Relire Cherokee

Jean Echenoz, Cherokee, 1983, couverture

Relire Cherokee (1983) de Jean Echenoz (presque) trente ans après sa parution ?

C’est retrouver des zeugmes.

«La voyante posa sur lui un regard attendri, sur ses jambes un plaid […]» (p. 12).

Cela lui donnait «une allure confuse de souteneur et de petit déjeuner» (p. 32).

Marguerite-Elie Ferro était doté «de soixante-huit ans et d’un énorme capital» (p. 43).

Georges Chave, à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, «consulta toutes sortes de fichiers, à la recherche d’ouvrages traitant de l’émigration française en général, bas-alpine au Mexique et au XIXe siècle en particulier […]» (p. 60).

C’est retrouver des chiens absents, même si, en apparence, dans l’intrigue, l’animal le plus important semble être un perroquet, en l’occurrence Morgan.

«Georges entra : cela sentait fort le chien, ou plutôt les chiens, dont au moins un mouillé. Mais il n’y avait pas de chien, pas plus que de volaille dans le poulailler ruiné qu’étayait un mur tout au fond du jardin» (p. 18).

(Jean Echenoz, qui n’aime pas les pigeons, ces «rats de l’espace» [p. 168], a un faible pour les chiens.)

C’est retrouver des antimétaboles (à distance).

«Il y avait des vents, des peaux, des cordes, des panoplies de saxophones rangés par ordre décroissant comme des outils, et puis un piano dans le fond, un crapaud coréen» (p. 26).

«Entre les deux courait un établi bardé d’étaux, d’outils, de tout ou partie de moteurs, de caissons gras contenant des pièces, de bidons bouchés par des chiffons noirs, de panoplies de clefs fixées au mur par ordre décroissant comme des saxophones parmi plusieurs calendriers de l’année en cours, qu’illustraient des photographies de femmes déshabillées dans des voitures décapotées» (p. 124).

C’est retrouver la perfection (circulaire) d’un paragraphe qui commence par «Entrons» et se clôt sur «sortons» (p. 243).

C’est retrouver d’étonnants portraits.

«La dame qui vint ouvrir n’avait plus sa jeunesse mais elle était bien belle, droite, ferme et fardée, avec un sourire émouvant. Elle avait un visage de bonne fée incestueuse, comme le portrait-robot établi par un homme qui voudrait décrire à la fois Michèle Morgan et Grace Kelly à cinquante-cinq ans, cet homme étant Walt Disney. Elle portait un tailleur Chanel couleur zinc, un corsage gris et léger comme une fumée et un énorme collier en or» (p. 27-28).

«Georges examina l’intrus, le trouva de carrure avantageuse et de peau très blanche, avec des cheveux blonds très clairs et des yeux bleus très pâles, comme si on l’avait longuement plongé dans l’eau de Javel. Il avait l’air d’un ange haltérophile trop précocement sevré, trop souvent reclus dans le cabinet noir, avec un sourire triste d’ancien enfant de troupe. Il portait au poignet une grosse gourmette en métal blanc avec son prénom dessus» (p. 89-90).

«L’inconnu pouvait avoir quelque quarante ans, malgré ses yeux de trop jeune taupe que grossissaient des verres épais, malgré des rides se croisant sur son front, autour de ses yeux, reliant profondément les coins de sa bouche aux ailes de son nez. À armes encore inégales, le blanc disputait au roux la majorité de ses cheveux courts parmi lesquels luttaient aussi nombre d’épis multidirectionnels, comme une herbe rase soumise aux vents continentaux. À première vue, son visage et tout son corps semblaient agités de tics incessants, et puis non : c’était l’arrangement presque dissymétrique de ses membres qui produisait cette impression — quoiqu’il eût aussi quelques tics réels, mais pas tant que ça. Il portait un pantalon blanc et une chemise hawaïenne à manches courtes imprimée de palmiers, de skieurs nautiques vert pomme et jaune citron sur plans de topaze. Son sourire n’était pas arrogant mais plutôt résigné, et découvrait un chevauchement de dents mal implantées, battues d’épis à l’instar de sa chevelure, penchées en tous sens comme de vieilles pierres tombales» (p. 112-113).

C’est ne pas s’y retrouver dans l’intrigue, cette parodie de roman noir.

