Seizième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Diaphore

Définition

«On répète un mot déjà employé en lui donnant une nouvelle nuance de signification» (Gradus, éd. de 1980, p. 155; voir aussi la Clé. Répertoire de procédés littéraires).

Exemples

«Sur l’Europe, si rapidement que l’on ne vit rien venir de cette vague de terreur, et ce ne fut pas une vague terreur qui déferla comme une vague, mais bien une vague de terreur, qui déferla sur l’Europe et qui allait tout emporter avec elle» (l’ABC du gothique, p. 15).

«Fou d’un livre, fou à cause d’un livre. Fou d’un genre, à cause d’un genre, et même si ce n’est pas vraiment son genre, en tomber fou» (l’ABC du gothique, p. 67).

«Le temps n’en fait qu’à sa tête et le chauffeur scrute la mienne avec un drôle d’air» (Voyage léger, p. 11).

«Les escargots me sont complètement sortis de la cervelle, et pourtant, certains jours, il fallait se la creuser pour trouver un menu qui satisfasse les clients…» (la Respiration du monde, p. 161).

«Pour élucider le mystère de ceux qui tournent la page, il n’est pas inutile de feuilleter celles signées par Stéphane Ledien» (la Presse, 18 mai 2012, cahier Arts, p. 4).

Remarque

Dans les trois derniers exemples, le mot est repris («la mienne», «la», «celles»), mais pas répété.

Interrogation

Le gouvernement du Québec a voulu augmenter les droits de scolarité universitaires de 1625 $. Des associations étudiantes lui ont répondu par la grève. Dans certaines de leurs manifestations, les participants étaient peu vêtus. C’est le cas de cette manufestante, qui trouve que l’augmentation prévue la frappe trop fort («ça fesse»). Comme ce message se trouve juste au-dessus de «Chacune des deux parties charnues (musculo-adipeuses) de la région postérieure du bassin, dans l’espèce humaine et chez certains mammifères» (le Petit Robert, édition numérique de 2010), ne peut-on pas considérer ce voisinage comme une forme scripto-visuelle de diaphore, de fesser à la fesse ?

Une hausse qui fesse (littéralement)

Source : la Presse, 4 mai 2012, p. A5

 

[Complément du 28 avril 2014]

Après les fesses, les bourses : «Joel Quenneville s’est pris la bourse… et maintenant les Hawks délient les cordons de la leur. 25 000 $ d’amende pour geste obscène» (@MAGodin)

 

[Complément du 2 juillet 2014]

Peut-on parler de diaphore par homonymie ? C’est ce que donne à penser la une du Canard enchaîné du jour : «Les bleus en quart et Sarko en car de police.» (Titre repéré sur Twitter.)

 

[Complément du 28 octobre 2014]

Dans l’entrée «J comme Jesus Price» de la série «ABC de la religion du #Canadien» de son collègue Olivier Bauer, l’Oreille tendue tombe sur cette diaphore biblique : «Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église» (Matthieu 16, 18). Olivier, lui, parle plutôt de «mauvais jeu de mot». En cela, il est d’accord avec Voltaire.

 

[Complément du 12 novembre 2014]

«On ne se réchauffe qu’au feu de bois, au fioul, à l’électricité ou au gaz et ce n’est pas elle, qui ne m’a jamais payé le mien, qui va me dire de quel bois je me chauffe» (Autour du monde, p. 262).

 

[Complément du 11 décembre 2014]

«Quequ’un qui a pas passé ses maths de secondaire 3 faque c’est la moppe qu’y passe dans un IGA jusqu’à 19 ans» («Monde (le vrai)», p. 63).

 

[Complément du 12 décembre 2014]

Deux diaphores pour le prix d’une : l’une en français (bien / biens), l’autre en anglais (good / goods).

Deux diaphores en vitrine

 

[Complément du 22 décembre 2014]

Diaphore animale, chez Daniel Canty, repérée par @SimonBrousseau : «Une chienne amputée d’une patte joue entre celles de la table.»

