La langue inutile

Guy Demers est président du chantier sur l’offre de formation collégiale du gouvernement du Québec. Dans le rapport final de ce chantier (!), déposé en juin 2014, on aborde la question de l’échec de certains cégépiens à l’épreuve finale de français dans les collèges du Québec (un échec à cette épreuve empêche la diplomation). On peut donc (?) lire ceci dans la section «Recadrer l’épreuve uniforme en langue d’enseignement dans un environnement pédagogique» (p. 137) :

Au lieu de condamner à la non-diplomation ceux qui échouent à l’épreuve, ne pourrait-on pas répondre aux besoins de ces étudiants en introduisant plus de souplesse dans de possibles choix à l’intérieur de la formation générale pour répondre à leur besoin en maîtrise de la langue ? […] plus de souplesse dans la formation générale en réponse a une plus grande diversité des besoins des jeunes en continuité de formation [?] serait certainement à considérer, après toutes ces années d’échecs sans cesse répétés d’une partie de la population étudiante souhaitant obtenir le diplôme au terme des études.

Notre société peut-elle se permettre un tel gaspillage de ressources humaines après avoir tant investi dans la formation de ses jeunes ? Malgré le tabou que comporte toute remise en question touchant la langue au Québec, il nous semble qu’on devrait oser se poser une telle question en vue d’amorcer une réflexion objective et la mise en place de changements appropriés. En toute logique, ou bien on a le devoir d’assouplir le contenu de la formation générale pour offrir de réelles opportunités [sic] de formation à ceux qui en démontrent le besoin, ou bien on a la responsabilité de modifier le statut de l’épreuve uniforme en langue d’enseignement pour la retirer des conditions de sanction. Une urgente réflexion s’impose.

Dans un éditorial du 27 octobre 2014, sous la plume d’Antoine Robitaille, le quotidien le Devoir s’en prend à la possibilité, évoquée par Yves Bolduc, le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec, de donner suite à cette recommandation du rapport et d’envisager que des cégépiens puissent recevoir leur diplôme même sans avoir réussi l’épreuve uniforme de français. Titre de l’éditorial ? «Dévalorisation

Trois jours plus tard, dans le même journal, réponse de Guy Demers, «La dévalorisation de quoi, au juste ?». On pourrait tout citer de ce texte. On se contentera de deux passages.

«Quelques mois avant la fin de leurs études, [plusieurs étudiants] sont soumis à l’épreuve uniforme en langue d’enseignement, qu’ils échouent. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois… après trois et le plus souvent quatre années de formation dans les programmes d’études techniques les plus exigeants.»

Peut-on vraiment dire que les programmes sont «exigeants» si on peut réussir leurs cours tout en ayant de graves problèmes de langue ?

«Plutôt que de brandir des épouvantails, ne devrait-on pas chercher à aborder, avec courage et sérénité, les possibles changements qui nous permettront de mieux soutenir la réussite éducative des jeunes qui nous confient leur projet de formation !»

Peut-on, sans rire, séparer la maîtrise de la langue de la «réussite éducative des jeunes» ?

Édifiant.

Lecture recommandée du jour

L’Oreille tendue est professeure (à l’Université de Montréal) et éditrice (aux Presses de l’Université de Montréal). Comme professeure, elle a eu à gérer son lot de plagiaires, à tous les cycles universitaires. Comme éditrice, elle vient d’apprendre qu’une des revues des Presses de l’Université de Montréal, Études françaises, a été victime, ainsi que plusieurs autres, d’un plagiaire en série, un être à l’identité trouble, «R.-L. Etienne Barnett» (les guillemets s’imposent).

Michel Charles le démasque sur le site Fabula dans un article passionnant intitulé «Le plagiat sans fard. Recette d’une singulière imposture». Il présente trente-cinq cas de plagiat sous la signature de «Barnett». («Misère», écrit euphémiquement une victime du plagiaire sur Facebook.)

