L’amour de la balle

Andrew Forbes, De l’utilité de l’ennui, 2017, couverture

«l’amour du baseball
n’est pas à la portée de tout le monde»
Serge Bouchard, les Yeux tristes de mon camion

Qui n’a pas, un après-midi d’août 1996, sous un soleil de plomb, à Reno, avec sa compagne, assisté à un concours de traite de vaches entre deux manches d’un match de baseball, lequel opposait des équipes d’une ligue semi-professionnelle ? Qui n’a pas, au milieu des années 1980, au parc de Vincennes, avec un de ses étudiants, suivi un match éliminatoire du championnat de France de baseball ? C’est à ces situations communes que songeait l’Oreille tendue en lisant le recueil d’Andrew Forbes De l’utilité de l’ennui, particulièrement le chapitre «Les gradins». Tout le monde le sait : l’amour du baseball est fait de moments comme ceux-là.

Or Andrew Forbes aime le baseball : ses rituels (les collections de cartes de joueurs, les camps d’entraînement, les saisons de 162 matchs), son histoire (il collectionne les casquettes d’équipes «défuntes», il s’attache à quelques carrières brisées), son rythme, ses lieux (stades, gradins, divans, voitures), son ennui. Dès le premier chapitre, «Sanctuaire», le baseball est décrit comme une pratique religieuse, et cela revient tout au long des textes : «besoin de croire», «chose sacrée et vibrante», «dessein spirituel». La psychologie du partisan est auscultée sous toutes les coutures. L’auteur a une équipe favorite, les Blue Jays de Toronto, et deux héros («Vous avez vos héros et moi j’ai les miens»), un contemporain, Ichiro Suzuki, et un plus ancien, Roberto Clemente. À ce sujet, on peut ne pas partager son avis : «Je ne vois pas d’autres joueurs plus dignes de cet honneur [être un héros] que Roberto Clemente.» L’Oreille, si : Jackie Robinson (peut-être pas plus, mais au moins autant). Forbes sait tout ce que le baseball doit à la radio : «Essayez de vous imaginer en train de vaquer tranquillement à vos occupations pendant l’après-midi tout en écoutant un match de hockey. L’ambiance et le décor ne concordent pas»; le baseball, c’est le contraire.

Forbes parles d’«essais»; ses traducteurs, de «textes de balle». Peu importe : se mêlent, sous sa plume, des analyses et des souvenirs, des parallèles entre la vie et le sport ainsi que des allusions au travail des écrivains. Plusieurs phrases emportent l’adhésion de l’amateur et du lecteur : «le baseball est affaire d’épiphanies»; «La saison est longue, mais l’hiver est encore plus long»; «L’échec est l’oxygène du baseball»; «Je regarde le baseball dans l’espoir d’assister à la perfection»; «Le cœur s’ennuie tendrement de tout ce qui disparaît sans promesse de retour.»

Les traducteurs de De l’utilité de l’ennui, Daniel Grenier et William S. Messier, sont deux écrivains québécois dont l’Oreille tendue a déjà loué le travail (le premier, le second, entre autres lectures). Leur traduction ne déroutera pas leurs compatriotes. Leur lexique est fait de plusieurs mots du français du Québec : «perdu dans la brume» (littéralement et au figuré), «philo de cégep», «s’obstiner» (discuter vivement), «pas à peu près», «tout croche», «prendre pour une équipe», «poser un geste», «chaudières» (seaux), «pinottes» (arachides), «sacre» (jure). C’est même vrai d’emplois parfois critiqués : «excessivement» (pour extrêmement), «dispendieux» (cher), «marié» (épousé). À un moment, l’Oreille serait allée plus loin qu’eux : au lieu de «l’accumulation de la gadoue et de la glace», elle aurait écrit «l’accumulation de la slotche et de la glace» — mais c’est affaire de goût.

Il va de soi que Grenier et Messier maîtrisent le vocabulaire technique du baseball en français du Québec; on ne les prendra pas en défaut sur ce plan. On signalera aussi quelques allusions bienvenues. Dans un monde où le gant est parfois appelé mite, on notera avec plaisir la présence de «boules à mites». Les lanceurs doivent lancer des prises, mais vient un moment dans leur carrière où ils doivent manier le «lâcher-prise». Cela étant, on peut bien sûr discutailler. À leur «cogne», l’Oreille préfère spontanément la frappe ou la claque, mais cela n’engage qu’elle (et encore). Un circuit ? Nos traducteurs : «la voilà qui s’en va». L’Oreille : «elle est partie». Pour le duo, un lanceur qui n’a plus tous ses moyens a «perdu le marbre de vue». Or ce lanceur voit encore le marbre, mais il n’arrive pas à y placer la balle comme il le voudrait. Pourquoi ne pas se contenter de la formule, plus habituelle, «il a perdu le marbre» ? Une «balle à changement de vitesse», n’est-ce pas, plus économiquement, «un changement de vitesse», surtout quand on parle, au même endroit, de «lancer» ? Bagatelles que tout cela.

Que faire après avoir lu De l’utilité de l’ennui ? Lire, du même auteur et des mêmes traducteurs, la Constance d’Ichiro et autres textes de balle (2022). Allons-y.

