Accouplements 214

Extrait d’un échange de textos entre l’Oreille tendue et un de ses fils

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Depuis au moins 1892, une anecdote circule au sujet de la correspondance de Victor Hugo. Voulant savoir si son roman les Misérables était un succès, il aurait envoyé un télégramme d’un seul signe typographique à son éditeur : «?» Réponse : «!» Tout allait bien.

La situation est plus (é)tendue dans La neige était sale, un roman de 1948 de Georges Simenon : «Dans l’enveloppe, une feuille de papier, avec un point d’interrogation au crayon et une signature : Sissy. / Parce qu’il ne lui a pas fait signe la veille ! Elle pleure» (éd. de 2003, p. 64).

Il y a «faire signe» et «faire signe».

P.-S.—Oui, c’était avant l’invention du texto.

 

Référence

Simenon, La neige était sale, dans Romans. II, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 496, 2003, p. 1-199 et 1503-1519. Édition  originale : 1948.

Amours épistolaires

«Tu sais que je t’aime encore», graffiti, bureau de poste, Montréal, 2 août 2022

«Les lettres d’une personne sont sacrées…»

Les romans de Georges Simenon évoquent très fréquemment diverses formes de l’épistolaire : lettres (anonymes ou pas, de menaces, de démission, d’amour…), télégrammes, pneumatiques, notes, cartes postales, courrier judiciaire, lettres aux journaux, etc. Certains sont adressés, par exemple Lettre à mon juge (1947). D’autres contiennent d’étonnants échanges écrits : le Chat (1967). La situation dans Maigret et les vieillards (1960) est différente.

Armand de Saint-Hilaire aime Isabelle (Isi) de V. Il a beau être comte, il est désargenté : ils ne peuvent s’épouser. Il restera célibataire, pas elle : elle donnera un fils à son mari, le prince de V., avec qui elle a fait un mariage de convenance. Le comte et la princesse seront néanmoins amoureux pendant presque cinquante ans, jusqu’au moment de la mort, évidemment violente, de l’ancien diplomate, dans son appartement de la rue Saint-Dominique. Comment sait-on qu’ils n’ont jamais cessé de s’aimer ? Parce qu’ils ont échangé des milliers de lettres, envoyées souvent quotidiennement, précieusement conservées, dans la chambre à coucher d’Armand de Saint-Hilaire (p. 743) ou dans son bureau (p. 755), et rassemblées en liasses datées (p. 755). Ils habitaient «à cinq minutes de marche» l’un de l’autre (p. 758), mais sans jamais se voir, sinon de loin : ils ne sont unis que par la poste et que par une intermédiaire dévouée, la vieille servante Jaquette (p. 772, p. 792). Ils espéraient se marier à la mort du prince; cela ne se fera pas.

Le commissaire Maigret, qui enquête sur le crime, ne sait trop quoi faire de ces lettres, dont l’existence est connue de la famille du prince de V. (p. 758, p. 765, p. 791), de l’aristocratie parisienne (p. 755, p. 811) et de «tout le monde» au ministère des Affaires étrangères (p. 743, p. 755). Comment aborder cette «légende» (p. 795, p. 822), cette «sorte d’amour mystique» (p. 799) ou «platonique» (p. 807, p. 812, p. 826) ? Malgré les protestations de Jaquette («C’est de la correspondance privée», p. 763; «Cela ne devrait pas être permis, après la mort des gens, de fouiller leur correspondance», p. 774) et du neveu d’Armand de Saint-Hilaire (p. 787), il lit quelques lettres et il est partagé entre un refus spontané (p. 765-766) et un attachement auquel il ne s’attendait pas (p. 767). Il ne considère pas les lettres d’Isi, ces «lettres enfantines» (p. 812), comme des lettres d’amour : «La jeune fille qui les avait écrites racontait, dans un style assez vif, les menus événements de sa propre vie et de la vie parisienne» (p. 757); «Elle racontait avec complaisance et vivacité les menus événements qui meublaient ses journées et décrivait assez spirituellement les gens qu’elle rencontrait» (p. 765). Il semble que cela puisse aussi s’appliquer à ses lettres à lui : «Voyez-vous, pendant cinquante ans, j’ai été habituée à vivre en pensée avec lui. Je savais ce qu’il faisait à chaque heure de la journée» (p. 791), bien qu’il ait fait preuve d’un souci de la forme : «Il écrivait fort bien, avec vivacité, un peu comme le cardinal de Retz», note un petit-fils d’Isabelle, normalien de son état (p. 822). Dans ces lettres proches du journal intime, les amoureux se vouvoient et ne paraissent rien se cacher.