 

[Complément du 9 février 2015]

Exemple tiré de Parlez-vous franglais ? d’Étiemble : «Beaucoup de ces notions, vous le constaterez sans peine, mais avec peine, sont maintenant devenues “bien françaises”» (éd. de 1991, p. 290).

 

[Complément du 27 mars 2015]

Entendu l’autre jour, vers la quinzième minute de l’émission Des Papous dans la tête du 15 mars 2015, un extrait de la chanson «Hay dit oh» de Bourvil et Pierrette Bruno :

[Elle] Le panorama te plaira
Là haut tu feras
Avec ta nouvelle caméra
Une bobine comme ça

[Lui] T’as pensé à celle que je f’rais
Si jamais on tombait
Dans le piège
De l’abominable homme des neiges

 

[Complément du 10 août 2015]

Le comte Medroso «était familier de l’Inquisition; milord Boldmind n’était familier que dans la conversation» (Voltaire, article «Liberté de penser», Dictionnaire philosophique, cité dans Tolérance, p. 51).

 

[Complément du 9 septembre 2015]

Ce matin, Stéfanie Trudeau, l’ex-Matricule 728, était à la radio de Radio-Canada, au micro d’Alain Gravel. Elle y a notamment dit ceci : «Moé j’veux r’venir chez nous avec tout’ mes membres, pis j’veux qu’mes membres de mon escouade fassent la même chose.»

 

[Complément du 9 juin 2016]

Un autre exemple tiré d’un polar, Mardi-gris (1978), d’Hervé Prudon : «Nos trois mauvais sujets en trouvèrent donc un quatrième, de satisfaction celui-là, il n’y aurait pas foule dans les rues et sur les routes et ils pourraient opérer en souplesse» (p. 113).

 

[Complément du 10 juin 2016]

L’Oreille tendue, ces jours-ci, fait du ménage dans ses polars. Elle y retrouve la Position du tireur couché (1981) de Jean-Patrick Manchette : «Terrier lui donna vingt-six ans. Elle lui donna une clé» (p. 36); «En sortant d’une charcuterie une maman flanqua une claque à un bambin qui la flanquait, il se mit à hurler» (p. 92).

 

[Complément du 30 juillet 2016]

«— Ma femme, ça fait longtemps qu’elle a pris son paquetage elle aussi.
— Elle s’est tirée ?
— Oui. Une balle dans la tête après la mort de notre fils» (Ian Manook, les Temps Sauvages, p. 268).

 

[Complément du 7 décembre 2016]

Ceci, lu dans Comment j’ai fait mon dictionnaire de la langue française (1880) d’Émile Littré : «Dans cette inerte attente, et pour tuer le temps qui me tuait, je mis à contribution la bibliothèque de M. le docteur Formorel […]» (éd. de 1897, p. 40).

 

[Complément du 30 janvier 2017]

Chez Éric Chevillard : «J’ai froissé ma serviette dessus pour que le monsieur ne le soit pas lui-même s’il revenait, en voyant que j’ai fait la fine bouche avec son dessert» (Ronce-Rose, p. 22).

 

[Complément du 29 février 2018]

Encore chez Éric Chevillard : «Leurs grimaces ont tant souillé les vitrines des librairies du quartier que celles-ci ont préféré fermer. Se vendent à présent dans ces boutiques des costards étriqués pareils à ceux qu’ils taillent aux écrivains véritables et des plastrons avantageux pour leurs torses creux» (Défense de Prosper Brouillon, p. 8).

 

[Complément du 12 novembre 2018]

Message à Érik Vigneault : oui, ça intéresse l’Oreille tendue.

vous avez une pièce célèbre non seulement pour ses qualités esthétiques, ses qualités intrinsèques, mais pour les événements, la suite d’événements qui s’y sont déroulés, les gens qui y sont passés, c’est notre pièce de résistance si vous me passez le jeu de mots (deux fois le mot pièce dans deux sens différents : cela s’appelle une diaphore pour ceux que ça intéresse) (Tout savoir sur Juliette, p. 35).

