Académiciens à la rescousse

Le lien se trouvait dans une chronique récente de Pierre Assouline dans le Monde des livres, «L’Académie française s’attaque à la chienlit lexicale» (21 octobre 2011, p. 6). Il renvoie à une innovation sur le site de l’Académie : «Voici la première série de cette nouvelle rubrique, Dire, Ne pas dire, qui donne le sentiment de l’Académie française sur les fautes, les tics de langage et les ridicules qui s’observent le plus fréquemment dans le français contemporain.»

Au menu de cette première livraison, quatre rubriques. «Emplois fautifs» : Sur; Après que; Pas de souci; Au niveau de. «Néologismes et anglicismes» : Impacter; Best of. «Extensions de sens abusives» : Gérer; Quelque part. «Les bonheurs et les surprises de la langue française» : Oui; Coi / quiet.

Le titre est poussiéreux. Les emplois fautifs, les néologismes, les anglicismes et les extensions de sens réputées abusives, itou.

La preuve est faite une fois de plus, et bien faite : les portes ouvertes sont les plus faciles à enfoncer.

P.-S. — L’Oreille tendue a le vague souvenir d’un livre, d’un article ou d’un chapitre de livre (belge ?) intitulé «Dites, ne disez pas». Elle aimerait fort en retrouver la référence.

Lecture assistée

Jean Rolin, le Ravissement de Britney Spears, 2011, couverture

Le Ravissement de Britney Spears (2011) est le vague récit d’une mission qui ne l’est pas moins : la chanteuse américaine du titre, rapidement délogée dans l’imaginaire pipeul du narrateur anonyme par Lindsay Lohan, est peut-être, ou pas, ciblée par une conspiration islamiste; ledit narrateur enquête, genre; tout cela n’est peut-être qu’une couverture pour une autre opération, pas plus limpide. Si le patron du narrateur, le colonel Otchakov, en sait plus, le lecteur, lui, non.

La syntaxe du roman, en revanche, est ferme, et roborative. La géographie, si tant est que l’on choisisse d’y donner créance, emballe au moins autant qu’elle est emballée, depuis les rues de Los Angeles, que le narrateur emprunte pédestrement «dans cette ville où ça ne se fait pas» (p. 181), jusqu’aux chemins de montagne du Tadjikistan (ce serait trop long à expliquer). La culture du vedettariat hollywoodien rivalise de vide avec celle du roman d’espionnage. C’est dire qu’on s’amuse chez Jean Rolin.

S’autorisant du fait que l’enquête racontée — c’est un bien grand mot — dans le roman tourne en eau de boudin, l’Oreille tendue a décidé d’y superposer la sienne, sur un seul aspect du texte : son rapport aux langues étrangères, au premier chef l’anglais. En effet, le narrateur rolinien, traducteur dans l’âme, n’hésite jamais à faire œuvre pédagogique.

La traduction des mots étrangers est parfois immédiate, dans un sens ou dans l’autre. Le passage de l’anglais vers le français est attendu : «Jim Morrison : “No one here gets out alive” (littéralement : “Personne ici ne sort vivant”)» (p. 59); «le set up (le coup monté)» (p. 83); «les bad boys, les petites frappes» (p. 86). Parfois, cela se déroule à l’envers, du français vers l’anglais : «“un tas de garçons chauds” (hot-bodied)» (p. 30); «élevée (raised)» (p. 51); «l’endroit le mieux fréquenté de Hollywood (le plus hype)» (p. 164). Page 174, les deux formes sont croisées, à propos d’«un film — un biopic — retraçant la vie» d’une personnalité. Page 204, elles se suivent : «“Girl ! Don’t party so much !” (Fille ! Fais un peu moins la fête !)»; «“trou à crack” (local crack den)».

Dans quelques cas, il vaudrait mieux parler de paraphrase que de traduction : «de succulents crackers au fromage — nacho cheese» (p. 54); «une alley — une voie réservée aux véhicules de service» (p. 150); «un marielito, c’est-à-dire un de ces Cubains, pour la plupart des repris de justice […], qui en 1980 avaient débarqué en masse sur le littoral de la Floride» (p. 212).

Le contexte, ailleurs, est ce qui permet de deviner ce que sont un «valet service» (p. 70) ou les trains «double stack» (p. 126). Pour «ride along», il y a une explication («traîner, en voiture, le long des rues») et une source : «un vocable emprunté à la police» (p. 83). S’agissant de «train wreck» pour désigner une personne, il y a trois possibilités : «“train déraillé”, à moins que le mot anglais ne désigne plutôt le déraillement lui-même, auquel cas il conviendrait peut-être de le traduire par “catastrophe ferroviaire”» (p. 94); «épave» (p. 164).

Tout n’est pourtant pas aussi simple. Il y a des cas où le narrateur hésite : «un Shepherd Mix (berger mélangé ?)» (p. 27). Il est expliqué aux lecteurs qu’«un Mexicain fraîchement débarqué» est un «“dos mouillé”», sans que soit indiqué l’équivalent anglais, «wetback» (p. 124). Une traduction est même présentée comme fautive par son auteur lui-même : «ce motel dont je ne pouvais m’empêcher de traduire le nom — El Rancho Dolores — par “la Ferme des Douleurs”, tout en sachant qu’il ne signifiait rien de tel» (p. 275).