À la fin du roman, l’énigme résolue, Isi seule, une question demeure : qu’adviendra-t-il de cette double offrande amoureuse ?

 

Référence

Simenon, Georges, Maigret et les vieillards, dans les Essentiels de Maigret, présentation de Benoît Denis, Paris, Omnibus, coll. «Tout Simenon», 2011, p. 733-832, p. 743. Édition originale : 1960.

L’oreille tendue de… Simenon

Georges Simenon, Maigret en meublé, couverture

«Tout le monde dormait. Il pensa à Mlle Isabelle qui se retournait dans son lit et dont le corps de blonde devait déjà être tout moite. Les Saft, dans l’autre chambre, étaient couchés dans le même lit. Il avait visité leur chambre. Le lit était si étroit qu’il se demandait comment ils y tenaient tous les deux.

Il s’assit sur son lit à lui. Plus exactement, il se retrouva assis sur son lit sans avoir eu conscience de bouger et, tout de suite, il tendit l’oreille. Il était sûr d’avoir entendu un bruit anormal, probablement un heurt de faïence ou de porcelaine.»

Georges Simenon, Maigret en meublé, dans les Essentiels de Maigret, présentation de Benoît Denis, Paris, Omnibus, coll. «Tout Simenon», 2011, p. 507-617, p. 540. Édition originale : 1951.

Portrait simenonien

Georges Simenon, Maigret en meublé, couverture

«Elle était comme un énorme bébé, la chair rose, les formes indécises, avec de gros yeux bleus, des cheveux très blonds, une robe couleur de bonbon. À la voir, on aurait dit qu’il ne s’était rien passé de tragique, que tout était pour le mieux dans le meilleurs des mondes. […] Elle devait avoir dans les quarante ou quarante-cinq ans, mais, en apparence, elle n’avait pas d’âge. Tout comme, malgré son volume impressionnant, elle n’avait pas de poids. Et il y avait tant d’exubérance en elle qu’on s’attendait, en dépit des circonstances, à la voir éclater d’un rire enjoué.»

Georges Simenon, Maigret en meublé, dans les Essentiels de Maigret, présentation de Benoît Denis, Paris, Omnibus, coll. «Tout Simenon», 2011, p. 507-617, p. 517 et p. 518. Édition originale : 1951.

L’oreille tendue de… Amélie Nothomb

Amélie Nothomb, Psychopompe, 2023, couverture

«Je me rappelle mon premier réveil en Chine populaire. C’était l’été et j’avais beau tendre l’oreille, quelque chose manquait. Il me fut difficile d’identifier la nature de cette carence. Il s’agissait du chant des oiseaux.»

«Lorsque les températures deviennent par trop négatives, certains oiseaux émettent un chant d’une beauté déchirante. Il n’y a pas d’explication biologique à cette splendeur. La seule que les ornithologues ont donnée est celle-ci : la révélation de la beauté diminue l’angoisse due au froid. En cas de canicule, on peut tendre l’oreille : aucun oiseau ne chante.»

«Je ne tardai pas à élucider une vérité merveilleuse, à savoir que les oiseaux sont des individus. Affirmer que le rouge-gorge chante bien équivaut en sottise à déclarer que l’homme chante bien. En tendant l’oreille, je décelais quel rouge-gorge avait du talent. Ce n’était pas uniquement une question de spécimen. De même que les plus grands chanteurs d’opéra peuvent ne pas être au sommet de leur forme pour mille raisons différentes, un seul rouge-gorge pouvait manquer de talent tel jour ou à telle heure.»

«J’essentiel, c’est l’émetteur. Certains défunts émettent et d’autres pas. J’espère que c’est uniquement fonction de leur désir et non d’autres facteurs moins sympathiques. Je le répète : le silence n’est pas mauvais signe. Nous l’avons tous remarqué, il y a des silences heureux. Certains morts trouvent aussitôt, si j’ose dire, l’équilibre.
À nous de tendre l’oreille, la seule qui fonctionne, celle du désir, pour le cas où le défunt a quelque chose à ajouter. Avec mon père, ce fut clair comme de l’eau de roche. Parfois, ça peut être autrement ambigu. Si un mort détesté tente d’entrer en communication avec vous, raccrochez. On a le droit de refuser. Si l’importun insiste, répétez comme un mantra : “Je n’ai rien à vous dire.” Il finira par se lasser. Ce genre de défunt recourt presque toujours à la culpabilité en guise de levier. Ne tombez pas dans le piège. Vous le détestiez de son vivant, n’imaginez surtout pas que le décès l’ait changé.»

Amélie Nothomb, Psychopompe. Roman, Paris, Albin Michel, 2023. Édition numérique.