 

[Complément du 23 décembre 2020]

Exemple juridicoromanesque : «Joanna s’est déplacée au siège de Valdeo à Philadelphie avec un jeune avocat associé qui suit les dossiers et d’ailleurs les porte» (l’Anomalie, p. 69-70).

 

[Complément du 7 avril 2021]

«Laisse-toi au gré du courant
Porter dans le lit du torrent
Et dans le mien
Si tu veux bien»

«L’eau à la bouche», paroles de Serge Gainsbourg, musique de Serge Gainsbourg et Alain Goraguer, 1965.

 

[Complément du 28 novembre 2021]

Soit le tweet suivant :

https://twitter.com/MarcCassivi/status/1464616492658483209

La première Céline chante. Pas le deuxième.

 

[Complément du 16 janvier 2024]

Dans l’Employé (1958), de Jacques Sternberg, ceci, qui n’est pas tout à fait une diaphore, mais c’est tout comme : «Orphelin, je fus recueilli par un oncle mélomane qui fit de moi un petit orphéon. Malheureusement, ce philanthrope était tellement pieux qu’on dut finalement le planter dans un terrain vague, où il servit à rafistoler une vieille clôture. Demeuré seul, je décidai d’entrer à l’orphéonat» (p. 9-10).

 

Références

Chevillard, Éric, Ronce-Rose. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2017, 139 p.

Chevillard, Éric, Défense de Prosper Brouillon, Paris, Éditions Noir sur blanc, coll. «Notabilia», 2017, 101 p. Illustrations de Jean-François Martin.

Cloutier, Fabien, «Monde (le vrai)», dans Olivier Choinière (édit.), 26 lettres. Abécédaire des mots en perte de sens, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 02, 2014, p. 60-64.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Étiemble, Parlez-vous franglais ? Fol en France. Mad in France. La belle France. Label France, Paris, Gallimard, coll. «Folio actuel», 22, 1991 (troisième édition), 436 p.

Huglo, Marie-Pascale, la Respiration du monde. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 165 p.

Le Tellier, Hervé, l’Anomalie. Roman, Paris, Gallimard, 2020, 327 p.

Littré, Émile, Comment j’ai fait mon dictionnaire de la langue française, Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1897, viii/47 p. Nouvelle édition, précédée d’un avant-propos par Michel Bréal.

Manchette, Jean-Patrick, la Position du tireur couché, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 1856, 1981, 181 p.

Manook, Ian, les Temps sauvages. Roman, Paris, Albin Michel, coll. «Le livre de poche. Policier», 34208, 2016, 573 p. Édition originale : 2015.

Mauvignier, Laurent, Autour du monde. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 371 p. Ill.

Prudon, Hervé, Mardi-gris, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 1724, 1978, 185 p.

Régniez, Emmanuel, l’ABC du gothique. Fiction, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 50, 2012, 184 p.

Sternberg, Jacques, l’Employé. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1958, 216 p.

Tolérance. Le combat des Lumières, Société française d’étude du dix-huitième siècle, 2015, 96 p. Préface de Catriona Seth.

Verreault, Mélissa, Voyage léger. Roman, Chicoutimi, La Peuplade, 2011, 219 p.

Vigneault, Érik, Tout savoir sur Juliette. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 177 p.

Considérations sur l’art de la pancarte

Depuis plus de cent jours, des associations étudiantes font grève au Québec. Elles en ont contre la volonté du gouvernement du premier ministre Jean Charest d’augmenter les droits de scolarité universitaires.

