy Cunneyworth. Depuis, psychanalyse nationale.

Même les ministres du gouvernement du Québec s’en mêlent et s’en prennent à celui qui a pris cette décision, Pierre Gauthier, le directeur général du club. La ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, Christine Saint-Pierre, qui est également responsable de l’application de la Charte de la langue française, a déclaré que c’était inacceptable, puisque «Le Canadien est dans nos gènes». Sa collègue du sport, Line Beauchamp, va dans le même sens : «le Canadien est une institution, ça fait partie de notre patrimoine, on a ça dans notre ADN, cela commande des impératifs». Deux ministres généticiennes : on n’en espérait pas tant.

Les journalistes, qui sèment à tout vent, ont leur propre registre métaphorique.

Lyrique comme lui seul sait l’être, Jean Dion, dans le Devoir, fait dans l’aquatique :

À Montréal, le navire ne coule jamais, mais il ne fend jamais l’écume non plus. Il se laisse bercer par les flots, et cela donne des changements de cap qui mènent à laisser partir Saku Koivu, Alexei Kovalev et Michael Ryder pour les remplacer par Michael Cammalleri, Brian Gionta et Scott Gomez. Pas loin du sur-place (19 décembre 2011, p. A1-A8).

À la Presse, François Gagnon saute sur le pont avec lui :

Quand le bateau affronte une tempête, une grosse, une vraie, c’est près du timonier qui s’éreinte à maintenir le cap que le capitaine doit se tenir et non dans les chics salons pour partager champagne et amuse-gueules avec les riches passagers pour les rassurer et prétendre que tout va bien (20 décembre 2011, cahier Sports, p. 3).

C’était prévisible. Dès 2007, Alain-François le chantait dans «C’est pour quand la coupe Stanley ?» :

On part en lion on finit en poisson
I a un problème dans’cage ou de repêchage
C’t’un gros bateau qui prend l’eau
Depuis qu’on a perdu Casseau

Le maître nageur — le sauveur — est tout trouvé : ce sera Patrick Roy («Casseau», pour les intimes). N’a-t-il pas les Canadiens dans son ADN ?

Confusion toponymique

En 2003 commençait au Québec «la saga des fusions-défusions» : un gouvernement a imposé la fusion de certaines municipalités, puis un autre a fait (partiellement) marche arrière. On ne parle plus guère de cette affaire dans l’actualité, mais on en trouve à l’occasion des traces.

Soit une chronique nécrologique parue dans le Devoir le 13 décembre 2011 : «Salon funéraire Guay inc. / 384, rue du Village (Notre-Dame) / Repentigny (Le Gardeur)» (p. B5).

Il faut plus qu’un GPS pour suivre cette toponymie évolutive pré (rue Notre-Dame, Le Gardeur) / post (rue du Village, Repentigny) fusion.

Treizième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Anagramme

Définition

«Mot obtenu par transposition des lettres d’un autre mot» (ex. Marie – aimer) (le Petit Robert, édition numérique de 2010).

Exemples

Chez Rimbaud : «alchimie du verbe» / «levé Rimbaud chie» (Pierre Popovic, 1993, p. 116).

Sur Twitter : «Avez-vous remarqué que “Marine Le Pen” est l’anagramme de “Amène le pire” ou “La Mere Pine” ? Au choix.»

Remarque

L’anagramme n’est pas sans lien avec le palindrome.

 

Référence

Popovic, Pierre, «L’argent dans la lettre-vie d’Arthur Rimbaud», dans Benoît Melançon et Pierre Popovic (édit.), les Facultés des lettres. Recherches récentes sur l’épistolaire français et québécois, Montréal, Université de Montréal, Département d’études françaises, Centre universitaire pour la sociopoétique de l’épistolaire et des correspondances (CULSEC), février 1993, p. 95-117.