Trouble de l’Oreille

L’Oreille tendue essaie d’être sensible aux modulations de la langue. Elle ne peut donc qu’être troublée quand d’autres signalent un phénomène qu’elle-même n’a pas remarqué.

Exemple : la popularité, dit-on, de l’expression dans le fond.

Cela a commencé avec @NathalieCollard :

«Pourquoi tout le monde commence ses phrases par “Dans le fond…” ? #observationdusamedi.»

Cela a continué avec @AMBeaudoinB et @Hortensia68 :

«@benoitmelancon Avez-vous déjà tendu votre oreille vers “dans le fond” ? Introduit le discours soigné des gens un peu mal à l’aise…» (@AMBeaudoinB).

«@AMBeaudoinB @benoitmelancon Depuis quelques années, lors des exposés oraux, le “dans le fond” est un fléau très répandu» (@Hortensia68).

«@Hortensia68 @benoitmelancon N’est-ce pas ? À chaque début de session, j’avertis mes étudiants que je le remarquerai. C’est une épidémie !» (@AMBeaudoinB).

Cela est de nouveau chez @NathalieCollard :

«J’écoute la radio. J’entends “Dans l’fond” aux deux minutes. Ce tic de langage est devenue une plaie.»

L’Oreille est inquiète. Elle a certes trouvé cette expression dans le blogue OffQc | Quebec French Guide et dans une vidéo célèbre de Solange te parle, «Solange te parle québécois». Pourtant, pour elle, ce n’est pas un «fléau», une «épidémie» ou une «plaie».

Serait-ce qu’elle devient dure de la feuille ?

P.-S. — Dans le fond, non : Solange ne te parle pas québécois.

 

[Complément du 9 mars 2013]

Commentaire, reçu par courriel, d’un professeur de cégep québecquois : «Je l’atteste : l’usage de “dans l’fond” est abusif chez nos étudiants du collégial, et ailleurs sans doute.» L’inquiétude de l’Oreille grandit.

 

[Complément du 28 septembre 2016]

Selon un correspondant de l’Oreille, la source du mal serait glandulaire.

Les douze néologismes du mercredi matin

Dans le monde du numérique. «Podcastiner : remettre au lendemain l’écoute d’une émission de radio» (Jean-Yves Duhoo, cité par @Jean_no).

Dans le monde du bling-bling. «Et, surtout, elles n’ont pas peur d’amener ce que j’appelle du “glumour” dans leur travail, c’est-à-dire un mélange de glamour et d’humour» (la Presse, 2 février 2013, cahier Maison, p. 7).

Dans le monde du voyage. «Après le “surbooking”, le “surluggaging” ? Une entrée de blogue de Lio Kiefer http://bit.ly/Uv5HXe» (@LeDevoir).

Dans le monde de l’âge d’or : «Des géronto-GPS pour boomers presbytes» (la Presse, 14 mai 2012, cahier Auto, p. 5).

Dans le monde de la musique : «La chanson Fuck You [de Bad Religion] est particulièrement “rentre-dedans” et défoulatoire» (la Presse, 26 janvier 2013, cahier Arts, p. 12).

Dans le monde numérique, bis et de l’alimentation. «Le #baguetting à l’Université de Montréal. #UdeM. #Montréal http://t.co/CdUPP8aG» (@uMontreal_news).

Dans le monde de l’alimentation (en quelque sorte), bis. «Les végésexuels sont ceux qui choisissent de n’avoir des relations intimes qu’avec des végétariens» (Radio-Canada, via @PimpetteDunoyer).

Dans le monde familial. «JPRosenczweig, pdt du trib. pour enfts de Bobigny: les enfts font les frais d’une société “adultocentrée@f_inter http://www.rosenczveig.com/» (@ademorel).

Dans le monde urbain. «Un projet de “vélorues” à l’étude» (la Presse, 9 janvier 2013, p. A6).

Dans le domaine de l’aptonymie et de la toponymie. «Se faire voler son chapeau à Latuque, #aptoponymie ? http://ow.ly/gW76g» (@ChroniquesTrad).

Dans le domaine de l’aptonymie, bis. «En passant, voulez-vous un “contraptonyme” ? Bureau de la Fédération de l’âge d’or à MTL est située… rue LAJEUNESSE» (@Ant_Robitaille). Autre exemple : Mme Samson, professeure de musique.

Dans le domaine du livre. Publier beaucoup, pour un écrivain, c’est souffrir de bibliorrhée, dit (disent) Marc Zaffran / Martin Winckler (p. 285 et 299).

 

Référence

Winckler, Martin et Marc Zaffran, «Alter et Ego sont dans un bateau», @nalyses, 8, 1, hiver 2013, p. 284-301. https://doi.org/10.18192/analyses.v8i1.847

Vingt-troisième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Denis Diderot, Jaques le fataliste et son maître, éd. de 1976, couverture

Digression

Définition

«En rhétorique, partie du discours judiciaire qui sort du sujet principal, mais avec l’intention de mieux disposer l’auditoire : il s’agit de distraire celui-ci par des informations accessoires quand la matière devient trop sèche, d’exposer des faits ou des événements tragiques dans un contexte religieux qui en atténue les effets (cf. les Oraisons funèbres de Bossuet), ou encore de renforcer la tension par une suspension du thème central au moment même d’un tournant décisif (effet de retardement).