Les opposants à la hausse portent le carré rouge. Le vert est pour ceux qui ne sont pas d’accord avec les rouges. Ceux qui revendiquent une trêve ont choisi le blanc. Quelques-uns, plus rares, croient que le noir s’impose : «Je le porterai pour me rappeler que je suis en deuil de la démocratie», écrivait Normand Baillargeon sur son blogue le 18 mai.

Le conflit a évidemment donné lieu à nombre de réflexions sur les mots utilisés par les uns et les autres. (L’Oreille tendue vient de regrouper les siennes sous la catégorie ggi, pour grève générale illimitée. C’est en bas à droite.)

Il a aussi donné lieu à la rédaction de beaucoup de pancartes. L’Oreille parlait de celles-ci le 27 mai à la radio de Radio-Canada (on peut l’entendre ici). Ci-dessous, les considérations formulées à ce moment-là, et d’autres.

Deux remarques préalables.

Il existe sûrement des milliers de pancartes liées au présent conflit. L’Oreille, à partir du dépouillement de la Presse et du Devoir, et en se servant de quelques sites, en a consulté environ 400; elle n’a pas la prétention d’épuiser le sujet. On lira les propos ci-dessous comme une première série d’interprétations et d’hypothèses.

Une pancarte, c’est, le plus souvent, du texte, mais aussi une calligraphie, de la couleur, une photo ou un dessin. L’Oreille parlera surtout texte. Elle sait qu’elle va faillir sémiologiquement.

1. Figures politiques

Rien d’étonnant : les principales figures représentées sur les pancartes sont politiques. Il est donc largement question de Jean Charest, des ministres de l’Éducation, du Loisir et du Sport, d’abord Line Beauchamp puis Michelle Courchesne, et du ministre des Finances, Raymond Bachand. Ils ne sont pas exagérément bien traités.

2. Figures culturelles

Les étudiants en grève profitent de l’occasion pour afficher leur culture.

Si on en croit leurs pancartes, ils seraient notamment appuyés par Edgar Allan Poe, Voltaire, Albert Camus, Réjean Ducharme, Malevich, Descartes — et Louis-Ferdinand Céline. Ce dernier appui n’est peut-être pas du meilleur aloi.

La citation culturelle, fidèle ou légèrement modifiée, est largement pratiquée par les manifestants :

«L’enfer c’est la hausse» (Jean-Paul Sartre).

«On va toujours trop loin pour les gens qui ne vont nulle part» (Pierre Falardeau).

«Il y a des pays où l’État paie l’étudiant et lui dit merci» (Félix Leclerc).

3. Palmarès

L’auteur le plus souvent évoqué pourrait être Albert Camus, avec cinq apparitions.

Il serait suivi de près par le hockeyeur Scott Gomez, avec quatre mentions, par exemple : «La hausse… encore moins rentable que Gomez !». (Gomez est le joueur le mieux payé des Canadiens de Montréal et il vient de connaître une saison catastrophique.)

4. Pédagogie

On ne saurait reprocher aux concepteurs de pancartes d’afficher leurs lectures. En revanche, ils auraient pu être un brin plus sensibles à la portée pédagogique de leur mouvement.

Se promener avec «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme» au-dessus de la tête est légitime. Pourquoi ne pas dire que cette phrase est de Rabelais ?

Pourquoi ne pas indiquer que «Nous sommes devenus les bêtes féroces de l’espoir» et «Nous sommes arrivés à ce qui commence !» sont des emprunts au poète Gaston Miron ?

5. Efficacité

Certaines pancartes n’ont pas le punch souhaité.

Le cas le plus radical est peut-être celui-ci : «Hausser les frais c’est vendre des diplômes bidons comme l’Église vendait des indulgences au XIVe siècle.» Peut mieux faire.

Émile Durkheim est une figure tutélaire de la sociologie. Mais quel peut être le sens de son patronyme employé seul sur une pancarte ?

Victor Hugo aurait écrit : «Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête.» Manifeste-t-on vraiment pour aller en enfer ?