Parfois le ton de Charles est léger :

Son curriculum vitae complet reste introuvable et ne semble exister que sous la forme de «paquets» de titres et de fragments plus ou moins romancés, il n’entretient apparemment pas de page personnelle, je ne connais personne qui l’ait vu; ce dernier point est remarquable, mais je dois dire que, dans cette affaire, je m’en suis tenu presque exclusivement aux textes — et eux-mêmes ne l’ont pas beaucoup vu.

À d’autres moments, il est plus grave, car l’article met au jour des dysfonctionnements de l’édition scientifique telle qu’elle se pratique aujourd’hui (évaluation par les pairs, fonctionnement de la recherche, veille bibliographique, constitution des comités de rédaction de revue, classement «mondial» des universités, politiques de libre accès [open access], etc.).

Le texte est long, mais à lire (ici). L’Oreille l’a notamment recommandé aux étudiants de son séminaire de doctorat.

 

[Complément du 12 novembre 2014]

Comme on l’imagine, l’affaire révélée hier par Fabula fait beaucoup causer dans les chaumières académiques.

Certains collègues de l’Oreille tendue s’amusent des agissements de «R.-L. Etienne Barnett» (pas elle).

D’autres apportent de l’eau au moulin de Michel Charles. Un professeur d’outre-Outaouais a eu récemment à évaluer un texte pour une revue sud-américaine; il s’est aperçu du plagiat et l’a dénoncé à la revue. Le texte original, déjà plagié par «R.-L. Etienne Barnett», est le numéro 19 de la liste de Charles.

Un dernier collègue voit dans le parcours «universitaire» de «R.-L. Etienne Barnett» un nouveau signe de la «dérive mercantile des University Inc.». Ce serait un autre des dysfonctionnements qu’évoquait l’Oreille hier.

Si les chercheurs sont troublés, les éditeurs savants ne le sont pas moins. Des revues s’interrogent sur leur mode de fonctionnement. Au moins un grand groupe éditorial a lancé une enquête interne.

Sur un mode plus léger, on se souviendra qu’il existe des dysfonctionnements du monde de l’édition scientifique plus cocasses que ceux exposés pas Fabula.

Il y a deux ans, presque jour pour jour, l’Oreille reproduisait une sibylline note d’un article de critique littéraire.

Aujourd’hui même, l’excellent @AcademicsSay reproduit un passage d’un article de biologie, manifestement pas destiné à la publication.

Il faut toujours se relire avant de publier

Quelques minutes plus tard, le même compte Twitter annonçait que le texte original avait été corrigé.

Le même article après correction

On le regrette presque, tellement les auteurs paraissaient sincères dans leur première version.

 

[Complément du 13 novembre 2014]

Les comportements de «R.-L. Etienne Barnett» méritent d’être dénoncés.

Cette dénonciation a malheureusement des effets pervers. Elle permet à certains de s’en prendre, indistinctement et de manière non informée, à nombre d’aspects du travail savant : l’évaluation par les pairs, les modes de subvention de la recherche universitaire, l’expertise des carrières, les nouveaux circuits de diffusion (le libre accès, par exemple). Cela s’appelle jeter le bébé avec l’eau du bain.

Il faut se méfier de pareils dérapages.

 

[Complément du 20 novembre 2014]

Dans un texte qui vient tout juste de paraître, un collègue de l’Oreille, René Audet, situe le cas de «R.-L. Etienne Barnett» dans le contexte plus large de l’édition scientifique en sciences humaines. C’est à lire, ici.

 

[Complément du 16 février 2015]

Dans un texte intitulé «Retraction Note to: Various articles by R.-L. Etienne Barnett in Neohelicon», la revue Neohelicon vient d’annoncer qu’elle retire de son site treize textes «signés» par «R.-L. Etienne Barnett». Voir ici.

 

[Complément du 14 mai 2015]

La revue Symposium s’est fait prendre elle aussi. Rétractation .

 

[Complément du 16 juin 2018]

«R.-L. Etienne Barnett» a publié un livre en 2017. Le collègue Volker Schröder décrit ce livre sur son blogue, Anecdota, dans un texte intitulé «Barnett redivivus». Merci.

