La langue (du débat) des chefs

Le Canada votera pour élire ses députés fédéraux le 2 mai. Mardi soir, les chefs des quatre principaux partis politiques canadiens — on avait choisi de ne pas inviter la chef du Parti vert, Elizabeth May — ont participé à un débat télévisé en anglais. Hier soir, mercredi, rebelote, en français.

L’Oreille s’est tendue la première fois le 14 juin 2009 pour commenter «Le français de Michael Ignatieff», le chef du Parti libéral. Elle a aussi eu l’occasion de parler de la langue de Gilles Duceppe, lui qui dirige le Bloc québécois. Si elle a mentionné, par exemple ici, le nom de Stephen Harper, le premier ministre sortant, ce n’est jamais pour des questions linguistiques. Elle n’avait pas eu l’occasion, à ce jour, de parler du leader du Nouveau parti démocratique, Jack Layton. Elle a donc décidé de profiter du débat d’hier soir pour rassembler quelques réflexions sur le français des quatre dirigeants, réflexions de groupe ou spécifiques à chacun.

(Elle aurait aussi pu dire un mot d’Anne-Marie Dussault, une des coanimatrices, affirmant, au début de la soirée, «Notre rôle sera de s’assurer», mais elle s’en abstiendra : la maîtrise du pronom réfléchi est chose bien délicate, semble-t-il.)

On peut s’amuser à regrouper les chefs selon divers facteurs. En matière de féminisation automatique («Les Québécois et les Québécoises, les hommes et les femmes»), Gilles Duceppe (Bloc québécois) l’emporte haut la main, suivi par Jack Layton (Nouveau parti démocratique), puis loin derrière par Stephen Harper (Parti conservateur); Michel Ignatieff (Parti libéral) ne s’y est pas livré une seule fois. Si le leader du Bloc québécois n’a pas de problème d’accord en genre ou en nombre ni de concordance des temps — c’est la moindre des choses —, les autres ont du mal : constamment (Layton), très souvent (Harper), à l’occasion (Ignatieff).

Sur le plan individuel, des tendances se manifestent chez les uns et les autres.

Gilles Duceppe, pour qui la langue est l’«âme» de la nation, faisait des efforts évidents pour ne pas utiliser trop de tours populaires; voilà pourquoi il préférait nettement «cela» à «ça» et qu’il employait des tournures peu naturelles au Québec à l’oral («qui plus est», «dirais-je», «devrais-je dire», «or cela»). Le débat était découpé en six segments — la gouvernance, l’économie, les valeurs, les politiques sociales, la place du Québec dans le Canada, la place du Canada dans le monde — et c’est pendant l’avant-dernier que le registre duceppien a changé : «ben sûr», «han», «ben beau», «djiaime» (GM, General Motors), «eh ! Seigneur !», «pis». De toute évidence, le sujet lui tenait tellement à cœur qu’il en venait à influencer sa façon de parler. Pour le plaisir, on notera qu’il est le seul à avoir eu recours (volontairement) à des phrases en anglais : «Father knows best», «My way or no way».

Quand Stephen Harper parle français, on a fréquemment l’impression de voir les pages de sa grammaire défiler dans sa tête. Le débat du 13 avril ne faisait pas exception, encore que le premier ministre ait souvent paru moins guindé — toutes choses étant relatives par ailleurs — qu’au débat en anglais : le fait d’avoir à tourner plusieurs fois sa langue dans sa bouche avant de parler l’empêchait d’exercer l’autocontrôle qui lui donnait l’air, la veille, d’un robot (pas très bien programmé il est vrai). À un moment, quand il a été question de la caisse de l’assurance-emploi, on l’a même vu ne plus trouver ses mots. Il s’est essayé à quelques québécismes, certains communs («broche-à-foin», «des djobbes», «tannés»), d’autres de son cru («des peines [de prison] de bonbon»). Les tournures anglaises étaient nombreuses chez lui : «on tente de s’adresser à des problèmes», «par 2015» (by 2015), «notre militaire» (our military). Pancanadianisme oblige, il est le seul à avoir salué les Brayons; le remercieront-ils en votant pour lui ?