Relire Cherokee, bref, c’est se retrouver chez soi.

P.-S. — Il était temps : là, à côté, il y a dorénavant une catégorie «Echenoz».

 

Référence

Echenoz, Jean, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, 247 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Pas de côté

Clément de Gaulejac, Grande école, 2012, couverture

Il y a des masses de bonnes raisons d’aimer la maison d’édition québécoise Le Quartanier : Samuel Archibald, Daniel Grenier, David Turgeon, Éric Plamondon, Patrick Roy, Perrine Leblanc, Alain Farah, etc.

Ajoutons à ces noms celui de Clément de Gaulejac.

Les Récits d’apprentissage qu’il publie sous le titre Grande école éblouissent. De quelques lignes à deux pages, ces 134 fragments évoquent des écoles d’art, surtout, mais aussi des casernes et des colonies de vacances, entre l’Europe et le Québec. Devant des «Chefs» sans nom ni prénom, le narrateur, qui n’en a pas non plus, entouré de plus de «camarades» que de vrais amis, accumule les petits échecs, les malentendus, les ratages, les déceptions. De couac en grain de sable dans l’engrenage, ce qui était prévu n’arrive jamais (tout à fait). Ou est-ce affaire de défaillances de la mémoire ? Les choses «s’étaient-elles vraiment passées ainsi» (p. 235) ?

Cela aurait pu composer une théorie de catastrophes doublée d’une déploration. Il n’en est rien. L’art de Clément de Gaulejac — et il est grand — tient dans la conjonction d’une expérience — c’est bien au narrateur que tout cela est arrivé — et d’une mise à distance de cette expérience — cela lui est bel et bien arrivé à lui, mais comme s’il s’agissait d’un autre. Plutôt que de s’appuyer sur ses malheurs — car c’est de malheurs qu’il faut parler malgré le détachement —, le narrateur livre, sans lien immédiatement visible entre eux, «différents morceaux de lui-même» (p. 237). À chacun de se constituer un portrait, de la teinte qui lui conviendra.

Au-delà de ce fil de l’expérience, il y a, dans Grande école, une réflexion savante, mais qui avance masquée, sur le rapport des mots et des images (l’ouvrage compte d’ailleurs 47 dessins en noir et blanc, rarement en relation directe avec les textes qui les entourent). Sans avoir l’air d’y toucher, le narrateur parle d’art «conceptuel» et d’art «minimaliste», il nomme Walter Benjamin et Michel Foucault (les Mots et les choses), il connaît les films de Jean-Luc Godard et d’Éric Rohmer (et de Pierre Perrault). Il sait la place du spectateur dans l’art, surtout le plus actuel, et il maîtrise le vocabulaire de la critique (deux textes s’appellent «Le référent»). Ses découvertes sont celles de tout artiste, «apprenti» (p. 231) ou pas, qu’il fasse partie ou non des «brebis égarées» (p. 110) : «nous postulons perpétuellement à la singularité, mais la réalité est que nous sommes infiniment interchangeables» (p. 60); il est (trop) facile de «prendre la défense du sens commun contre l’opinion du libre penseur» (p. 224); «dans le monde des idées, il n’y a pas de premier servi» (p. 201).

Pareille éducation artistique aurait pu être triste comme un manuel de sociologie. Pas quand on a la subtilité de Clément de Gaulejac.

 

Référence

De Gaulejac, Clément, Grande école. Récits d’apprentissage, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 58, 2012, 237 p. Ill.

Faire voir le Printemps érable

Jacques Nadeau, Carré rouge, 2012, couverture

[Cinquième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

Que dire encore d’un événement couvert de long en large par les médias, les «sociaux» comme les autres, pendant plusieurs mois ? Peut-on sortir des lieux communs, des idées reçues, des discours préconçus ?

Ouvrons Carré rouge. Le ras-le-bol du Québec en 153 photos, le livre que publiaient en août les Éditions Fides. Il paraît sous la signature de Jacques Nadeau, photographe de presse au Devoir, mais il fait se voisiner les photos de ce dernier et des textes d’une double provenance :

Les textes publiés en guise de contrepoint [des photos] ont presque tous été écrits expressément pour ce livre. Certains ont été sollicités personnellement par le photographe; d’autres sont la réponse du public à une invitation à collaborer publiée en mai dans le Devoir et lancée sur les réseaux sociaux (p. 3).