La poésie de Poésie du gérondif

Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérondif, 2014, couverture

L’auteur. Jean-Pierre Minaudier le dit et le répète : il n’est pas linguiste et il ne le deviendra pas (p. 128-129). Historien de formation, il enseigne le basque et l’estonien (langue dont il est aussi traducteur). En fait, c’est un geek des grammaires : il en possédait 1186 au moment de terminer son livre, Poésie du gérondif (2014), décrivant 878 langues. Autres signes distinctifs de ce «passionné de langues bizarres» (p. 74), de cet «obstiné chasseur d’idiomes» (p. 115) : lecteur d’Alexandre Vialatte et de bandes dessinées (Corto Maltese, Tintin, Spirou et Fantasio), voleur de grammaires (une roumaine, une albanaise), autodidacte en matière de linguistique, amateur du mot «crapahut», pourfendeur des réunions de copropriété. En outre, on reconnaîtra à Jean-Pierre Minaudier son honnêteté : «il y a un plaisir vicieux à posséder la bibliothèque la plus snob de Paris» (p. 11).

Son livre. Ces «vagabondages», dixit le sous-titre, n’ont qu’un objectif : chanter «la poésie de la grammaire» — «Car il est des êtres dans la vie desquels cet art occupe la place de la lune pour Hugo, de la mer pour Valéry, de Lou pour Guillaume et de Verlaine pour Rimbaud; enfin, il en est au moins un, et il se trouve que c’est moi» (p. 8). Ailleurs : «Je voudrais tenter, lourde tâche, de la débarrasser de son image bien établie de pensum et d’instrument de torture scolaire […]» (p. 17). Cela étant, Jean-Pierre Minaudier n’est pas un apôtre de la prescription grammaticale : «je m’intéresse à la grammaire de ce qui se parle, non à la grammaire de ce qu’il faut parler» (p. 18). Que présente-t-il ? La géographie des langues, leurs familles, leur diversité, les records linguistiques (nombre de déclinaisons, de voyelles, de consonnes, de tons, de lettres), les idiomes les plus bizarres, ses propres projets (parmi lesquels «Former une secte d’adorateurs de la grammaire», p. 130).

Sa perspective. Contre Noam Chomsky et Steven Pinker, ces défenseurs d’une grammaire universelle, Minaudier valorise le singulier : «À rechercher l’unité profonde du langage, les linguistes de ces écoles perdent trop souvent de vue la diversité radicale, la poétique et féconde anarchie des langues réelles» (p. 58). Ce n’est pas pour rien qu’il dédie son livre «À Sapir. / À Whorf» (p. 6), les créateurs de l’hypothèse, dite de Sapir-Whorf, du relativisme linguistique. Il reste toutefois critique : cette hypothèse «n’est féconde que si on ne la radicalise pas jusqu’à l’absurde, jusqu’à se figurer que les langues conditionnent mécaniquement nos convictions et nos comportements» (p. 95); «la grammaire à elle seule ne suffit pas à forger les mentalités collectives» (p. 98).

Ses exemples. Ils sont souvent inattendus. Trois exemples (d’exemples).

Quelle phrase illustre le mieux l’arumbaya ? «Ke mahal onerdecos s’ch proporos rabarokh !» Pour le dire dans la langue du capitaine Haddock : «Moules à gaufres ! Marchand de tapis !» (p. 17 et p. 137)

De l’inca, il ne resterait que trois vers, dont on ne connaît pas le sens. Du deuxième — «Solaymalca chinboley» — est proposée la traduction suivante : «Il est dangereux de se pencher au-dehors» (p. 26). Qui a voyagé en train en Italie appréciera.

Enfin, les lecteurs de bande dessinée (et de l’Almanach Vermot) reconnaîtront un des verbes interrogatifs en motuna : «aller-comment-yau-de-poêle ?» (p. 117).

Son titre. L’auteur pense le plus grand bien du gérondif, cet «objet poétique injustement négligé» (p. 7), cette «forme noble qui s’est assuré d’emblée la sympathie du lecteur» (p. 89). Pourtant, il n’en est question qu’allusivement dans Poésie du gérondif. Ce n’est pas ennuyeux, mais peut-être faut-il le savoir. (Exemple de gérondif en français ? «En lisant le livre de Jean-Pierre Minaudier, l’Oreille tendue a été constamment heureuse.»)

