Les joies du bilinguisme

Cette publicité, dans la vitrine de l’épicerie près de chez l’Oreille tendue, il y a quelques jours :

«Sans gluten free», publicité, Montréal, 2010

Premier réflexe : qu’est-ce que ce «gluten free» qu’il n’y a pas dans le produit en montre («sans gluten free») ?

Deuxième réflexe : voilà ce que c’est que d’habiter une ville bilingue («sans gluten» / «gluten free»).

Toutes les occasions de citer Gaston Miron étant bonnes, saisissons celle-ci :

Dès que j’ai pu me rendre compte du monde extérieur, je trempais dans un environnement linguistique à prépondérance anglaise et bilingue, le français étant réservé à l’usage domestique. Ce chevauchement des deux langues, plus exactement d’une langue sur l’autre, finissait par composer une trame indifférenciée, les mots allaient par couples et ces paires de signes me saisissaient comme un seul signal. Door/porte, pull/tirer, pont/bridge, meat/viande, lundi/monday, péage/toll, men/hommes, address/adresse, merci/thank you, bienvenue/welcome, etc. Et j’étais cerné par l’affichage, l’annonce, la réclame. Le monde était tel, pensais-je (p. 222).

 

Référence

Miron, Gaston, «Le bilingue de naissance», Maintenant, 134, mars 1974; repris dans l’Homme rapaillé. Poèmes, préface de Pierre Nepveu, Montréal, Typo, 2005, 258 p. Édition originale : 1998.

Retour inattendu

Cinquante jeunes militants du Parti québécois et du Bloc québécois viennent de rédiger une lettre dans laquelle ils mettent en cause certains choix en matière de défense de l’idée de souveraineté politique du Québec. Le Devoir l’a publiée lundi.

Un des signataires, interviewé à la radio de Radio-Canada hier matin, plutôt que de faire comme tout le monde depuis une vingtaine années et de dire souveraineté, a parlé d’indépendance. Serait-ce l’effet de l’Halloween ? Voilà un fantôme qu’on n’avait pas vu depuis longtemps.

 

[Complément du 4 novembre 2010]

Semaine faste ! Dans le Devoir du 3 novembre, la réponse de 136 militants aux 50 signataires de la lettre : «Gouverner en souverainiste et faire l’indépendance» (p. A9).

 

[Complément du 8 avril 2013]

Belle-mère de son état, Bernard Landry est cité dans le Devoir de ce matin : «Utilisons les bons mots. Regardons les choses en face : nous voulons l’indépendance nationale» (p. A3), aurait-il déclaré dans le cadre des États généraux sur… la souveraineté. L’ancien premier ministre du Québec lirait-il l’Oreille tendue ? (Il y a longtemps que celle-ci s’interroge sur la disparition d’indépendance au bénéfice de souveraineté.)

 

[Complément du 11 février 2014]

Peut-être y aura-t-il bientôt des élections au Québec. Le Parti québécois, en tout cas, est déjà en campagne. Il a lancé récemment une publicité intitulée «L’indépendance, ça dépend de nous».

Interprétation du Conseil de la souveraineté (!) : «Son président, Gilbert Paquette, croit qu’avec ce choix sémantique le PQ exprime plus clairement son objectif qu’avec le terme souveraineté» (la Presse, 10 février 2014, p. A7).

Interprétation du parti : «Le président du PQ, Raymond Archambault, soutient, lui, que les mots souveraineté et indépendance sont des synonymes […]» (ibid.).

Voilà qui est plus clair. Ou pas.

Une maille à l’endroit, une maille à l’envers

Au Québec, ce qui est tricoté serré est sans faille.

Il peut s’agir d’une société : «Et puis, c’est qu’on nous la sert monolithique et tricotée serrée, cette société québécoise. Tous blancs, mignons, sortis de la souche de nos aïeux défricheurs, les lofteurs. À d’autres, le fameux vote ethnique. Mais passons…» (le Devoir, 11-12 octobre 2003). Il peut aussi s’agir d’une de ses parties — «L’Asie métissée serrée à Montréal» (le Devoir, 10 août 2010, p. A2) — ou d’une de ses villes — «[La] Vieille Capitale — surtout au niveau des cercles dirigeants — est un petit milieu tricoté serré» (la Presse, 11 janvier 2001).

Laine oblige, l’expression s’appliquerait à l’équipe de hockey dite nationale, les Canadiens de Montréal : «Preuve que la Flanelle est encore tricotée serré dans le cœur des Québécois» (la Presse, 15 janvier 2004, p. S4).

