Echenoz lecteur

Jean Echenoz, Je m'en vais, 1999, couverture

Lire le passage suivant, de Je m’en vais (1999) :

Mais les paroles, une fois émises, sonnaient trop brièvement avant de se solidifier : comme elles restaient un instant gelées au milieu de l’air, il suffisait de tendre ensuite une main pour qu’y retombent, en vrac, des mots qui venaient doucement fondre entre vos doigts avant de s’éteindre en chuchotant (p. 54).

Entendre ceci, du cinquante-sixième chapitre du Quart-Livre de Rabelais (éd. de 1552) :

Lors nous iecta sus le tillac plènes mains de parolles gelées, & sembloient dragée perlée de diverses couleurs. Nous y veismes des motz de gueule, des motz de sinople, des motz de azur, des motz de sable, des motz dorez. Les quelz estre quelque peu eschauffez entre nos mains fondoient, comme neiges, & les oyons realement. Mais ne les entendions. Car c’estoit languaige Barbare. Exceptez un assez grosset, lequel ayant frère Ian eschauffé entre ses mains feist un son tel que font les chastaignes iectées en la braze sans estre entonmées lors que s’esclatent, & nous feist tous de paour tressaillir. […] Ce nonobstant il en iecta sus le tillac troys ou quatre poignées. Et y veids des parolles bien picquantes, des parolles sanglantes, lesquelles li pilot nous disoit quelques foys retourner on lieu duquel estoient proferées, mais c’estoit la guorge couppée, des parolles horrificques, & aultres assez mal plaisantes à veoir. Les quelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on ououououon: goth, mathagoth, & ne sçay quels aultres motz barbares, & disoyt que c’estoient vocables du hourt & hannissement des chevaulx à l’heure qu’on chocque, puys en ouysmez d’aultres grosses & rendoient son en degelent, les unes comme de tabours, & fifres, les aultres comme de clerons & trompettes.

Remercier François Bon d’avoir, il y a jadis naguère, chez les Helvètes, saisi et déposé le texte de Rabelais (ici).

 

Références

Echenoz, Jean, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

Rabelais, François, le Quart-Livre, édition Michel Fezandat de 1552, disponible sur le Athena de l’Université de Genève.

Arriver en ville

Étudiante aux cycles supérieurs au Département d’études françaises de l’Université de Montréal, l’Oreille tendue faisait partie du groupe de recherche Montréal imaginaire. Elle y côtoyait un de ses professeurs, Gilles Marcotte, l’auteur du texte «J’arrive en ville».

Quelques années auparavant, fraîchement débarquée de sa banlieue dortoir mono-ethnique, elle habitait, loin de sa famille, au pied de la Côte-des-Neiges. S’y faisant un jour couper les cheveux — c’est de l’histoire ancienne —, elle entendit une jeune coiffeuse, d’origine moyen-orientale, déclarer péremptoirement : «Les hommes, par derrière, ils aiment tous ça.» L’Oreille a eu l’impression ce jour-là d’être arrivée en ville.

Cela lui est revenu avant-hier, quand elle a constaté la disparition du salon de coiffure qu’elle fréquentait alors. La phrase, elle, lui est restée.

 

Référence

Marcotte, Gilles, «J’arrive en ville», Vice versa, 24, juin 1988, p. 26-27; repris, sous le titre «J’arrive en ville…», dans Écrire à Montréal, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1997, p. 17-22.

Et voilà le travail !

Un fidèle bénéficiaire de l’Oreille tendue, dans les commentaires de l’article sur le genre du mot deadline des deux côtés de l’Atlantique, pose la question suivante : «Qu’en est-il du genre du mot “job” ? Féminin au Québec et masculin en France ?»

La réponse est un peu plus complexe.

En effet, au Québec, job, prononcé djobbe, est féminin dans la langue courante, mais (le plus souvent) masculin dans les médias (écrits).

«“Il était très fier. Il disait : ‘Il y a plusieurs patrons au SPVM et à la SQ qui auraient voulu ce job, mais c’est moi qui l’ai eu’”, décrit une personne de son entourage» (la Presse, 22 janvier 2014).

«Quelqu’un d’autre aurait pu créer le même effet, mais à ce moment-ci, personne d’autre que lui n’avait le charisme communicationnel indispensable à ce job» (le Devoir, 4 janvier 2014, p. B4).

Le Petit Robert (édition numérique de 2014) a donc tort d’affirmer, sans distinguer : «Ce mot est féminin au Canada : une job intéressante. “ton père a encore perdu sa job” (G. Roy).» (Merci d’avoir cité Gabrielle Roy; ça fera plaisir à François Bon.)

Marie-Éva de Villers, dans son Multidictionnaire de la langue française (cinquième édition, édition numérique) ne fait pas la distinction (régionale) du Robert : «Cet anglicisme s’emploie dans la francophonie aux sens de “travail de peu d’importance” et de “emploi rémunéré” et son genre est masculin.»

En matière de langue, rien n’est simple. La suivre est une grosse djobbe.

 

[Complément du 17 février 2015]

Les enseignants québécois sont en rogne contre leur gouvernement provincial. Le quotidien la Presse du jour décrit leur projet : des «commandos d’enseignants» devraient se lancer dans des moyens de pression — et donner à chacun un nom. Il y aurait notamment «Fais mon job, tu veux ?». Sur Twitter, @revi_redac écrit : «Oui aux actions de la Fédération des syndicats de l’enseignement, mais non à “Fais mon job, tu veux ?”. #FémininPlease.» L’Oreille est d’accord avec ce «non».

Autopromotion 085

L’Oreille tendue, à l’invitation de Bertrand Laverdure (@Lectodome), causera de la lettre à la télé ce soir.

C’est dans le cadre de l’émission Tout le monde tout lu de MaTV à 21 h.

 

[Complément du jour]

On peut (re)voir l’émission ici.

Merci

En 2005, en compagnie de Yan Hamel et de Geneviève Lafrance, l’Oreille tendue dirigeait la publication d’un ouvrage collectif intitulé Des mots et des muscles ! Représentations des pratiques sportives. (Pour en savoir plus, c’est ici.)

Volume collectif, Des mots et des muscles !, 2005, couverture

Aujourd’hui paraît le plus récent numéro de la revue les Libraires (numéro 81, février-mars 2014). On y trouve un dossier : «Des mots et des muscles. Sports et littérature.»

Magazine les Libraires, dossier «Des mots et des muscles», 2014, couverture

L’Oreille remercie sincèrement les Libraires de cette publicité, même si elle est indirecte. En effet, dans «Des mots et des muscles », il n’est jamais question de Des mots et des muscles !

 

Référence

Hamel, Yan, Geneviève Lafrance et Benoît Melançon (édit.), Des mots et des muscles ! Représentations des pratiques sportives, Québec, Nota bene, 2005, 274 p. Ill.