Tout est affaire d’équipement

En 2004, dans son Dictionnaire québécois instantané (p. 80-81), l’Oreille tendue codéfinissait ainsi l’expression équipé pour veiller tard :

À l’origine, évoquait une poitrine généreuse.

1. Il eut été plus juste alors de dire Équipée pour faire veiller tard.

2. Au sens strict, ne s’emploie qu’au féminin, sauf dans les régions. On ne peut pas dire Robert était équipé pour veiller tard.

3. Expression dorénavant apprêtée à toutes les sauces. «Maax équipée pour surfer tard» (la Presse, 6 juillet 2000). «Sampras était équipé pour veiller tard» (la Presse, 20 janvier 2002). «Financièrement, Guy A. Lepage est équipé pour chômer longtemps» (la Presse, 6 septembre 2002).

4. A contrario : «Équipés pour veiller de bonne heure» (la Presse, 19 septembre 2000).

Pourquoi parler de cela aujourd’hui ? À cause de ce titre dans le Devoir du 29 janvier 2014 : «Patrick Norman, équipé pour durer» (p. B9). Le équipé pour a attiré l’oreille de l’Oreille. C’est comme ça.

P.-S. — Cela dit, elle reconnaît sans mal que toutes les occurrences de équipé pour n’ont pas équipé pour veiller tard comme substrat.

 

[Complément du 22 juin 2016]

Le sport vous intéresse ? «Équipé pour courir tard», titre la Presse+ du jour.

 

[Complément du 19 juin 2017]

L’expression est commune. La preuve ? Les publicitaires s’en servent.

«Équipés pour veiller tard», publicité des librairies Archambault

 

[Complément du 12 juin 2020]

Glanes plus ou moins récentes :

«Équipez-vous pour confiner fort» (publicité, la Presse+, 5 juin 2020).

«Équipé pour veiller dehors» (publicité de la compagnie Trévi, juin 2020).

«SaguenayLacSaintJean.ca / équipé pour jouer dehors !» (la Presse, 21 janvier 2009, p. A19).

 

[Complément du 15 novembre 2021]

Greyé peut être synonyme d’équipé, comme chez le Michel Tremblay d’Offrandes musicales : «En montrant l’entre-jambe de Luis [Mariano] : “En tout cas, y a l’air greyé pour veiller tard…”» (p. 68)

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Tremblay, Michel, Offrandes musicales. Récits, Montréal et Arles, Leméac et Actes Sud, 2021, 165 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Péri-autopromotion

Casques des Cactus du Collège Notre-Dame

L’Oreille tendue a deux fils; l’un et l’autre jouent au football (pas au foot). Le plus vieux des deux a subi une commotion cérébrale en pratiquant son sport. On l’entendra ce soir, à 21 h, à la télévision de Radio-Canada, dans le cadre de l’émission Enquête. Si l’Oreille se fie au site de l’émission, elle ne sera pas rassurée.

 

[Complément du 31 janvier 2014]

Excellent reportage, justement inquiétant. Qu’en a retenu l’Oreille tendue ?

Qu’il vaut mieux étudier dans une école secondaire soucieuse de la santé de ses élèves (le Collège Notre-Dame, l’Académie Saint-Louis, le Séminaire Saint-François) que dans les autres. (Le fils aîné de l’Oreille joue pour les Cactus du Collège Notre-Dame depuis trois ans. L’encadrement des joueurs y est en effet excellent.)

Que les entraînements, pour les jeunes joueurs, sont au moins aussi dangereux que les matchs. (Ledit fils aîné a subi une commotion cérébrale pendant un entraînement.)

Que le fils aîné de l’Oreille a déjà joué avec des maux de tête, ce qu’elle ignorait et qu’elle a découvert dans le reportage.

Que l’incurie de Football Québec et que l’ignorance de son directeur général, Jean-Charles Meffe, dépassent l’entendement. (C’est un euphémisme.)

Echenoz lecteur

Jean Echenoz, Je m'en vais, 1999, couverture

Lire le passage suivant, de Je m’en vais (1999) :

Mais les paroles, une fois émises, sonnaient trop brièvement avant de se solidifier : comme elles restaient un instant gelées au milieu de l’air, il suffisait de tendre ensuite une main pour qu’y retombent, en vrac, des mots qui venaient doucement fondre entre vos doigts avant de s’éteindre en chuchotant (p. 54).