Comme il arrive souvent dès qu’une expression devient populaire, celle-ci connaît de nouveaux emplois.

Soit on l’utilise dans des contextes étonnants, par exemple pour désigner un ensemble de voitures : «Multisegments. Une catégorie métissée serré» (la Presse, 22 avril 2008, cahier Auto, p. 4).

Soit on la modifie juste assez légèrement pour qu’elle reste repérable : on montre par là qu’on sait distinguer les clichés sans y sombrer. Dans Peaux de chagrins, Diane Vincent dit de sa masseuse et de son policier qu’ils sont «crochetés serré» (p. 25). Renald Bérubé évoque, lui, dans les Caprices du sport, des «obligations nombreuses et tressées bien serré» (p. 137). Dans un des quotidiens de l’Oreille tendue hier : «C’est de l’entre nous twitté serré» (le Devoir, 1er novembre 2010, p. B9).

Puis arrive le moment où on lit ceci, dans la Respiration du monde de Marie-Pascale Huglo : «Elle en connaissait un rayon, côté marine, son père était capitaine, elle savait distinguer les authentiques (tricotés serré) des copies et ne plaisantait pas là-dessus : Miss O’Hara ne plaisantait jamais sur la marchandise» (p. 8). Pour une fois que l’expression tricoté serré est utilisée pour désigner proprement des travaux d’aiguille, en l’occurrence un bonnet de marin, c’est à peine si on la reconnaît.

 

[Complément du 26 juillet 2014]

Dans la Presse+ du jour, rubrique cinéma, ceci :

«Famille métissée serrée», la Presse+, 26 juillet 2014

 

 

[Complément du 12 mai 2015]

Existe également en version «Tressé serré» (la Presse, 9 mai 2015, cahier Arts, p. 16).

 

[Complément du 19 septembre 2018]

Lundi soir, à Montréal, un débat télévisé réunissait les aspirants premiers ministres du Québec; c’était une première. Certains se sont opposés à la tenue de ce débat, mais pas Francine Pelletier. Dans le Devoir du jour, elle parle des «Anglos tricotés serrés» qui ont pu s’y reconnaître (p. A11).

 

[Complément du 26 mars 2020]

La publicité aussi, bien sûr.

«Tissés serrés», publicité, mars 2020

 

[Complément du 16 septembre 2021]

En version techno :

«Connectés serrés», publicité de Vidéotron, septembre 2021

 

[Complément du 29 avril 2023]

En version pour bricoleurs.

«Nos clients et nous, on est vissés serrés», publicité, Simplex, 29 avril 2023

 

Références

Bérubé, Renald, les Caprices du sport. Roman fragmenté, Montréal, Lévesque éditeur, coll. «Réverbération», 2010, 159 p.

Huglo, Marie-Pascale, la Respiration du monde. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 165 p.

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.

La vie est belle

En voiture, l’autre jour, l’Oreille tendue tombe, avenue Laurier Ouest, sur cette boutique :

Biotiful, publicité

 

Que de richesses en ce seul mot de Biotiful !

Il y a ce bio qui rassure : on n’imagine pas de bébés phoques éviscérés ici. Vert, un jour; vert, toujours.

On sait qu’on sera là dans le beau, celui de beautiful, grâce aux services qu’offre ce «marchand de vie» : épicerie, naturopathie, ostéopathie, massothérapie, herboristerie, cours de yoga, cours de cuisine «sur l’alimentation vivante», aromathérapie. On peut même s’inscrire à des «ateliers de mieux-être» : «Nous offrons une série d’ateliers sur le bien-être via la respiration, l’utilisation de produits naturels, le sport, la méditation…» Le «bien-être» par la «respiration»; voilà qui inspire — c’est le cas de le dire — confiance.

Le mélange de français (bio) et d’anglais (tiful, à prononcer tifoule) sonne moderne à plein.

À simplement regarder la page web de la boutique, on se sent déjà mieux et on se réjouit de pouvoir profiter de cette «augmentation du goût de la vie».

P.-S. — On ne confondra pas ce biotiful avec un autre, aussi vert («Coton biologique») et aussi moderne linguistiquement («Huit is biotiful»), mais dans un créneau un brin différent.

Biotiful, publicité

 

Merci ?

Le fournisseur de services de télécommunication de l’Oreille tendue la remercie à la suite de travaux dans son quartier :

«Vidéotron vous remercie»

(Yapadkoi.)

Heureusement qu’il est meilleur en télécommunication qu’en grammaire («nous permettront de s’assurer» au lieu de «nous assurer»…).