C’est Noël ? Lisez !

Madame Riccoboni, Histoire de M. le marquis de Cressy, éd. de 2009, couverture

L’Oreille tendue, fouillant dans ses (re)lectures de 2022, propose quatre titres.

Baglin, Claire, En salle. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2022, 158 p.

Deux récits alternés : une jeune femme se souvient de son enfance dans un milieu modeste; la même jeune femme travaille maintenant dans un fastfood. Claire Baglin, dont c’est le premier roman, rend avec une acuité particulièrement forte ce qu’est aujourd’hui le monde du travail, sa violence, sa langue.

En savoir plus ici.

Fritz, Marianne, le Poids des choses. Roman, Montréal, Le Quartanier, «Série QR», 173, 2022, 143 p. Traduction de Stéphanie Lux. Suivi de «Marianne Fritz» par Adrian Nathan West. Édition originale : 1978.

Ça, c’est vraiment très fort : drôle et violent, stylistiquement déroutant

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

«je pense souvent à vous
à moi dans la continuité de vous
au curieux maillage de nos voix
dans l’écho de vous» (p. 35)

Riccoboni, madame, Histoire de M. le marquis de Cressy, Paris, Gallimard, coll. «Folio 2 €», série «Femmes de lettres», 4877, 2009, 129 p. Édition établie et présentée par Martine Reid. Édition originale : 1758.

Notamment, mais pas seulement, pour la malice de la scène finale.

Et trois encore, en d : Monument national. Roman, de Julia Deck; Là où je me terre. Roman, de Caroline Dawson; Cyclorama, de Laurence Dauphinais.

Lire Gilles Cyr

Gilles Cyr, Voix riches voix sèches, 2022, couverture

«le recueil annoté sans lourdeur
ne ruine pas les prunelles»

L’Oreille tendue rassemble ses notes de lecture dans une base de données.

L’Oreille tendue vient de lire avec plaisir le plus récent recueil du poète Gilles Cyr.

Qu’a-t-elle noté de Voix riches voix sèches dans FileMaker ? Ceci, brut.

Scènes croquées, de la Crète (sections I et II) à des endroits plus familiers. Autodérision (12, 15, 24, 26, 31, 32, 35, 39, 61, 64, 70, toute la section V et toute la section VI). «je m’attarde sur les ambiances» (15). Understatement : «peu sujets à passer inaperçus / les fromages sont excellents» (16). Contre le tourisme de masse : 20, 23. «un texte / s’alarmant sur des riens» (21). Voyage en Crète à deux. Insuffisance des mots à dire le monde (37). Poésie au je. Travail de la nature contre travail des hommes (40, 67). Actualité involontaire : «midi vaches partout» (43). Poésie concrète, matérielle (47-48). Une page = un poème (commençant par une majuscule, sans point final; autrement, seuls les noms propres ont des majuscules). Vacuité des entreprises humaines, durant une réunion (section III) : «Les choses ne tournent pas rond / c’est hyper déprimant» (52). «du coup» (16). Faune, flore. Narquois. Bibi = le poète (70) ? Image forte de la campagne : «un champ de pneus sépare aussi» (70). Une poésie qui ne se prend pas au sérieux, mais qui prend les matières du monde au sérieux (section IV). Les sections V et VI portent sur la poésie, sur la littérature — son écriture, sa lecture, son interprétation : «à toux performative / écriture enrouée» (83); «des périodiques ombrageux / ont expédié leurs comptes rendus» (88); «un essai bien troussé / cela se laisse découvrir» (89); «le recueil annoté sans lourdeur / ne ruine pas les prunelles» (90); «selon le vocabulaire désastreux / généralement en vigueur» (98). Poésie sur la poésie, sur le livre. Quelques allusions à la traduction (94, p. ex.).

Avec quels descripteurs ?

Québec
Poésie
Grèce
Crète
Humour
Icare (71)
Posture (95)

Voilà. Vous savez tout.