Parmi les collaborateurs, des gens connus (mais pas uniquement) : Fred Pellerin, Louise Beaudoin, Jean-René Dufort, Amir Khadir, Gabriel Nadeau-Dubois, Biz, Dominic Champagne, Guy A. Lepage, etc. Ces 153 photos prises par Nadeau (plus trois de Nadeau lui-même) et ces 105 courts textes, indépendants les uns des autres, offrent-ils l’occasion de sortir des sentiers battus ?

Du côté des textes, même si on annonçait une diversité d’opinions (quatrième de couverture) et des «points de vue variés» (p. 3), peu de surprises. Retenons-en trois.

Les Zapartistes font tomber les frontières entre ceux qui s’affrontaient dans les rues du Québec au cours du printemps :

Ils sont NOUS, nous sommes EUX
Et demain, ils seront
NOS professeurs
NOS médecins
NOS avocates
NOS ouvriers
NOS gens d’affaires
NOS artistes
Et même NOS policiers (p. 63).

Voilà qui est aussi bien vu que ce texte d’une pancarte printanière : «Mon père est dans l’anti-émeute.»

En matière de renversement des idées reçues, on peut citer ces lignes de Martin Lépine, professeur à l’Université de Sherbrooke :

Les élèves de collèges qui ont réveillé la belle province endormie dans son «confort» et son «indifférence» forment les premières cohortes qui ont vécu la tant décriée réforme de l’éducation québécoise. La grève étudiante montre à quel point ces élèves ont intégré les fameuses compétences transversales : exploiter l’information; résoudre des problèmes; exercer son jugement critique; mettre en œuvre sa pensée créatrice; se donner des méthodes de travail efficaces; exploiter les technologies de l’information et de la communication; actualiser son potentiel; coopérer; communiquer de façon appropriée (p. 66).

Un dernier exemple textuel de contenu inattendu ? On est prompt, ici comme ailleurs, à accuser de «néolibéralisme» le gouvernement du Parti libéral, qu’a remplacé le Parti québécois le 4 septembre, et à ramener, sans nuances, cette position économique à celle des milieux d’affaires. Dans ce contexte, lire Michel Nadeau, «directeur général de l’Institut sur la gouvernance d’institutions privées et publiques et professeur à HEC», s’en prendre aux «élites bien assises» a de quoi secouer quelques préjugés (p. 76).

Parmi les photos — prises entre février et juillet, à Montréal et à Victoriaville —, on retrouve, dans Carré rouge, beaucoup de choses prévisibles : policiers en uniformes noirs et vestes jaunes contre manifestants, masqués ou pas, portant fièrement du rouge; gaz lacrymogènes; scènes de (quasi-)guérilla urbaine; figures politiques (Jean Charest, le «Mouton fourbe» [p. 89]) et policières (Stéfanie Trudeau, alias «Matricule 728» [p. 35]). D’autres jouent de la juxtaposition pour donner une image neuve de ce «printemps majestueux d’érable et de lys» (p. 19), de ce «printemps québécois» (p. 27 et p. 39), de ce «printemps des étudiants» (p. 40); ce sont les plus intéressantes.

Devant deux policiers à cheval, une créature filiforme, de blanc vêtue, danse (p. 42). La rue est occupée; derrière ceux qui l’occupent, une affiche sur laquelle on peut lire «Les Impatients» (p. 60-61). Casseroles à la main, on marche dans la rue, pendant que des hassidim, sur leur balcon, observent la scène (p. 81). Les manifestants rient; les policiers aussi (p. 108). Au centre d’une photo (p. 148), entre des manifestants brandissant une pancarte injuriant la famille d’un financier montréalais et des policiers, deux panneaux de signalisation : l’un évoque la religion (Saint-Antoine), l’autre, l’art (Jean-Paul Riopelle). Des manifestants cagoulés et masqués se tiennent derrière un policier qui vient de tirer une bombe de gaz lacrymogène; à l’arrière-plan, on voit un panneau de circulation («Voie du centre»); de toute évidence, cette voie est fermée (p. 162).