Pourquoi ne pas traduire «car wash» (p. 48), «sex-tape» (p. 89), «“Danger ! Not a pedestrian walkway !”» (p. 115) ou «attorney» (passim) ? Tout le monde connaît-il le sens en français de la chanson de la page 194 ? On notera que l’absence de traduction est de plus en plus fréquente au fil des pages. Cela pourrait porter à confusion : quand des paparazzis crient au narrateur «Shoot them ! Shoot them !», il aurait été bon de préciser qu’il devait filmer les enfants de Britney Spears et non pas tirer sur eux (p. 251).

Les lecteurs attentifs auront aussi noté que la typographie est assez fantaisiste. Certains mots étrangers sont en italiques, d’autres entre guillemets. On les trouve tantôt encerclés de parenthèses tantôt isolés par des tirets. À la même page, une citation est traduite de l’espagnol en français dans le corps du texte, pendant qu’une citation en anglais dans le corps du texte est traduite en français en note (p. 266). (La seule autre note du roman se trouve cinq pages plus loin; elle contient aussi une traduction de l’anglais vers le français.)

Le système n’est pas au point. L’on ne peut que s’en réjouir. Faire autrement aurait été contraire à la logique même du roman.

 

Référence

Rolin, Jean, le Ravissement de Britney Spears. Roman, Paris, P.O.L, 2011, 284 p.

Citation géopoliticolinguistique du jour

Jean-Jacques Rutlidge, Essai sur le caractère et les mœurs des François comparés à ceux des Anglois, 1776, page de titre

«L’étude de la langue a quelque chose de plus plausible [pour comprendre l’orgueil des Français]; mais elle n’est point, comme on va le voir, une démonstration d’estime particulière. Lorsque la langue d’un peuple devient plus générale que celle d’un autre, nous n’en devons pas tant chercher la cause dans son excellence, que dans les considérations politiques qui peuvent opérer cet effet. Quand une grande nation brille avec éclat et étend sa puissance par ses conquêtes et ses établissements, il est naturel que le monde en prenne connaissance, et il s’ensuit nécessairement que l’usage de sa langue s’étende à proportion de la correspondance que ses acquisitions et la multiplicité des affaires forcent d’avoir avec elle. Ainsi, la langue latine devint universelle du temps des Romains et l’espagnol a été aussi à la mode que le français l’est aujourd’hui : mais on ne doit pas inférer de là que les nations française ou espagnole aient été en vénération chez leurs voisins, dès qu’on voit au contraire que leur politique les a fait détester. Rien que la nécessité de négocier avec elles, n’a pu obliger de parler leur langue, parce que leur interposition dans toutes les affaires la rendait la plus commune : d’où l’on peut conclure que l’extension de la langue française, ce motif si souvent plaidé en sa faveur, au lieu de nous convaincre de son excellence et de la préférence qu’elle mérite, a un effet contraire, et sert plutôt à nous rappeler l’ambition et l’inquiétude qui sont la vraie et injuste origine de cette vaste extension.»

Jean-Jacques Rutlidge, «Mauvais effet de la vanité et de l’insolence», dans Essai sur le caractère et les mœurs des François comparés à ceux des Anglois, Londres, 1776, 284 p., p. 268-269. Parution anonyme.

P.-S. — Suggestion d’exercice : relire ce texte et remplacer partout «français» par «anglais».

Ça ne s’invente pas (car c’est déjà inventé)

Erin McKean suit de très près l’évolution de la langue anglaise. Elle a exposé ses positions lexicographiques dans le cadre d’une conférence présentée par TED; l’Oreille tendue en a parlé ici. Elle dirige un dictionnaire en ligne, Wordnik. Et elle publie des livres.

Aftercrimes, Geoslavery, and Thermogeddon (2011) recense et définit quelques dizaines de néologismes (en anglais), beaucoup venus du monde des sciences. Des exemples ?

«Displace fallacy» : l’idée fausse selon laquelle une nouvelle technologie (le livrel) remplace les anciennes (le livre).

«E-mail apnea» : le fait de ne (presque) plus respirer (temporairement) quand on est absorbé par ses courriels. (On doit l’expression à Linda Stone.)

«Thanatourism» : forme de tourisme à destination de lieux associés à la souffrance et à la mort, particulièrement à la mort violente.

C’est réjouissant d’inventivité.

 

[Complément du 22 octobre 2011]

On peut facilement imaginer le plaisir qu’aurait Erin McKean devant tel mot-valise d’un tweet publié hier par @dancohen, qui l’emprunte lui-même à @ncschistory : «“Scannabago” [Scan / Numérisation + Winnebago / Autocaravane] = mobile scanning unit to digitize local materials.»

 

[Complément du 30 janvier 2012]

Au lieu de thanatourism, on peut aussi dire dark tourism. L’expression est chez Julien Blanc-Gras dans Touriste (2011, p. 43). On y découvre également le tourisme chez les pauvres, le poorism (p. 115).

 

[Complément du 26 juin 2012]

La Libre Belgique, elle, parle de nécrotourisme.

 

[Complément du 31 juillet 2013]

Une catastrophe ferroviaire fait 45 morts à Lac Mégantic. Quelques semaines plus tard, @rdimatin parle du «tourisme de catastrophe» qui se pratique dans cette petite ville du Québec.

 

[Complément du 31 décembre 2015]

Dans la neuvième livraison de l’émission The New Yorker Radio Hour, datée du 18 décembre 2015, David Remnick évoque le «crisis tourism».

 

Références

Blanc-Gras, Julien, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p.

McKean, Erin, Aftercrimes, Geoslavery, and Thermogeddon. Thought-Provoking Words from a Lexicographer’s Notebook, New York, TED Conferences, LLC, 2011. Édition numérique.