 

Référence

Cyr, Gilles, Voix riches voix sèches, Montréal, L’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2022, 105 p.

 

Banque de données, saisie d’écran

Jacques Brault (1933-2022)

Laurent Mailhot, avec la collaboration de Benoît Melançon (édit.), Essais québécois 1837-1983, 1984, couverture

Jacques Brault a été poète, romancier, dramaturge, éditeur critique et essayiste. C’est l’essayiste que l’Oreille tendue a le plus fréquenté. Elle a écrit sur ses recueils et elle a plusieurs fois mis au programme sa «Petite suite émilienne», cette magnifique réflexion littéraire et familiale.

Ils ont aussi brièvement été collègues à l’Université de Montréal.

Avant cela, Jacques Brault avait été le professeur de l’Oreille, pour un cours sur Baudelaire. Elle regrette de ne pas avoir conservé le devoir qu’elle avait alors rédigé. Commentaire (cité de mémoire) de cet excellent lecteur : «Vous écrivez bien. Vous écrivez même très bien. Il est malheureux que vous n’ayez rien à dire.» C’était, bien sûr, parfaitement justifié.

Jacques Brault est mort au cours des dernières heures.

 

Illustration : collage de Jacques Brault en couverture de l’anthologie Essais québécois 1837-1983

 

Références

Brault, Jacques, «Petite suite émilienne», Liberté, 164 (28 : 2), avril 1986, p. 76-88. Repris dans la Poussière du chemin, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1989, p. 119-133. https://id.erudit.org/iderudit/31027ac

Mailhot, Laurent, avec la collaboration de Benoît Melançon (édit.), Essais québécois 1837-1983. Anthologie littéraire, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Textes et documents littéraires», 79, 1984, 658 p.

Les notes de monsieur Marcotte

Portrait de Gilles Marcotte

 

«Et vive l’érudition !…»
Littérature et circonstances, p. 345 n. 39

L’Oreille tendue a récemment rédigé une notice biobibliographique sur son ancien professeur, collègue et commensal Gilles Marcotte (1925-2015). Elle a alors relu quelques-uns des textes de cet «accompagnateur» de la littérature québécoise (mais pas que).

Elle connaissait déjà plusieurs traits de son style : adresses au lecteur («comme vous et moi»), doublées d’un «nous» de connivence («Nous le demanderons à Bérénice Einberg»), usage de la première personne («Je préparais un examen de littérature canadienne-française»), recours à l’italique (dans le Libraire, de Gérard Bessette, «Jodoin ne voulait rien savoir»), usage de l’ironie («On ne recrute pas un tigre et un lion […] sans s’attirer quelques ennuis»), présence épisodique de l’anglais («good news is bad news»).

(Les citations qui précèdent sont toutes tirées d’Une littérature qui se fait et du Roman à l’imparfait.)

Elle avait cependant été trop peu sensible à sa manière d’utiliser les notes.

Une littérature qui se fait paraît en 1962. Dans la réédition de 1994, Gilles Marcotte ne se permet qu’une nouvelle note, d’autodérision, s’agissant de l’édition, qu’il croyait définitive, des poèmes d’Émile Nelligan : «Prophétie imprudente…» (p. 127 n. 1)

Parmi les cinq romanciers auxquels s’attache principalement Marcotte dans le Roman à l’imparfait (1976), il y a Gérard Bessette. Marcotte préfère le Bessette romancier au Bessette critique. Ce dernier s’en prend au réalisme d’un rêve décrit par Victor-Lévy Beaulieu ? «Le rêve doit-il donc être soumis aux contraintes de l’exactitude anatomique ?…» (p. 22 n. 6) Il est insatisfait d’un autre passage du même VLB ? «Pourquoi Beaulieu n’a-t-il pas écrit un roman de Bessette ?» (p. 33 n. 22)

À côté de ces notes ironiques, on en trouve une où Lautréamont parle pour l’auteur — et c’est une splendeur : «Les rapports — d’emprunt, de transformation, et cetera — entre l’œuvre de [Réjean] Ducharme et le texte lautréamontien sont si nombreux et si complexes qu’il ne saurait être question de les inventorier ici : “allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire” (Lautréamont, op. cit., p. 365)» (p. 63 n. 6). En effet, ces «rapports» ne seront pas «inventoriés» tout de suite; ils ne le seront que dans un article de 1990.

