Le travail de la nostalgie

Sébastien La Rocque, Correlieu, 2022, couverture

Aveu préliminaire : l’Oreille tendue n’avait pas été complètement convaincue par le premier roman de Sébastien La Rocque, Un parc pour les vivants (2017). À côté de choses très bien — la description des villages morts des Laurentides ou ceci —, il y en avait qui l’étaient moins : successions d’instantanés, personnages abandonnés en cours de récit, fin ouverte.

Correlieu, du nom du domaine du peintre québécois Ozias Leduc (p. 101), est un roman plus réussi. Il reprend des thèmes du premier — le travail manuel, l’ébénisterie, la famille —, mais il le fait en multipliant les formes, notamment linguistiques, et en déjouant les attentes des lecteurs.

Le romancier mêle des passages narrés, la retranscription d’un monologue filmé et des passages dialogués, parfois avec un chœur (p. 172). Le genre romanesque peut tout accueillir. Pourquoi s’en priver ?

Sur le plan de la langue, pas de prophylaxie typographique. Le français populaire du Québec est partout, sans guillemets ni italiques ni commentaires explicatifs. Voilà comment les personnages parlent, avec des tournures oralisées («faudrait j’dorme l’après-midi», p. 33), des anglicismes (p. 108), des québécismes.

S’il est vrai que l’auteur s’en prend à l’occasion au développement urbain en Montérégie au début du XXIe siècle (p. 131) et qu’un chapitre est intitulé «Les ruines de la Laurentie» (p. 153), ce qui aurait pu n’être qu’un discours nostalgique sur la perte de mémoire de la culture québécoise se transforme heureusement en réflexion sur le legs. Guillaume Borduas est un ébéniste de 70 ans, un peu cynique, comme ses amis qui se rassemblent autour de lui les vendredis soirs pour boire, discuter des films de Pierre Perrault et vitupérer le monde qui a changé autour d’eux. De 45 ans plus jeune que lui, Florence fera un stage sous sa direction, mais elle ne deviendra pour autant son clone. Elle choisit ce qui lui importe dans ce que lui laisse Guillaume — «Avant sa mort, Guillaume a tout légué à Florence, qui n’a conservé que sa collection de rabots» (p. 192) —, car elle sait ce qui compte pour elle dans le monde moderne.

Dans les premières pages, un fils doit sortir «de l’ombre de son père» (p. 16); à la dernière, Florence «remonte les marches en piétinant son ombre» (p. [193]). L’héritage est un choix.

P.-S.—Et la scène finale est parfaitement réussie, autour d’une chaise berçante.

 

Références

La Rocque, Sébastien, Un parc pour les vivants. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 167 p. Ill.

La Rocque, Sébastien, Correlieu. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2022, 192 p.

Glanes péritouristiques

«Ah, les régions.»
Christophe Bernard, la Bête creuse

 

L’Oreille tendue revient. Pendant son absence, elle a pris des notes.

C’est la saison des festivals ? Désolé, l’Oreille ne croit ni à la communion individuelle ni à la communion collective.

Vacances au Québec en PPP : Pas de Problème de Passeport.

Marcel semble avoir pris le relais de Mario.

Marcel à marde, camion, Saint-Côme, juillet 2022

Signalétique régionale 1 (forme du verbe) : s’agissant du verbe fitter, l’Oreille aurait écrit «fitte» plutôt que «fit».

Affichage, Canadian Tire, Joliette, juillet 2022

Signalétique régionale 2 (accord de l’adjectif) : «privé» du féminin ?

Signalétique, Saint-Côme, juillet 2022

Bien que dans Lanaudière, l’Oreille s’est sentie, à un moment, comme dans le Dégelis de l’excellent film Arsenault & fils de Rafaël Ouellet.

Animal en liberté, Saint-Côme, juillet 2022

La guichetière (vingtenaire ? trentenaire ?) aux randonneurs sexagénaires : «Pour aller aux chutes, ça me prend sept-huit minutes. Ça vous en prendra une quinzaine.» Ils en mirent sept, pas une de plus.

Entendu en randonnée pédestre (un autre jour) : «J’ai beaucoup étudié la littérature belge. C’est ça qui m’a endurci.» Durant la même randonnée : Elle : «Fais-toi désirer.» Lui : «Personne ne me désire, moi.»

Signalétique régionale 3 (accord du verbe avec le sujet) : «ont» ?

Signalétique, Parc Régional des Chutes-Monte-à-Peine-et-des-Dalles, juillet 2022

Patate au carré, voire métapatate.