Jacques Nadeau aime être au cœur de l’action, parfois au péril de sa sécurité. Il se tient au plus près des protagonistes. Certains le comparent même à un photographe de guerre (p. 39, p. 173). C’est cela qui lui permet de prendre des photos spectaculaires. Inversement, c’est l’absence de recul, pour les textes de ses collaborateurs, qui les cantonne dans l’univers du témoignage, de la réaction, du sentiment.

P.-S. — Une exposition des photographies de Jacques Nadeau est accueillie par la Maison du développement durable de Montréal jusqu’au 19 décembre. Le vernissage a eu lieu… hier.

 

Référence

Nadeau, Jacques, Carré rouge. Le ras-le-bol du Québec en 153 photos, Montréal, Fides, 2012, 175 p. Ill. Note de l’éditeur par Marie-Andrée Lamontagne. Préface de Jacques Parizeau. Postface de Marc-Yvan Poitras.

Retracer (?) le Printemps érable

Pierre-Luc Brisson, Après le printemps, 2012, couverture

[Quatrième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

L’Oreille tendue est éditrice à ses heures. Elle sait que la rédaction de la quatrième de couverture d’un livre — le blurb, en anglais — est un art que tous ne maîtrisent pas. Elle n’a donc été étonnée qu’à demi en constatant que celle d’Après le printemps de Pierre-Luc Brisson ne correspondait pas au contenu de l’ouvrage. «Après le printemps retrace avec précision les événements majeurs de la crise étudiante depuis les premiers mandats de grève en février 2012 jusqu’au déclenchement des élections provinciales», écrit-on pour appâter le chaland; on promet aussi une «analyse sociocritique et historique». Or il n’est pas question de cela chez Brisson. Pour suivre l’évolution des grèves étudiantes de cette année au Québec, le lecteur aurait plutôt intérêt à lire le collectif Je me souviendrai ou Année rouge de Nicolas Langelier, quoi qu’on puisse penser de ces ouvrages par ailleurs.

Peut-on faire davantage confiance à l’introduction de l’essai ?

Je n’ai pas pour objectif de revenir sur les causes de la grève étudiante ni de tenter d’en démêler les tenants et aboutissants, bien que cette question soit en filigrane de notre réflexion. D’autres l’ont fait avant moi et il ne servirait à rien de reprendre un débat déjà largement commenté. Je n’ai pas non plus la prétention d’offrir ici une thèse complète, une vision entièrement ficelée du problème et de l’avenir du Québec. Je préfère soulever les pierres et tenter de débusquer ce qui se cache derrière les discours et les actions des uns et des autres. Je préfère poser des questions et faire entrevoir des solutions plutôt que d’asséner des vérités. C’est à cet exercice de réflexion et de remise en question que je convie le lecteur. Voici ma contribution; à d’autres de prendre le relais (p. 12-13).

Cette déclaration entraîne plusieurs commentaires. Deux ont une importance limitée : la déclaration contredit le texte de la quatrième de couverture; elle révèle un des traits stylistiques de l’auteur, un flottement entre le je et le nous. Deux sont autrement importants.

Pierre-Luc Brisson annonce qu’il va tenter de «débusquer ce qui se cache derrière les discours et les actions des uns et des autres». Or ce qu’il «débusque» en matière de «discours» et d’«actions» ne se trouve pas également chez les «uns» et les «autres». S’agissant des étudiants, il affirme, sans la moindre démonstration, que leur discours est «réfléchi» (p. 37), que leurs assemblées ont démontré «une capacité d’analyse et de réflexion […] globale» (p. 44) et que leur «démarche démocratique» était «exemplaire» (p. 76). Le lecteur est invité à croire l’auteur sur parole. En revanche, les «discours» et les «actions» des opposants à la grève sont, eux, longuement détaillés et démontés.

Le second commentaire que l’on peut faire à la lecture de ce passage de l’introduction d’Après le printemps porte sur la phrase suivante : «Je préfère poser des questions et faire entrevoir des solutions plutôt que d’asséner des vérités.» Elle n’est que partiellement vraie.

En fait, Après le printemps — c’est bien son droit — est un plaidoyer, divisé en trois parties. Dans la première, Brisson souhaite voir «rénover l’édifice démocratique du Québec» (p. 24). Il s’en prend ensuite à la concentration des médias, pour terminer par une réflexion sur le statut de l’Université au XXIe siècle au Québec. On peut reprocher beaucoup de choses à Brisson, mais pas le choix de ses objets : il s’agit de questions capitales.