6. Curiosités

Il y a des pancartes rouges. Il y en a aussi, beaucoup moins, des vertes.

Registre juridique : «On vous a respectés pendant 8 semaines, maintenant respectez la loi.»

Registre comique : «Quelle mouche vous a piquetés ?».

7. Curiosités, bis

«Coiffeuse en colère», dit une manifestante. Mais pourquoi ?

8. Body painting

Les manifestants, en quelques occasions, se sont transformés en manufestants : ils déambulaient presque nus.

Certains avaient leur pancarte à la main. D’autres devenaient pancartes, leur message étant écrit sur eux.

«Charest, tu veux notre peau ! Non.»

«Prend [sic] garde !»

«Nous sommes à un poil de la solution.»

«Line Beauchamp m’a volé mes vêtements !»

«Le corps étudiant contre la hausse.»

Euphonie oblige, l’Oreille a un faible pour celle-ci : «On se les gèle pour le gel.»

9. Grammaire

La grève étudiante aura servi de révélateur quant à la situation de l’enseignement de la langue au Québec.

Line Beauchamp est restée «pantoite» à la suite de certaine discussion avec les leaders étudiants. Sa remplaçante a solennellement déclaré le 23 mai : «Je pense sincèrement que nous pouvons se rasseoir positivement, constructivement.»

Les brandisseurs de pancartes ne s’en tirent guère mieux :

«Négocies [sic] ostie

«Prend [sic] garde !»

«Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcherons [sic] pas le printemps.»

Au retour de la grève, il faudra se pencher sur le problème de l’enseignement des verbes dans la Belle Province.

10. Grève chiffrée

Le gouvernement a d’abord parlé d’une augmentation de 1625 $. À un moment, il a été dit que cela représentait 50 ¢ par jour d’augmentation. Plus tard encore, le même gouvernement a imposé une loi fort impopulaire, la loi 78. Pendant les manifestations contre celle-ci, une policière de Montréal — «Matricule 728» — aurait fait du zèle.

Tous ces nombres se retrouvent sur les pancartes.

C’est normal : «J’ai pas mes maths 536 mais je sais compter.»

11. Portraits

Parfois, les mots ne sont pas nécessaires : une image en vaut mille.

Les visages du commentateur Richard Martineau, du reporter Claude Poirier et de Jean Charest se voient agrémentés d’un nez de clown, rouge, comme il se doit. L’image dénigre.

Elle peut aussi marquer le respect : ce sera un portrait de la syndicaliste Madeleine Parent, morte le 12 mars 2012, auquel on aura collé un carré rouge.

12. Insultes et injures

Le conflit est long. Il rassemble, et oppose, des milliers de personnes. Dans les médias dits «sociaux», dont le rôle est capital dans les événements actuels, les intervenants ne sont pas toujours, pour emprunter une expression au Devoir, «en mode retenue» (23 mai 2012, p. A7); c’est le moins qu’on puisse dire. Dès lors, qu’il y ait des dérapages était prévisible.

Cela n’excuse pas de traiter une commentatrice de «salope», comme cela est arrivé à Sophie Durocher.

«Beauchamp est dans le champ» relève de l’humour, tout en marquant le désaccord. Accompagner cette phrase d’un dessin de vache auquel on a greffé la tête de la ministre est grossier.

Il y a toutes sortes de raisons d’en vouloir à Jean Charest, mais ce n’est pas un «fasciste».

La preuve en est faite une fois de plus : les conflits mènent à l’hyperbole. Ça ne dispense pas de le déplorer.

(L’Oreille se contente d’exemples banals. Il y a pire.)

13. Figures culturelles, bis

C’est affaire de générations. Chaque manifestant a ses propres références.

Harry Potter : «À Poudlard, c’est gratuit, pourquoi pas ici ?»; «Dumbledore serait pas d’accord.»