Une note du Roman à l’imparfait contient une mauvaise blague (p. 163 n. 28). Une autre permet d’être plus sévère en bas de page que dans le corps du texte, sur Marie-Claire Blais (p. 114). Deux notes de la page 155, au sujet de Jacques Godbout, sont inattendues : «La réalité, la vérité, sont dans les cuisses» (n. 23); «Les cuisses, Dieu, la vérité : étonnante salade…» (n. 24)

Restent les notes où on dit ce qu’on ne fera pas : «La psychanalyse aurait évidemment beaucoup à dire là-dessus…» (p. 77 n. 27) et celles où on se demande si on fera ce qu’on est en train de faire : «Faut-il faire observer que cette description du roman traditionnel pousse à la caricature les traits qui le constituent ?» (p. 177 n. 8)

Qu’en est-il des autres livres de Gilles Marcotte, étant entendu que les notes bibliographiques ont été laissées de côté, de même que celles qui ne contiennent qu’une citation ou que de l’information ? On trouvera ci-dessous quelques remarques non exhaustives.

Des ouvrages critiques en sont dépourvus, par exemple la Prose de Rimbaud (1983). Dans le cas de La littérature est inutile (2009), c’est plus radical :

L’auteur s’est permis de faire des changements, mineurs ou (plus rarement) assez importants, dans les textes ici reproduits. Il a également supprimé les notes de bas de page. Les lecteurs exigeants pourront les retrouver dans les périodiques et ouvrages dont ils sont extraits (p. 227).

Serons-nous des «lecteurs exigeants» ?

Dans les livres où il y en a, une note peut contenir son potentiel de polémique. Dans le Temps des poètes (1969), dans le corps du texte, Marcotte parle de «poésie canadienne-française» (p. 30). En note, il s’explique — façon de parler : «Ou québécoise, comme on voudra. Je note cependant que ce dernier adjectif prête à confusion, pour les deux raisons que voici : 1) il existe une ville appelée Québec; 2) il existe au Québec des écrivains de langue anglaise» (p. 33 n. 29).

En 1989, Littérature et circonstance regroupe 25 «études». Les notes sont nombreuses; elles font 16 pages en fin de volume. Retenons-en deux : «Un siècle [après Crémazie], Yves Berger parlera de la “bourgeoisie québécoise” comme de “la plus bête du monde”. Conservons quelques doutes. La concurrence internationale , dans la bêtise, est assez vive» (p. 333 n. 3); «Ainsi presque tous les romans de Jacques Ferron sont, en partie du moins, des romans à clés. Il n’est peut-être pas important de connaître les portes qu’ouvrent ces clés; il est utile de savoir que l’auteur aime s’amuser avec des clés» (p. 344 n. 2). On signalera itou, dans le recueil, la récurrence des formules comme «On se souvient que» (p. 339 n. 15, p. 341 n. 11), «bien sûr» (p. 343 n. 2, p. 347 n. 4) ou «On aura reconnu» (p. 345 n. 32).

S’agissant de Rimbaud, en 1993, on frôle le même pédantisme professoral : «On sait que le personnage principal de ce roman [Dévadé, de Réjean Ducharme] porte le nom de Bottom» (p. 103 n. 23). Le sait-on vraiment ? S’en souvient-on ? Est-ce bien sûr ? L’avez-vous reconnu ?

