Dans l’Art du roman, en 1986, Milan Kundera proposait sa définition de ce genre : «La grande forme de la prose où l’auteur, à travers des egos expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques grands thèmes de l’existence» (p. 178).
Le projet de Foule monstre (2025), le plus récent livre de Simon Brousseau, rejoint en quelque sorte, mais à une autre échelle, celui de Kundera. Renouant avec la forme brève et fragmentaire de Synapses (2016), l’auteur dresse une série de portraits à partir de quelques règles : ces instantanés tiennent en un paragraphe; ils font une page ou deux; ils mettent en scène des personnages désignés par leur seul prénom. Des détails (un mot, une image, une marque de commerce, une profession, un animal, un lieu, un sport) lient des fragments entre eux.
Brousseau écrit, en guise d’introduction, sous le titre «Dépersonnalisation» : «me voilà débarrassé de l’obligation d’être moi, c’est la plus belle chose qui pouvait m’arriver» (p. 11). Les «egos expérimentaux» de Foule monstre, qui remplacent son «moi», sont de tous âges (bébé, enfant, ado, adulte, personne âgée), hommes ou femmes, nés ici ou venus d’ailleurs, d’orientations sexuelles variées. Il leur arrive des choses, ou rien. Ils changent de vies, ou pas. On reconnaît à l’occasion des événements évoquant des faits divers médiatiques ou l’actualité (épidémiologique, guerrière, climatique, numérique, militante, politique, etc.). Parfois, on vit une situation au présent; parfois, on se souvient.
«Quelques grands thèmes de l’existence» sont abordés — la solitude, la maladie (physique et mentale), l’amour, la parentalité et ses anxiétés, les attentes de la société, la mort (souvent) —, mais aussi l’ordinaire des jours (la pratique du cricket, des reprise de bail, la présence d’un joueur d’accordéon, une première soirée de gardiennage d’enfant). Cela donne un ensemble fort hétéroclite. Des personnages vivent des choses étonnantes, d’autres uniquement des banalités. Les coups d’éclat sont rares, contrairement aux accidents. De rares scènes violentes (une initiation au hockey, une agression dans une chambre d’hôtel, les cris d’un voisin, le texte final) rompent avec l’enchaînement de récits paisibles. Prises individuellement, ces tranches de vie, même avec des chutes bien tournées, ne captent pas toujours l’attention; considérées dans leur ensemble, elles rappellent la diversité infinie des expériences du monde, et la nécessité d’y porter le regard.
Ce n’est pas rien (pour le dire comme un des personnages, p. 224).
P.-S.—Saluons l’imagination de l’auteur pour nommer les groupes musicaux adolescents. Que préférer entre Les civières écervelées (p. 14) et Les laryngites véloces (p. 176) ?
P.-P.-S.—Un puriste pourrait reprocher à l’auteur d’utiliser l’expression «fermer la lumière» (p. 32) ou l’adjectif «dispendieux» (p. 218). N’y a-t-il pas aussi le même mot, «garde-robe», au féminin et au masculin ? En revanche, ce n’est pas être vétilleux que de déplorer la présence de «John Hopkins», au lieu, bien sûr, de «Johns Hopkins» (p. 98).
Références
Brousseau, Simon, Synapses. Fictions, Montréal, Le Cheval d’août, 2016, 107 p.
Brousseau, Simon, Foule monstre, Montréal, Héliotrope, 2025, 225 p.
Kundera, Milan, l’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, 199 p.
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