Star Wars : «Au côté éduqué de la force joins toi», à côté d’un portrait de maître Yoda; «Lyne, je suis ton père», au-dessus de celui de Darth Vader.

Buzz Lightyear : «Vers la gratuité et plus loin encore.»

Chuck Norris : «1ère étape : grève. 2e étape : manif. 3e étape : Chuck Norris.»

Mafalda : «Le pire c’est quand le pire commence à empirer.»

Ninja : «Ninja go contre les libéraux.»

Le Roi lion : «Pour le gouv. Charest, la GGI est la meilleure diversion depuis Timon déguisé en vahiné…».

Tout le monde ne s’y retrouve pas.

14. Le goût du jour

Sauf une fois au chalet est une expression à la mode ? On lira «Sauf une fois dans le budget».

«Mon père est riche en tabarnak», éructe une jeune personne avinée sur YouTube ? Cela donnera «C’est pas tous les pères qui sont riches en tabarnak», «Mon père n’est pas riche en tabarnak» ou, dans un registre différent, «Mon recteur est riche en tabarnak».

Le gouvernement promeut un ambitieux «Plan Nord» ? On lui répondra «Charest a perdu le nord» ou «À quand un plan nord pour l’éducation ?».

Crise et actualité vont main dans la main.

15. Autoréflexivité

La grève dure depuis trop longtemps. La preuve ? La pancarte devient sujet de pancarte : «Ma pancarte m’a abandonné… comme mon gouvernement»; «La loi 78 censure ma pancarte.»

16. Palmarès, bis

Chacun a ses pancartes favorites. L’Oreille en retient trois.

Parmi les arguments du gouvernement de Jean Charest pour justifier la hausse, il y avait la «juste part» exigée des étudiants. Réponse : «Charest : juste pars».

Chez les jeunes, le swag est une qualité très recherchée. Personne ne penserait associer ce terme à un quinquagénaire légèrement enveloppé et portant des complets sombres. Et pourtant : «Charest, t’as pas de swag !».

La préférée de l’Oreille, entre toutes ? «Mon père est dans l’anti-émeute.» Elle dit la violence, mais sans hostilité : devant les manifestants, il y a les policiers membres de l’escouade anti-émeute. Elle marque l’appartenance au mouvement des étudiants : je suis avec vous, même si mon père est policier. Elle rappelle aux policiers que ce sont leurs enfants qui défilent, plus ou moins pacifiquement. Elle est une mise en garde — aux forces de l’ordre en général, à un policier en particulier : ne me maltraite(z) pas. Elle refuse la violence verbale. Ce feuilleté de sens réjouit.

 

[Complément du 2 juin 2012]

«Mon père est dans l’anti-émeute», c’est aussi le conflit des générations, remarque un collègue de l’Oreille. Bien vu.

On prolongera la réflexion sur la douzième considération ci-dessus en lisant l’article de Catherine Lalonde, «Les sacres du printemps. Insultes, injures, et gros mots exultent dans la rue», dans le Devoir des 2-3 juin 2012 (p. A1 et A12).

 

[Complément du 21 juin 2012]

Un article de la Presse du 16 juin 2012 cite la pancarte suivante : «Policiers, vos enfants sont aussi des étudiants» (p. A20). Cette version de «Mon père est dans l’anti-émeute» est nettement moins réussie, car dépersonnalisée.

L’article porte sur les slogans entendus dans les rues de Montréal durant les manifestations printanières.

Autopromotion 033

Ce matin, entre 9 h et 10 h, l’Oreille tendue sera au micro de Franco Nuovo (Dessine-moi un dimanche), à la radio de Radio-Canada, pour parler des pancartes de la grève (étudiante) au Québec. Ce sera «Pancartes 101».

Où voir ces pancartes ? Quelques suggestions, pas toutes désintéressées.