En tant que technique narrative, la digression a été abondamment mobilisée au cours de la seconde moitié du XVIIIe s., au point de devenir l’axe même autour duquel le récit s’articule : cf. Tristram Shandy (1760) de L. Sterne, et Jacques le fataliste (1778) de Diderot» (Dictionnaire des termes littéraires, p. 143).

Exemples

«Esquisser ce personnage, ce sera peindre une certaine portion de la jeunesse actuelle. Ici la digression sera de l’histoire» (Béatrix).

«Caine avait d’ailleurs fini par ne plus s’intéresser qu’à la confection minutieuse de ce leurre, pure apparence, contenant vide et formel, efficace comme peut l’être un accessoire de théâtre, qui — digression — prodigue toujours un peu plus des particularités réelles de l’objet qu’il simule, et en restitue ainsi tous les traits bien mieux que ne le ferait au même endroit l’objet lui-même, délivré dans sa vérité molle» (le Méridien de Greenwich, p. 221).

Remarques

1. Tous les auteurs n’ont pas l’amabilité d’Honoré de Balzac, de Jean Echenoz ou de Fontenelle (Digression sur les Anciens et les Modernes, 1687). Il est le plus souvent difficile de savoir quand commence (et donc où finit) une digression.

2. La pièce «Digression» se trouve sur l’album The Very Best of de Lennie Tristano (2009).

3. De la digression, on dit fréquemment qu’elle est «longue». Voilà pourquoi nombre d’auteurs s’excusent d’y avoir recours.

4. Il peut arriver que la digression soit niée : «Ce qui a pu paraître au lecteur une digression n’en est pas une, en vérité» (le Peintre de la vie moderne).

5. On peut sans mal contester la datation (1778) de Jacques le fataliste par le Dictionnaire des termes littéraires.

 

[Complément du 11 juin 2015]

Laurence Sterne ? Tristram Shandy ? «Digressions, incontestably, are the sunshine;—they are the life, the soul of reading;—take them out of this book for instance,—you might as well take the book along with them;—one cold eternal winter would reign in every page of it; restore them to the writer;—he steps forth like a bridegroom,—bids All hail; brings in variety and forbids the appetite to fail» (éd. 1979, p. 95).

 

[Complément du 1er novembre 2016]

Qu’arrive-t-il quand une doctorante soutient sa thèse sur la digression ? Clémentine Mélois, la doctorante, et Jean-Bernard Pouy, un membre de son jury, ont joué la chose dans la livraison du 30 octobre 2016 de l’émission Des Papous dans la tête de France Culture. C’est digressif à souhait.

 

[Complément du 29 mai 2023]

Ceci, dans le plus récent roman de François Hébert, Frank va parler (2023) :

Quelqu’un me fera peut-être remarquer que je fais une digression à la manière de Laurence Sterne.
Non ?
Mais oui !

 

Références

Balzac, Honoré de, Béatrix, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Nos classiques», 2011. Édition numérique. Édition originale : 1845.

Baudelaire, Charles, le Peintre de la vie moderne, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Nos classiques», 2010. Édition numérique. Édition originale : 1869.

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Sterne, Laurence, The Life and Opinions of Tristram Shandy. Gentleman, Penguin Books, coll. «The Penguin English Library», 1979, 659 p. Ill. Edited by Graham Petrie with an Introduction by Christopher Ricks. Édition originale : 1759.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Subtil distinguo, ter

Quand le Devoir se trompe, le journal publie un «Rectificatif» : «Une erreur s’est glissée le vendredi 1er février en page B 9 dans la légende la photo accompagnant le texte sur Israël. La photo montrait la statue d’un soldat israélien (et non un véritable militaire) sur le terrain d’un poste de l’armée israélienne du mont Bental, sur le plateau du Golan» (4 février 2013, p. A8).

Quand la Presse se trompe, le journal publie une «Précision» sur un «malentendu» : «Dans un article publié le 26 janvier 2013 sur le site web lapresse.ca, nous avons erronément indiqué que Me Anne-France Goldwater, l’avocate de la requérante dans l’affaire de “Lola et Éric”, avait identifié “Éric” lors d’une entrevue diffusée sur les ondes du 98,5 FM et qu’elle s’exposait à des accusations d’outrage au tribunal. Or, il s’avère que Me Goldwater n’a jamais identifié “Éric” lors de cette entrevue et qu’elle n’a donc commis aucune infraction de nature juridique ou déontologique. Nous sommes désolés de ce malentendu» (31 janvier 2013, p. A2).

Ce n’est pas du tout la même chose : celui qui «rectifie» s’est trompé («erreur»), alors que celui qui «précise» s’est trompé («erronément»).

(L’Oreille tendue remercie un de ses fidèles lecteurs, Colibrius, d’avoir attiré son attention sur cette fine distinction.)

 

[Complément du 7 février 2013]

L’amateur de «rectificatifs» / «précisions» se doit de connaître le Tumblr Errratum (avec trois r) de @xkr.

 

[Complément du 21 août 2015]

Ceci, dans la Presse+ du jour :

La Presse+, 21 août 2015, rectificatif

 

Y aurait-il un changement de vocabulaire à la Presse ? Y reconnaîtrait-on (enfin) qu’on peut se tromper (à l’occasion) ?

 

[Complément du 26 août 2015]

Cela aura duré cinq jours.

La Presse+, 26 août 2015