Portrait avec prépositionnaires et zeugmes

Dominique Fortier et Nicolas Dickner, Révolutions, 2014, couverture

«Il y a environ trois ans de cela, alors que je cherchais sur Kijiji un chat qui pourrait servir de compagnon à Fido, je suis tombée sur une annonce anormalement bien rédigée : non seulement on avait pris la peine de faire des phrases complètes pour décrire les chatons avec une précision non dénuée d’humour, mais les divers accents étaient là où on les attendait et les participes passés, correctement accordés. Nous sommes allés voir la bête, une petite birmano-orientale au pelage lilas que nous avons illico baptisée Violette. L’appartement où vivaient ces chatons était d’une propreté presque suspecte, tout s’y trouvait impeccablement rangé, les chatons eux-mêmes, sur un couvre-lit d’une blancheur éclatante, semblaient avoir été lavés aux dix minutes depuis leur naissance. Dans le salon, une grande bibliothèque où j’ai coulé un regard curieux : une enfilade de dictionnaires et de grammaires, une collection de prépositionnaires, d’autres ouvrages de références dont je n’avais jamais même entendu parler. J’ai regardé avec plus d’attention la jeune femme qui nous avait accueillis et me suis enquise, d’un ton faussement désinvolte : “Vous faites quoi, dans la vie ?” Mais je savais déjà que c’était la terrasseuse de zeugmes et la pourfendeuse d’anacoluthes que j’avais cessé d’espérer. Et puis, elle s’appelait, comme le dictionnaire, Robert

Dominique Fortier, dans Dominique Fortier et Nicolas Dickner, Révolutions, Québec, Alto, 2014, 424 p., p. 197-198.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 6 octobre 2014.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Les zeugmes du dimanche matin et de Philippe Lançon

Philippe Lançon, le Lambeau, 2018, couverture

«Dans ces cas-là, le jeune homme qui allait jadis au théâtre rencontre le journaliste qu’il est devenu. Après un moment plus ou moins de flottement, de timidité, d’approche, le premier communique au second sa spontanéité, son incertitude, sa virginité, puis il quitte la salle pour que l’autre, stylo en main, puisse reprendre son activité et, malheureusement, son sérieux» (p. 11).

«Il ne faudrait jamais regarder la télé avant d’aller se coucher, me suis-je dit, ça pèse autant que des draps sales sur la conscience et l’estomac» (p. 29).

«Louis Farrakhan, le dirigeant noir de Nation of Islam, était d’un chic et d’un mépris complets» (p. 36).

«Plus tard, entre les blocs et les soins, entre la morphine et les insomnies, je me suis souvent fait le récit dérivant de cet entretien» (p. 45).

«Il y a eu encore des balles, des secondes, des “Allah Akbar !”» (p. 79).

«Je l’ai senti soudain presque au-dessus de moi et j’ai fermé les yeux, les ai rouverts aussitôt, comme si, pour voir quelques bouts de son corps et la suite de l’histoire, j’étais prêt à prendre le risque d’en subir la fin : c’était plus fort que moi» (p. 79).

«Des souvenirs remontaient en surface et en désordre, déformés, hors d’usage, parfois même non identifiables, mais d’une présence ferme» (p. 93).

«Si je mordais dans un pomme, mes dents allaient tomber et les champs de pommier disparaître, jusqu’à ce qu’un rayon de soleil — ou le sourire d’une infirmière, ou le vers d’un poète, ou un air de Chet Baker qui, lui aussi, maintenant que j’y pense, avait perdu d’un coup la plupart de ses dents — rétablisse la mâchoire, la lumière, le verger et l’horizon» (p. 135).

«J’avais cinquante et un ans et un trou dans la mâchoire. J’avais sept ans et la nuit arrivait» (p. 172).

«La peluche, je m’en suis souvenu soudain, était un écureuil, charmant petit rongeur qui n’est fait que pour évoquer l’automne, les arbres, un plumeau et sa propre disparition» (p. 186).

«Nous étions là, dans cette petite chambre, comme au fond du ventre d’une baleine, elle avec sa vie coupée, moi avec mon visage défait, suspendus entre les drames, et elle n’allait changer ni de situation ni de caractère sous prétexte que je devais changer de mâchoire et de vie» (p. 187-188).

«Ils n’avaient pas exterminé les Juifs. Ils n’avaient pas les arbitres dans leurs mains. Ils ne répandaient pas leurs ventres et leurs cris sur les plages espagnoles» (p. 189-190).

«Il ne me reste pour l’instant que trois doigts émergeant des bandelettes, une mâchoire sous pansement et quelques minutes d’énergie au-delà desquelles mon ticket n’est plus valable pour vous dire toute mon affection et vous remercier de votre soutien et de votre amitié» (p. 204).

«son mari a perdu une jambe et son autonomie à la suite d’un accident opératoire» (p. 280).

«Je somnolais, abruti par l’émotion et les médicaments» (p. 323).

«Corinne était pétrifiée dans sa blouse, les pieds dans le jaune, pâle comme une morte. Une minute a passé, je continuais à vomir sur son silence et sur son immobilité, tout en la regardant et en me demandant : mais d’où vient tout ce jaune ?» (p. 397)

«Il faisait chaud, le temps s’arrêtait, pour mes amis comme pour moi, et, quand ils repartaient dans la nuit, épuisé je regagnais ma petite chambre, ma vaseline, mon somnifère, ma brosse à dents ultra-souple et ma vue particulière sur le dôme du tombeau» (p. 406-407).

«C’était donc à moi de mettre ce petit tube dans le cul et d’attendre quelques minutes son effet. Une fois le produit lâché, c’est très long, quelques minutes; c’est une éternité. On la parcourt comme un supplément de douleur et un défi, qu’on relève parce qu’on veut en sortir. J’ai fini par courir vers la cuvette et la libération, avec un peu d’espace sur le timing recommandé. Deux heures plus tard, j’arrivais au théâtre, aussi fier que Pompée après une victoire» (p. 448).

«Je lui aurais volontiers donné du lait, un baiser ou un sourire; mais je ne pouvais ni embrasser ni sourire, et préférait le vin» (p. 475).

Philippe Lançon, le Lambeau, Paris, Gallimard, 2018, 509 p.

 

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Les zeugmes du dimanche matin et de Marion Brunet

Marion Brunet, l’Été circulaire, 2018, couverture

«Elle en devient boudeuse, Céline, de se faire virer, même en douceur. Ça fait plusieurs semaines qu’après les cours elle traîne son cul et ses ecchymoses dans le salon des voisins. Peut-être un peu pour faire chier son père, qui n’aime pas les Arabes. Mais une chose est sûre, c’est toujours à regret qu’elle rentre chez elle. Chez elle, ça pue le reproche et la honte.»

Marion Brunet, l’Été circulaire. Roman, Paris, Albin Michel, 2018, 266 p., p. 33.

 

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Les zeugmes du dimanche matin et de Jean Barbe

Jean Barbe, Comment devenir un ange, éd. de 2011, couverture

«C’est alors qu’au mois de mars 1992 s’immisça dans nos vies Robert Bourré, le fils du propriétaire qui, à l’âge tendre de vingt-cinq ans, après des études de commerce, prenait en charge la gestion des immeubles tandis que son père se retirait à la campagne pour soigner son potager et son souffle au cœur» (p. 25).

«Je menais une vie somme toute agréable. J’écrivais des romans qui obtenaient un succès relatif, bien suffisant pour combler à la fois mon ego et mon compte en banque» (p. 408-409).

Jean Barbe, Comment devenir un ange. Roman, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2011, 414 p. Édition originale : 2005.

 

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