Le Devoir

Voir / manifestation du 22 mars

Voir / manifestation du 22 mai

David Dufresne sur Lockerz

Bros before hausses

Lucie Bourassa sur Facebook / manifestation du 14 avril

Lucie Bourassa sur Facebook / manifestation du 22 mai

Les Pancartes de la GGI

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

Grève féline

C’était au début de mai. Les associations étudiantes et le gouvernement (du moins le croyait-on) venaient de s’entendre pour mettre un terme à la grève étudiante au Québec (ou faire une pause). Le président de la Fédération des travailleurs du Québec, Michel Arsenault, avait participé aux négociations menant à ce (non-)accord.

Quelques jours plus tard, interrogé à la radio de Radio-Canada, il résumait sa conception de l’art de négocier : «Quand t’as réussi à faire monter le chat dans l’arbre, il faut que tu l’aides à redescendre.»

Traduction libre : une fois l’autre partie poussée dans ses derniers retranchements, il faut l’aider à sauver la face.

Pour Michel Arsenault, ce devait être considéré comme un conseil adressé aux leaders des associations étudiantes.

A-t-il été entendu ?

Régler la grève avec ses fesses, pas avec sa bouche

Ce n’est pas d’hier que les Québécois ont remplacé les verbes parler ou négocier par s’asseoir, se rasseoir, voire s’attabler. L’actuelle grève étudiante en donne des preuves quotidiennes.

Vous ne croyez pas l’Oreille tendue sur parole ? Ci-dessous, bref journal de grève de deux verbes qui ne la font pas. (Heureusement, quelques-uns, notamment sur Twitter, ont décidé qu’il valait mieux en rire.)

23 avril

Les associations étudiantes «ont toutes trois accepté les conditions de la ministre pour s’asseoir à la même table, soit de respecter une trêve d’au moins 48 heures, le temps de mener une première ronde de discussions» (le Devoir).

8 mai

«Ministres et étudiants sont responsables de l’échec de l’entente. Ils doivent se rasseoir» (la Presse).

15 mai

«Pauline Marois réclame que le PM Charest s’asseoie auprès de sa nouvelle ministre pour rencontrer les leaders étudiants» (@KatLevesque).

19 mai

«Et dire que si Charest s’était assis avec les étudiants et avait négocié de bonne foi, il n’y en aurait plus de #manifencours et de #Loi78» (@jasonKeays).

21 mai

«RETWEETEZ si vous trouvez qu’il est grand temps que Jean Charest s’assoit avec les représentants étudiants. #ggi» (@sofecteau).

«Soyons clair ! Ceux qui ne veulent pas que Charest s’asseoit avec les étudiants… seront aussi responsables de la dérive du tissu social» (@DavidLaHaye).

23 mai

«Je pense sincèrement que nous pouvons se rasseoir positivement, constructivement» (Michelle Courchesne).

N.B. Sur son site, Radio-Canada — par grandeur d’âme — a remplacé le «se» fautif de la ministre par un «nous» de meilleur aloi.

Les associations étudiantes sont «prêtes à s’asseoir», disent la présidente de la Fédération étudiante universitaire du Québec Martine Desjardins (deux fois) et l’analyste politique Michel Pepin (une fois) à l’émission radiophonique Désautels de la Société Radio-Canada. Ni l’un ni l’autre ne parlent cependant de «se rasseoir».

«“Nous, on pense qu’il est encore possible de se rasseoir debout” #citationrêvée» (@moutarde_chou).

«Ils sont définitivement en mode “assis”» (@OursAvecNous).

«Donc, quand ça bout, il faut se rasseoir» (@jlratel).

«Depuis le temps que ça dure, ça sent plutôt le “rassis”…» (@_marc_etienne_).

Pour qui n’en aurait pas assez, les lecteurs du blogue «Mots et maux de la politique» d’Antoine Robitaille ne manquent pas d’imagination. À voir ici.

P.-S. — Si la grève se termine un jour, il faudra penser à revoir l’enseignement des verbes au Québec.