 

[Complément du 5 septembre 2023]

Quand elle a rédigé ce qui précède, l’Oreille tendue croyait avoir perdu les notes qu’elle avait prises en 1996. Depuis, elle les a retrouvées; elles étaient rangées dans un dossier nommé… «Baseball»… Elle peut donc préciser ses souvenirs.

Ce n’était pas en août 1996, mais le 21 juillet, au Moana Stadium de Reno. Il faisait plus de 33 degrés Celsius. Les places coûtaient 4 $. C’était le «John Coats Day», en l’honneur d’un joueur local.

Dans un match de la Western Baseball League, les Chukars de Reno ont, ce jour-là, défait les Bandits de Bend par la marque de 9 à 3, devant 1127 spectateurs, dont deux Montréalais.

Il était bien question d’une vache, mais pas d’une vache réelle. Il s’agissait plutôt d’une mascotte.

Le concours était lacté, mais sans traite; les concurrents devaient, selon les moments du match, ingurgiter la plus grande quantité possible de crème glacée ou boire un litre de lait plus rapidement que leurs opposants.

En l’occurrence, tout ce qui entourait le match était placé sous le thème du lait.

Il y eut aussi une demande en mariage : devaient convoler un instructeur des Chukars (le numéro 4, Jacques Bolton) et une dénommée Selina (orthographe approximative).

La mémoire est bien la faculté qui oublie.

 

Références

Bouchard, Serge, les Yeux tristes de mon camion. Essai, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 303, 2017, 212 p. Édition originale : 2016.

Forbes, Andrew, De l’utilité de l’ennui. Textes de balle, Montréal, Éditions de Ta Mère, 2017, 196 p. Édition originale : 2016. Traduction de Daniel Grenier et William S. Messier. Édition numérique.

Forbes, Andrew, la Constance d’Ichiro. Nouveaux textes de balle !, Montréal, Éditions de Ta Mère, 2022, 312 p. Édition originale : 2021. Traduction de Daniel Grenier et William S. Messier.

Accouplements 210

Frédéric Lenormand, Ne tirez pas sur le philosophe !, 2017, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Dans Candide, son conte de 1759, Voltaire se moque de Leibniz. Quand le personnage de Pangloss parle du «meilleur des mondes possibles», c’est le nom du philosophe allemand qu’il faut entendre.

Dans son roman Ne tirez pas sur le philosophe !, Frédéric Lenormand suppose un chien à un de ses personnages. Son nom ? Leibniz.

Mathieu Bock-Côté est un omnicommentateur québécois formé en sociologie. Selon Wikipédia, il est «favorable à l’indépendance du Québec et défend des positions nationalistes, libérales et conservatrices».

Les concepteurs de l’émission de radio À la semaine prochaine lui supposent un chien. Son nom ? Duplessis.

Dans le premier cas, le nom marquerait la distance. Dans le second, la proximité.

Ce sera tout en matière de bestiaire imaginaire pour aujourd’hui.

 

Référence

Lenormand, Frédéric, Ne tirez pas sur le philosophe ! Roman, Paris, JC Lattès, série «Voltaire mène l’enquête», 2017, 280 p., chapitre sixième. Édition numérique.

La clinique des phrases (112)

La clinique des phrases, Charles Malo Melançon, logo, 2020

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit ce bout de phrase :

Chroniqueur au journal Le Devoir jusqu’à la fin de sa vie, puis à Radio-Collège pour l’émission La cité des plantes […].

L’auteur du texte dont il est tiré est un scientifique : on peut penser qu’il ne croit pas à la réincarnation et qu’il n’estime donc pas possible de collaborer à une émission de radio une fois que l’on est mort.

Revoyons cela :

Chroniqueur au journal Le Devoir, jusqu’à la fin de sa vie, et à Radio-Collège pour l’émission La cité des plantes […].

À votre service.

Autopromotion 700

Les Idées folles, Radio-Canada, logo, 2023

Ce soir, entre 21 h et 22 h, l’Oreille tendue sera au micro de Paul Journet et Rose-Aimée Automne T. Morin, à l’émission les Idées folles de Radio-Canada, pour essayer de répondre, avec David Thibodeau et Aïcha Van Dun, à la question «Comment défendre le français sans être réactionnaire ?»

Elle y reprendra quelques-uns des propos de son livre Le niveau baisse !

 

[Complément du 28 avril 2023]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

 

Référence

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Les anglicismes, ça se remplace

Capsule sur les anglicismes dans le domaine de la gestion

Monique Cormier et Noëlle Guilloton ont conçu une formation numérique gratuite intitulée «Les indésirables : anglicismes du domaine de la gestion». Ça se découvre ici.

P.-S.—Si vous suivez la formation, il n’est pas impossible que vous entendiez la voix de l’Oreille tendue. C’est, en effet, un cas de transparence totale.

P.-P.-S.—Bel exemple de sexisme journalistique ordinaire hier : «Deux femmes ont décidé de prendre à bras-le-corps le problème de la dégradation du français au Québec, en élaborant une formation sur les anglicismes du domaine de la gestion.» Deux femmes ? Une linguiste et une terminologue, plutôt. Personne n’aurait écrit «Deux hommes ont décidé […]».

 

[Complément du 28 avril 2023]

Pour entendre, à la radio, Monique Cormier et Noëlle Guilloton expliquer leur projet, on tend l’oreille de ce côté.