La Patate à patate, Saint-Côme, juillet 2022

Signalétique régionale 4 : quelque chose s’en vient — mais quoi ?

Signalétique, panneau vide, Saint-Côme, juillet 2022

L’Oreille a passé beaucoup (trop) de temps sur la route récemment. Elle a (donc) pensé beaucoup (trop) aux Cracker Jacks.

Un cycliste québécois remporte une étape du Tour de France. Sa PQ ? «Le petit gars de Saint-Perpétue.»

Nous ne l’avons pas vu. Si nous l’avions vu, comment l’aurions-nous appelé ?

Signalétique, parc du Mont-Tremblant, juillet 2022

On dit qu’un pape est venu au Québec en juillet. C’est aussi rare que…

Signalétique régionale 5 : les «guillemets» sont, «parfois», une «source» d’«étonnement».

Signalétique, Saint-Côme, juillet 2022

Signalétique régionale 6 : quelqu’un l’a mal été.

Annonce de poste, Sainte-Julienne, août 2022

Tout ce temps, sans le savoir, dans une capitale !

Signalétique, Saint-Côme, «Capitale québécoise de la chanson traditionnelle», juillet 2022

 

 

Référence

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Diderot et l’âme québécoise

Denis Diderot, boul. Saint-Germain, Paris, statue

Dans la Presse+ du 3 juin, le sociologue Jacques Beauchemin évoque, s’agissant du film Bataille pour l’âme du Québec de Francine Pelletier, le «secret de l’âme québécoise». Quand elle lit pareilles choses, l’Oreille tendue a trois réactions.

Elle se pose une première question : c’est quoi, une «âme» ?

Elle se pose une deuxième question : c’est quoi, l’«âme québécoise» ou «l’âme du Québec» ?

Elle pense enfin à Diderot : «Il est donc très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu […]» (lettre à Voltaire, [11 juin 1749], éd. Roth-Varloot, vol. I, p. 78).

En matière de politique québécoise, l’Oreille aime se la jouer mécréante.

P.-S.—En effet, ce n’est pas la première fois que cette phrase apparaît ici.

 

Référence

Denis Diderot, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot.

Tout est affaire de regard

Photographie de Maurice Richard par David Bier, The Gazette, Montréal, années 1950, détail

Ceci, dans la Presse+ du 19 mai 2022 :

Pourquoi, lui a-t-on demandé, tient-il à faire ses propres cascades — certaines très périlleuses — dans ses films ? Il a beau avoir une forme resplendissante, il aura bientôt 60 ans. «Personne n’a demandé à Gene Kelly pourquoi il dansait dans ses films !» Vu de même.

Laissons de côté la personne de Tom Cruise — c’est de lui qu’il s’agit — et attachons-nous à la formule «Vu de même».

Dans le français populaire du Québec, elle désigne, non sans distance critico-ironique, une affirmation inattendue : en effet, si on s’y arrête, ce n’est pas impossible; il s’agissait d’y penser; je reconnais que je n’y aurais pas pensé moi-même; je ne m’en porte pas plus mal.

À votre service.

 

[Complément du 30 mai 2022]

L’érudition des lecteurs de l’Oreille tendue ne cesse de la réjouir. Exemple venu de Finlande :

Sylvain Larocque, «Vu d’même», affiche du spectacle, 2009

Pour la suite du monde, ou pas ?

«Pour la suite du monde», meme, 2022

Au début des années 1960, le cinéaste Pierre Perrault lance Pour la suite du monde. C’est un titre apprécié au Québec (et ailleurs).

Exemples récents :

«Une invitation à marcher pour la suite du monde» (la Presse+, 4 mai 2022).

«Pour la suite du monde» (la Presse+, 2 mai 2022).

«Relance de la culture. Pour la suite du monde» (le Devoir, 12 avril 2022, p. A6).

«Pour la suite du monde» (la Presse+, 8 avril 2022).

«Pour la suite du monde de l’information» (la Presse+, 28 août 2019).

Suivons Nicolas Krief (à qui l’Oreille tendue doit l’illustration ci-dessus; merci) et demandons-nous s’il n’y a pas lieu de laisser tomber ce genre de titre, au moins pour les articles sur le cinéma documentaire.

P.S.—Contre-exemple : le spectacle théâtral Contre la suite du monde.

 

[Complément du 24 mars]

L’expression ne se trouve pas que dans les titres de presse. Que crie le narrateur trop imbibé du roman La soif que j’ai (2024) dans un bar de Sherbrooke ? «Pour la suite du monde !» (p. 105)

 

Référence

Dufour-Labbé, Marc-André, La soif que j’ai. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2024, 139 p.