L’Oreille tendue lit le journal

En première page du cahier B du Devoir des 29-30 mars 2014, un article intitulé «La torture, un mal persistant», accompagné d’une photo de victime de torture. En page B2, la suite de l’article, avec la photo d’un centre de torture dans le nord de l’Irak.

En page B4, on lit l’éditorial de Bernard Descôteaux, «Bilinguisme libéral». Ses premiers mots ? «Le chef du Parti libéral, Philippe Couillard, a été soumis littéralement à la torture dans le deuxième débat des chefs tenu à TVA jeudi.»

«Littéralement», dans ce contexte, n’était peut-être pas l’adverbe à utiliser.

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Dans le même quotidien, on a inséré un encart publicitaire des Éditions du Boréal. On y découvre que Katia Gagnon fait paraître Histoires d’ogre, «un roman qui se lit comme un polar» (p. 6). Question : existe-t-il des polars qui se lisent comme des romans ?

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La section des sports de la Presse du jour nous rappelle que les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — jouent à l’extérieur de la ville : «Un long périple qui comprend deux matchs, ce soir contre les Panthers, puis mardi soir à Tampa Bay contre le Lightning» (p. 5). Bref, ils sont en Floride.

Périple est déjà exagéré. Long périple, encore plus.

Il est vrai le même journal a déjà parlé de petit périple.

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Trois de ses pages sont réservées au «charme renversant de la soupe ramen» (cahier Gourmand, p. 1-3). On y recommande le restaurant Momofuku de Toronto : «De l’asiatique-funky trippant» (p. 3). Bel exemple de langue de margarine.

L’Oreille se permet à son tour une recommandation, lexicale celle-là : le mot raménothèque.

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«Québec inc.» est un synonyme d’entrepreneuriat québécois. Le cahier «Affaires» de la Presse nous fait entrer dans sa psyché : «Souverainistes en affaires : le tabou du Québec inc.» (p. 3). Qu’on se le dise, mais qu’on n’en parle pas.

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Vive le quatrième pouvoir.

Citation lexicographique du jour

Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, 1996, couverture

«Mais surtout, et il s’agit là d’une position que j’observe par principe dans toute réflexion de ce type, surtout, je ne me soucie jamais d’établir la première apparition d’une expression ou d’une valeur linguistique donnée car, dans la plupart des cas, cela se révèle impossible, et quand on croit avoir trouvé la première personne qui a employé ce mot, on finit toujours par lui trouver un prédécesseur.»

Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot, présenté par Sonia Combe et Alain Brossat, Paris, Albin Michel, coll. «Agora», 202, 1996, 372 p., p. 79.

 

[Complément du 3 décembre 2014]

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 3 décembre 2014.

Langue de campagne (32) : le débat des chefs, prise deux

Le 21 mars, l’Oreille tendue rendait compte du débat télévisé de la veille, sur les ondes de Radio-Canada, entre les quatre chefs des principaux partis aux élections québécoises du 7 avril : Philippe Couillard (Parti libéral du Québec), Françoise David (Québec solidaire), François Legault (Coalition avenir Québec), Pauline Marois (Parti québécois).

Autre débat hier soir, sur le réseau TVA, avec les mêmes participants, sous le titre Face à face Québec 2014. Selon son présentateur, l’«enjeu» était «énorme» (euphémisme : ça se discute).

Ci-dessous, nouveaux commentaires sur la langue des participants, organisés en sept thèmes.

Parler entre soi

«GMF», «C3S», «Rapport Moisan» : vous comprenez ce que cela veut dire ? Vous avez intérêt. Les candidats, eux, ne se donnaient pas la peine de préciser de quoi il s’agit (Groupe de médecine familiale, Centres de santé et de services sociaux, Rapport de la commission d’enquête sur le financement des partis politiques présidée par Jean Moisan en 2006). Ils parlaient entre eux, pour eux.

La langue de la gestion

Il existe toutes sortes de façons de parler politique. Celle qui dominait hier ? La langue des gestionnaires : «donner des services», «vraie imputabilité», «livrable», «bonifier, supporter, accompagner», «24/7», «50 % de l’actif et du passif», «plan d’affaires», «qualifications», «livrer la marchandise», «entrepreneur», «structurite». Ce vocabulaire était partagé par tous — dans des proportions inégales, il est vrai, de beaucoup (François Legault) à peu (Françoise David).

Bouette

Il y a une campagne électorale : on s’insulte. Dans les médias, on a beaucoup employé les mots boue, bouette, voire bouettisation pour désigner ces insultes. Seul Philippe Couillard a abordé cette question : «Mon programme pour Québec, ce n’est pas la boue.» Qu’on se le dise.

Anglicismes

Supporter pour soutenir ? Non. Graduer en médecine ? Non. Aucune évidence (au sens de preuve) ? Non.

Tics locaux

Les chefs des quatre partis sont québécois. Ils utilisent donc des tics propres au Québec. Des exemples ? François David : «C’est tellement pas mon impression.» Philippe Couillard : «J’ai quitté en 2008.» Pauline Marois : «reviser» (au lieu de réviser). François Legault : personne ne parlerait «de t’ça» (pour de ça).

Absences

Sauf erreur, le mot culture n’a été prononcé que deux fois en deux heures (à 21 h 23 et à 21 h 58). Cela étant, personne n’a parlé de merde ni de couilles. On se console comme on peut.

Bestiaire

Deux éléphants («dans la pièce») : Arthur Porter, aujourd’hui accusé de fraude, ex-associé de Philippe Couillard; le compte en banque de ce dernier à Jersey. Et quelques centaines de milliers de dindons.

Chronique culinarolittéraire du jour

L’Oreille tendue aime écouter des podcasts. Parmi ses préférés, celui du magazine The New Yorker.

La livraison du 17 mars 2014 de New Yorker : Out Loud aborde le succès des séries télévisées aux États-Unis. La critique de télévision du magazine, Emily Nussbaum, y explique qu’elle évite de faire la critique d’une émission d’humour trop rapidement. Pourquoi ?

Pour éviter l’effet «first pancake». La première crêpe est, en effet, souvent ratée ou, simplement, moins réussie que ses consœurs. Il vaut mieux ne pas juger le cuisinier sur elle. Ce serait particulièrement vrai en humour télévisé.

Question : doit-on appliquer pareille magnanimité en critique littéraire ?