Son palmarès. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? «Les idiomes les plus captivants sont à mon goût non les plus parlés mais les plus lointains, génétiquement et géographiquement, et surtout les plus isolés, ceux qui ont été le moins longtemps ou le moins intensément en contact avec les nôtres […]» (p. 67). L’auteur a donc un faible pour le chinanthèque (p. 85), le !xoon («qui ressortit véritablement à la tératologie linguistique», p. 87), le kayarbild («le parler le plus bizarre au monde», p. 125) et, en général, toutes les formes de la langue athapascane.

Sa bibliographie. L’Oreille ne s’en cache pas : elle est bibliographe. Elle trouve en Jean-Pierre Minaudier deux âmes sœurs.

Celle qui pratique goulûment la note : «ce livre se veut une défense et illustration de la note de bas de page, un genre littéraire trop décrié» (p. 20 n. 11). La centième — et dernière — note — «la note» — y insiste : «Elle figure au Ciel sur un voile tissu d’or et de soie autour duquel dix mille anges musiciens volent sans cesse en gazouillant [oui, c’est un gérondif] des règles de grammaire luangiua sur l’air de La Jeune Grenouille aussi belle que sage» (p. 131 n. 100).

Celle qui se passionne pour une maison d’édition spécialisée en linguistique, De Gruyter-Mouton. Cela commence par une «mention spéciale» aux livres «des éditions berlinoises DE GRUYTER-MOUTON, auprès desquels un Pléiade a l’air d’un livre de poche sri lankais : ces pages clameront leurs louanges à la face des cieux» (p. 10-11). Comment les clamer ? En utilisant constamment les caractères gras et les majuscules quand les livres de cette maison sont cités. En commentant, et de plus en plus, chacune des références. La première ? «admirables éd. DE GRUYTER-MOUTON» (p. 11 n. 4). La dernière ? «éd. DE GRUYTER-MOUTON (que leur nom mille fois béni soit inscrit pour l’éternité dans les marges du Coran céleste, et avec lui ceux de leurs enfants et des enfants de leurs enfants jusqu’à la sept mille sept cent soixante-dix-septième génération, après y’a plus de place)» (p. 126 n. 99).

Sa voix. On peut l’entendre au micro d’Antoine Perraud à Tire ta langue (France Culture) ici.

 

Référence

Minaudier, Jean-Pierre, Poésie du gérondif. Vagabondages linguistiques d’un passionné de peuples et de mots, Le Rayol Canadel, Le Tripode, 2014, 157 p. Ill.

Les zeugmes du dimanche matin et de Jacques Godbout

Jacques Godbout, le Couteau sur la table, 1965, couverture

«Glacés, émerveillés de froid, nous nous glissâmes dans un petit cinéma à la façade hétéroclite, pendant que dehors Noël s’épuisait en une poudrerie neigeuse que le vent transformait en rafales, au coin des rues; nous choisîmes une salle sombre pendant qu’ailleurs des familles réunies, chez l’aïeul paternel le plus souvent, entamaient une discussion embrouillée et puis une dinde engraissée aux hormones artificielles, puisque les paysans sont aussi malins aujourd’hui qu’hier, pendant que dans les cuisines les cousines les tantes échangeaient des baisers des ragots des recettes de gigot; nous étions assis six dans la salle, six seulement; c’est que dans les salons coulait la bière et le fiel, qu’on parlerait de hockey avec monsieur l’abbé qu’a de si bons cigares» (p. 100).

«Ce déménagement est définitif : au Eastview Castle nous habiterons avec les serviteurs de la famille, les vieux, les traditions, les vases de Sèvres, les quenouilles huilées et la monnaie du pape» (p. 102).

«Dès le portique, cela sentait bon la sécurité, la lavande, l’encens et la rassurance» (p. 137).

Jacques Godbout, le Couteau sur la table. Roman, Paris, Éditions du Seuil, 1965, 157 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)