Le recueil l’Amateur de musique (1992) ne contient qu’une note, dans laquelle l’amateur de musique se tâte : dans son Journal 1981-1984, Julien Green a-t-il fait une faute ? «Mais je ne suis pas sûr… Je lis donc le texte tel qu’il est imprimé» (p. 153 n.).

Dans le Lecteur de poèmes (2000), l’auteur offre une utile mise en garde : «Qu’on ne lise pas ici un jugement négatif sur la critique universitaire» (p. 86 n. 5). (Merci.)

Les deux seules notes de la Petite anthologie péremptoire de la littérature québécoise (2006) nuancent un propos («Soyons honnête», p. 10 n. 1) et rappellent la perspective du livre (p. 35 n. 2).

En août 1996, Gilles Marcotte publiait dans le magazine l’Actualité une lettre à sa cousine. Il y évoquait les «tremendous footnotes» de l’ouvrage d’un de ses jeunes collègues. Lui, il n’allait jamais jusque-là, mais il faut néanmoins lire les siennes.

P.-S.—Oui, Gilles Marcotte aime beaucoup les points de suspension.

P.-P.-S.—Non, l’Oreille n’a pas relu tous les écrits de Marcotte pour rédiger ceci.

P.-P.-P.-S.—Oui, elle aime beaucoup les notes de Marcotte, mais sa favorite est de quelqu’un d’autre.

P.-P.-P.-P.-S.—Oui, ce «jeune collègue», c’était l’Oreille.

 

Références

Larose, Jean, Gilles Marcotte et Dominique Noguez, Rimbaud, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «L’atelier des modernes», 1993, 144 p.

Marcotte, Gilles, le Temps des poètes. Description critique de la poésie actuelle au Canada français, Montréal, HMH, 1969, 247 p.

Marcotte, Gilles, le Roman à l’imparfait. Essais sur le roman québécois d’aujourd’hui, Montréal, La Presse, coll. «Échanges», 1976, 194 p. Nouvelle édition revue et corrigée : le Roman à l’imparfait. La «révolution tranquille» du roman québécois. Essais, Montréal, L’Hexagone, coll. «Typo», 32, 1989, 257 p.

Marcotte, Gilles, la Prose de Rimbaud, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1983, 163 p. Rééd. : Montréal, Boréal, 1989, 196 p.

Marcotte, Gilles, Littérature et circonstances. Essais, Montréal, L’Hexagone, coll. «Essais littéraires», 4, 1989, 350 p.

Marcotte, Gilles, «Réjean Ducharme lecteur de Lautréamont», Études françaises, 26, 1, printemps 1990, p. 87-127. https://doi.org/10.7202/035806ar

Marcotte, Gilles, l’Amateur de musique, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1992, 238 p.

Marcotte, Gilles, Une littérature qui se fait. Essais critiques sur la littérature canadienne-française, présentation de Jean Larose, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1994, 338 p. Édition originale : 1962.

Marcotte, Gilles, «Lettre à ma cousine», l’Actualité, 21, 12, 1er août 1996, p. 77-78.

Marcotte, Gilles, le Lecteur de poèmes précédé de Autobiographie d’un non-poète, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2000, 210 p.

Marcotte, Gilles, Petite anthologie péremptoire de la littérature québécoise, Montréal, Fides, coll. «Les grandes conférences», 2006, 42 p.

Marcotte, Gilles, La littérature est inutile. Exercices de lecture, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2009, 233 p.

Le zeugme du dimanche matin et de Rina Lasnier

Photo de Rina Lasnier

«Tu as regardé en bas,
tes ailes affolées ont fléchi,
tu as perdu ton chemin et tes frères»

Rina Lasnier, Images et proses, 1941, citée dans Gilles Marcotte, Une littérature qui se fait. Essais critiques sur la littérature canadienne-française, présentation de Jean Larose, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1994, 338 p., p. 294. Édition originale : 1962.

 

Illustration : Rina Lasnier, photo déposée sur Wikimedia Commons

 

(Une définition du zeugme ? Par .)