L’oreille tendue de… Maylis de Kerangal

Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main, 2018, couverture«Jonas craque une allumette, son visage faseye une fraction de seconde à la lueur de la flamme, sa peau prend l’aspect du cuivre, et dans l’instant Paula est à Moscou, la voix rauque, revenue dans les grands studios de Mosfilm où elle a passé trois mois, l’automne, mais au lieu d’impressions panoramiques et de narration vague, au lieu d’un témoignage chronologique, elle commence par décrire le salon d’Anna Karénine qu’il avait fallu finir de peindre à la bougie, une panne d’électricité ayant plongé les décors dans le noir la veille du premier jour du tournage; elle démarre lentement, comme si la parole accompagnait la vision en traduction simultanée, comme si le langage permettait de voir, et fait apparaître les lieux, les corniches et les portes, les boiseries, la forme des lambris et le dessin des plinthes, la finesse des stucs, et dès lors le traitement si particulier des ombres qu’il fallait étirer sur les murs; elle décline avec exactitude la gamme de couleurs, le vert céladon, le bleu pâle, l’or et le blanc de Chine, peu à peu s’emballe, front haut et joues enflammées, et lance le récit de cette nuit de peinture, de cette folle charrette, détaille avec précision les producteurs survoltés en doudoune noire et sneakers Yeezy chauffant les peintres dans un russe qui charriait des clous et des caresses, rappelant qu’aucun retard ne serait toléré, aucun, mais laissant entrevoir des primes possibles, et Paula comprenant soudain qu’elle allait devoir travailler toute la nuit et s’affolant de le faire dans la pénombre, sûre que les teintes ne pourraient être justes et que les raccords seraient visibles une fois sous les spots, c’était de la folie — elle se frappe la tempe de l’index tandis que Jonas et Kate l’écoutent et se taisent, reconnaissant là une folie désirable, de celle qu’ils s’enorgueillissent eux aussi de posséder —; puis elle déplie encore, raconte sa stupéfaction de voir débarquer dans la soirée une poignée d’étudiants, des élèves des Beaux-Arts que le chef déco avait embauchés en renfort, des volontaires talentueux et dans la dèche, certes, mais bien partis pour tout pour tout saloper, du coup cette nuit-là c’est elle qui avait préparé leurs palettes, agenouillée sur le sol plastifié, procédant à la lumière d’une lampe d’iPhone que l’un d’entre eux dirigeait sur les tubes de couleurs qu’elle mélangeait en proportion, après quoi elle avait assigné à chacun une parcelle du décor et montré quel rendu obtenir, allant de l’un à l’autre pour affiner une touche, creuser une ombre, glacer un blanc, ses déplacements à la fois précis et furtifs comme si son corps galvanisé la portait d’instinct vers celui ou celle qui hésitait, qui dérivait, de sorte que vers minuit chacun était à son poste et peignait en silence, concentré, l’atmosphère du plateau était aussi tendue qu’un trampoline, ferlée, irréelle, les visages mouvants éclairés par les chandelles, les regards miroitants, les prunelles d’un noir de Mars, on entendait seulement le frottement des pinceaux sur les panneaux de bois, les chuintements des semelles sur la bâche qui recouvrait le sol, les souffles de toutes sortes y compris celui d’un chien torpide roulé en boule au milieu du bordel, un éclat de voix jailli d’on ne savait où, une exclamation — […], putain regarde, regarde-moi ça comme c’est beau —, et si l’on tendait l’oreille, on percevait la frappe d’un rap russe diffusé en sourdine; le studio bruissait, empli de pures présences humaines, et jusqu’à l’aube la tension demeura palpable, Paula travailla sans fatigue, plus la nuit avançait et plus ses gestes étaient déliés, plus ils étaient libres, plus ils étaient sûrs; et puis vers six heures du matin les électriciens firent leur entrée, solennels, apportant les groupes électrogènes qu’ils étaient partis collecter dans Moscou, quelqu’un cria fiat lux ! d’une voix de ténor et tout se ralluma, des spots puissants projetèrent une lueur très blanche sur le plateau et le grand salon d’Anna Karénine apparut dans la lumière argentée d’un matin d’hiver : il était là, il existait; les hautes fenêtres étaient couvertes de givre et la rue enneigée, mais à l’intérieur il faisait chaud, on était bien, une flambée majestueuse crépitait dans l’âtre et l’odeur du café dans la pièce, d’ailleurs les producteurs étaient de retour, douchés, rasés, tout sourire, ils ouvraient des bouteilles de vodka et des boîtes en carton où s’empilaient des blinis tièdes saupoudrés de cannelle et de cardamome, distribuaient du cash aux étudiants en leur empoignant la nuque avec une connivence virile de parrains de mafia, ou gueulait en anglais sur des messageries qui vibraient à Los Angeles, Londres ou Berlin; la pression chutait mais la fièvre, elle, ne passait pas, chacun regardait autour de lui en clignant des yeux, ébloui par les milliards de photons qui formaient maintenant la texture de l’air, étonné de ce qu’il avait accompli, un peu sonné quand même, Paula d’instinct se tourna vers les raccords délicats, anxieuse du résultat, mais non, c’était bon, les couleurs étaient bonnes, alors il y eut des cris, des claques paume contre paume, des étreintes et quelques larmes de fatigue, certains s’allongèrent par terre les bras en croix alors que d’autres esquissèrent des pas de danse, Paula embrassa un peu longuement l’un des extras, celui-là aux yeux sombres et de fort gabarit, passa une main sous son pull et sur sa peau bouillante, s’attarda dans sa bouche tandis que les portables recommençaient à sonner, que chacun ramassait ses affaires, fermait son manteau, enroulait son écharpe, enfilait ses gants ou sortait sa clope, le monde au-dehors se réactivait, mais quelque part sur cette planète, dans l’un des grands studios de Mosfilm, on attendait Anna à présent, Anna les yeux noirs, Anna folle amoureuse, oui, tout était prêt, le cinéma pouvait venir maintenant, et avec lui la vie.»

Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main, Paris, Gallimard, coll. «Verticales», 2018, 288 p. Édition numérique.

(Avec un zeugme en prime.)

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