Entendre ceci, du cinquante-sixième chapitre du Quart-Livre de Rabelais (éd. de 1552) :

Lors nous iecta sus le tillac plènes mains de parolles gelées, & sembloient dragée perlée de diverses couleurs. Nous y veismes des motz de gueule, des motz de sinople, des motz de azur, des motz de sable, des motz dorez. Les quelz estre quelque peu eschauffez entre nos mains fondoient, comme neiges, & les oyons realement. Mais ne les entendions. Car c’estoit languaige Barbare. Exceptez un assez grosset, lequel ayant frère Ian eschauffé entre ses mains feist un son tel que font les chastaignes iectées en la braze sans estre entonmées lors que s’esclatent, & nous feist tous de paour tressaillir. […] Ce nonobstant il en iecta sus le tillac troys ou quatre poignées. Et y veids des parolles bien picquantes, des parolles sanglantes, lesquelles li pilot nous disoit quelques foys retourner on lieu duquel estoient proferées, mais c’estoit la guorge couppée, des parolles horrificques, & aultres assez mal plaisantes à veoir. Les quelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on ououououon: goth, mathagoth, & ne sçay quels aultres motz barbares, & disoyt que c’estoient vocables du hourt & hannissement des chevaulx à l’heure qu’on chocque, puys en ouysmez d’aultres grosses & rendoient son en degelent, les unes comme de tabours, & fifres, les aultres comme de clerons & trompettes.

Remercier François Bon d’avoir, il y a jadis naguère, chez les Helvètes, saisi et déposé le texte de Rabelais (ici).

 

Références

Echenoz, Jean, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

Rabelais, François, le Quart-Livre, édition Michel Fezandat de 1552, disponible sur le Athena de l’Université de Genève.

Arriver en ville

Étudiante aux cycles supérieurs au Département d’études françaises de l’Université de Montréal, l’Oreille tendue faisait partie du groupe de recherche Montréal imaginaire. Elle y côtoyait un de ses professeurs, Gilles Marcotte, l’auteur du texte «J’arrive en ville».

Quelques années auparavant, fraîchement débarquée de sa banlieue dortoir mono-ethnique, elle habitait, loin de sa famille, au pied de la Côte-des-Neiges. S’y faisant un jour couper les cheveux — c’est de l’histoire ancienne —, elle entendit une jeune coiffeuse, d’origine moyen-orientale, déclarer péremptoirement : «Les hommes, par derrière, ils aiment tous ça.» L’Oreille a eu l’impression ce jour-là d’être arrivée en ville.

Cela lui est revenu avant-hier, quand elle a constaté la disparition du salon de coiffure qu’elle fréquentait alors. La phrase, elle, lui est restée.

 

Référence

Marcotte, Gilles, «J’arrive en ville», Vice versa, 24, juin 1988, p. 26-27; repris, sous le titre «J’arrive en ville…», dans Écrire à Montréal, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1997, p. 17-22.

Et voilà le travail !

Un fidèle bénéficiaire de l’Oreille tendue, dans les commentaires de l’article sur le genre du mot deadline des deux côtés de l’Atlantique, pose la question suivante : «Qu’en est-il du genre du mot “job” ? Féminin au Québec et masculin en France ?»

La réponse est un peu plus complexe.

En effet, au Québec, job, prononcé djobbe, est féminin dans la langue courante, mais (le plus souvent) masculin dans les médias (écrits).

«“Il était très fier. Il disait : ‘Il y a plusieurs patrons au SPVM et à la SQ qui auraient voulu ce job, mais c’est moi qui l’ai eu’”, décrit une personne de son entourage» (la Presse, 22 janvier 2014).

«Quelqu’un d’autre aurait pu créer le même effet, mais à ce moment-ci, personne d’autre que lui n’avait le charisme communicationnel indispensable à ce job» (le Devoir, 4 janvier 2014, p. B4).

Le Petit Robert (édition numérique de 2014) a donc tort d’affirmer, sans distinguer : «Ce mot est féminin au Canada : une job intéressante. “ton père a encore perdu sa job” (G. Roy).» (Merci d’avoir cité Gabrielle Roy; ça fera plaisir à François Bon.)

Marie-Éva de Villers, dans son Multidictionnaire de la langue française (cinquième édition, édition numérique) ne fait pas la distinction (régionale) du Robert : «Cet anglicisme s’emploie dans la francophonie aux sens de “travail de peu d’importance” et de “emploi rémunéré” et son genre est masculin.»

En matière de langue, rien n’est simple. La suivre est une grosse djobbe.

 

[Complément du 17 février 2015]

Les enseignants québécois sont en rogne contre leur gouvernement provincial. Le quotidien la Presse du jour décrit leur projet : des «commandos d’enseignants» devraient se lancer dans des moyens de pression — et donner à chacun un nom. Il y aurait notamment «Fais mon job, tu veux ?». Sur Twitter, @revi_redac écrit : «Oui aux actions de la Fédération des syndicats de l’enseignement, mais non à “Fais mon job, tu veux ?”. #FémininPlease.» L’Oreille est d’accord avec ce «non».