La chef du Parti libéral, qui lui aussi en a appelé à son «âme» en matière de langue, a fait moins de fautes que les autres anglophones du plateau : sa maîtrise des normes linguistiques, sans être parfaite, est nettement meilleure que la leur. Il était moins porté qu’eux sur les formules populaires (à l’exception d’un «Ils sont pus capables»). Il se servait de moins d’anglicismes ou de tournures venues directement de l’anglais («alternative», «une instance claire»). Il a eu du mal avec quelques pronoms («lui aider») et quelques accords («C’est moi qui va»), mais il était en bonne compagnie. En revanche, et contrairement aux autres, il était obsédé par certains mots, notamment «clair», qu’il ne cessait de répéter au début de la soirée; ça s’est calmé par la suite. Il est le seul à avoir parlé de «vivre-ensemble» et du «bâton magique» de Stephen Harper en matière de répression de la criminalité (on s’en est beaucoup gaussé sur Twitter).

Des trois participants anglophones, Jack Layton est celui qui a le moins d’inhibition en français. Il aime bien dire qu’il est né au Québec et on peut légitimement penser qu’il en a appris la langue officielle dans la rue plutôt que sur les bancs d’école. Il n’a aucune idée ni du genre ni du nombre, il utilise des anglicismes sans état d’âme («un cap», «le carjacking»), il aime les tournures populaires («Ça n’a pas de bon sens») et il n’hésite pas à inventer des mots («le prononcement») ou à les employer de travers («le promouvoir de la paix»). Cette absence d’inhibition explique peut-être qu’il soit le seul à avoir tenté de faire de l’humour («On commence à s’amuser», a-t-il lancé au second coanimateur, Paul Laroque), à proposer des métaphores (quand il faisait du Bloc québécois une équipe de hockey composée uniquement de défenseurs) et à emprunter des formules à d’autres formations politiques (il a évoqué trois fois «les conditions gagnantes pour le Canada au Québec», prenant ces «conditions gagnantes» à l’arsenal rhétorique des souverainistes). On se demande cependant comment il a pu appeler la Loi 101 (la Charte de la langue française) la Loi 102; ce n’était pas le bon soir pour ça, le débat s’adressant pour l’essentiel à la population francophone du Québec.

Quelles conclusions tirer de ces remarques sur le vif ? Que le bilinguisme des aspirants premiers ministres existe, mais qu’il est plus laborieux chez certains que chez d’autres. On ne peut pas dire que ce soit une grande surprise. Ni bon signe pour l’état du français au Canada.

Chroniques du bilinguisme non hexagonal 002

Avant d’être chassé du Parlement d’Ottawa, le gouvernement du premier ministre Stephen Harper avait déposé un budget.

Parmi les nouveaux programmes qu’il souhaitait encourager, celui-ci : «Helmets to Hardhats

La Presse présente les choses ainsi : «Le gouvernement veut faire des militaires canadiens de retour du front des travailleurs de la construction», il veut faciliter le passage «de soldat à plombier». Ce programme, précise le journal, «n’a pas de nom en français» (23 mars 2011, cahier Affaires, p. 5).

Au moins, c’est clair.

Chroniques du bilinguisme non hexagonal 001

Cahier publicitaire inséré dans la Presse du 19 mars : «Outdooring. Un nouvel art de vivre.»

De quoi s’agit-il ?

Le Outdooring est un nouveau style de vie répondant à une demande grandissante des gens. C’est l’art de vivre à l’extérieur, dans un pavillon spécialement aménagé pour répondre à un besoin précis, dans le but de favoriser le bien-être de tous et chacun. Accessible à l’année, cette pièce extérieure, habillée et décorée pour un confort maximal, est une continuité de la maison. Elle offre la possibilité de réunir ceux que nous aimons et de recevoir beau temps mauvais temps, sans le moindre souci.

Cette prose fleurie appelle quelques questions et commentaires.

Si l’on pratique le outdooring, doit-on aussi consulter le opticien ? Se baigner dans le océan ? Couvrir ses plaies avec le onguent ?

Il existerait «une demande grandissante des gens» pour cette activité. Pourrait-elle venir d’ailleurs que «des gens» ? Des plantes ? Des animaux ? Des minéraux ?

Si on n’a pas «un besoin précis», peut-on quand même se livrer au outdooring ? Après tout, «tous et chacun», c’est un peu soi aussi.

On se réjouit de voir que le «bien-être» et le «confort maximal» sont réservés à ceux «que nous aimons». Que les autres restent chez eux !

L’«habillement» et la «décoration», ce n’est pas la même chose ? Ah.

Une dernière question, un peu bête, qui concerne la vie dedans-dedans, par opposition à la vie dedans-dehors, et vice versa. L’antonyme de outdooring est-il indooring ?

P.-S. — Plus prudent et moins publicitaire que Trevi, la firme qui vend «le Outdooring», le journal la Presse consacre un article à cette pratique dans son édition du 26 mars, «Manger, dormir… et regarder la télé dehors» (cahier Mon toit, p. 8). Le mot outdooring n’y apparaît pas une seule fois.

 

[Complément du 30 août 2011]

Une collègue de l’Oreille tendue, Monique Cormier, a fait l’histoire du mot outdooring à l’émission Médium large de la radio de Radio-Canada le 25 août 2011. On l’entend ici.

 

[Complément du 11 juillet 2012]

@JeanSylvainDube se posait la question suivante sur Twitter, le 10 juillet 2012 : «Y a-t-il des gens qui emploient “gaminet”, “hambourgeois”, “mercatique” ou “moufflet” ?» Et il répondait lui-même : «Néologismes vains…»

Que dirait-il des propositions de «traduction» pour outdooring de l’Office québécois de la langue française, propositions repérées par @PimpetteDunoyer le même jour ? L’OQLF évoque — juré craché — quatre possibilités : jardinisme, extérieurisme, tendance jardiniste et tendance extérieuriste. Définition du jardinisme : «Tendance marquée par le besoin de profiter du temps passé à l’extérieur, au jardin, en concevant l’espace disponible comme un prolongement de l’espace intérieur et en l’aménageant avec le même souci d’élégance, de confort et de convivialité qu’une pièce intérieure.»

@fbon est d’abord attristé par ces propositions, puis il suggère (ironiquement) d’utiliser le terme potagisme, alors que tendance extérieuriste fait «glousser» — à juste titre — @PimpetteDunoyer.

L’OQLF a déjà eu la main plus heureuse, par exemple quand il a retenu courriel.

 

[Complément du 14 juillet 2014]

Lisant un texte de Loïc Depecker paru en 2013, l’Oreille tendue tombe sur ceci : «Le Québec continue […] son travail de francisation, avec une avalanche d’autres termes actuellement en traitement (ce qui montre la poussée de l’angloaméricain), dont outdooring, pour lequel sont actuellement proposés jardinisme, pleinairisme, vérandalisme… Terme que la France refuse de traiter, n’y voyant pas d’intérêt particulier. Je suis sûr pour ma part, vu l’intérêt économique de tirer l’intérieur de sa maison vers le jardin ou la terrasse, que ce terme ne tardera pas à se répandre chez nous» (p. 50).

 

Référence

Depecker, Loïc, «Le français est-il une langue moderne ?», dans François Gaudin (édit.), la Rumeur des mots, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 43-60.

Chroniques du bilinguisme hexagonal 003

De passage à Lutèce en décembre dernier, l’Oreille tendue avait été sensible à une publicité invitant les usagers du métro à apprendre le «Wall Street English».

La publicité est toujours là en mars, mais avec une nouvelle photo : une femme tire la langue; sur celle-ci, on a peint un drapeau. Le Stars and Stripes, Wall Street oblige ? Non : l’Union Jack.

Il y a des leçons de géographie qui se perdent.

 

[Complément du 22 février 2012]

Hier, François Bon, sur tierslivre.net, écrivait ceci : «je viens de remarquer, centre-ville, en suivant un bus, que sur les publicités “Wall Street english”, le drapeau anglais avait été supprimé… l’oreille tendue a donc eu gain de cause !» L’Oreille va finir par se croire puissante (surtout après ceci). Elle compte sur ses lecteurs pour la rappeler à son obligation de modestie.

 

[Complément du 19 juin 2012]

La correction n’a pas touché Genève, du moins en juin 2012. Le pouvoir de l’Oreille paraît localisé.

Publicité pour une école de langue, Genève