Que peut-on lui reprocher alors ?

Le premier chapitre porte sur la vie démocratique. Lutter contre «la déliquescence morale du gouvernement libéral» (p. 23) ? Mettre fin à «notre inaction politique» (p. 28) ? Ces projets politiques ne peuvent avoir de sens que si l’on prend en considération l’absence d’unité des sociétés modernes. On ne peut les concevoir en utilisant des termes «génériques» comme «la population» (p. 22) ou «les citoyens» (p. 22 et p. 53). Une des leçons du Printemps érable et des élections provinciales du 4 septembre pourrait être, contre les discours généralisateurs, que le Québec est bien plus divisé qu’on ne veut généralement le reconnaître.

L’auteur n’aime guère les médias institués : il consacre plusieurs pages à contester les textes de commentateurs du Devoir, du Journal de Montréal ou de la Presse. L’éditorialiste en chef de ce journal, André Pratte, est sa bête noire (il est davantage question de lui que de l’ancien premier ministre du Québec Jean Charest), mais une petite place est quand même faite à Richard Martineau, celui que l’on reconnaît sous les traits du «Chroniqueur» dans le roman Terre des cons de Patrick Nicol. Cette critique peut se défendre, de même que l’éloge de la télévision étudiante de l’Université Concordia, CTUV. On ne suivra toutefois pas Pierre-Luc Brisson quand il croit, dans les images de CTUV, à l’existence d’une «réalité non filtrée» : toute image est un choix.

L’analyse de la situation financière des universités québécoises est marquée de la même naïveté. Un journaliste de Radio-Canada met en doute le sous-financement des universités (p. 61) ? Cela suffit à l’auteur : «En clair, non seulement nous investissons plus dans nos universités qu’on ne le fait partout ailleurs au pays […]» (p. 63). Quiconque s’intéresse à cette question sait que les choses sont bien plus compliquées.

Ce n’est pas plus convaincant quant à la conception de l’Université défendue dans Après le printemps. Que l’Université doive défendre des valeurs humanistes, nul ne saurait en disconvenir (du moins, on l’espère). En revanche, l’Université, c’est aussi de la recherche appliquée et de la formation professionnelle. Pierre-Luc Brisson le reconnaît, mais il ne se pose pas moins fréquemment des questions binaires comme celle-ci : «Doit-on chercher à transmettre des savoirs fondamentaux ou à former les nouveaux techniciens spécialisés du XXIe siècle ?» (p. 70; voir aussi p. 66-67, p. 73 et p. 80). Des trois chapitres du livre, «De l’université et de sa place dans le Québec de demain» est le moins solide et son argumentaire contre la «conception de l’université-entreprise» (p. 68) repose sur des bases factuelles approximatives.

Le «printemps» a été «engagé» (p. 14); Pierre-Luc Brisson l’est aussi (pour la gratuité universitaire, pour un «retour au dialogue social» [p. 81], pour des États généraux permanents). Il n’y a pas lieu de le lui reprocher. Cela explique ses prises de position catégoriques. Pour convaincre, il faut cependant plus que de l’engagement.

P.-S. — Le recteur de l’Université de Montréal roule en Lexus «de fonction» (p. 63), le vice-recteur aux relations institutionnelles et secrétaire général de l’Université Concordia, dans «une Lexus RX350 aux frais des contribuables et des étudiants» (p. 91-92 n. 30). La situation est peut-être plus inquiétante à l’Université Laval : celle-ci refuse «de confirmer la marque de la voiture utilisée par son dirigeant» (p. 91 n. 30).

 

Références

Brisson, Pierre-Luc, Après le printemps, Montréal, Poètes de brousse, coll. «Essai libre», 2012, 92 p. Ill.

Collectif, Je me souviendrai. 2012. Mouvement social au Québec, Antony, La boîte à bulles, coll. «Contrecœur», 2012, 246 p. Ill.

Langelier, Nicolas, Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 02, 2012, 100 p. Ill.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Se souvenir du Printemps érable

Collectif, Je me souviendrai, 2012, couverture

[Troisième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

Je me souviendrai est un recueil collectif sur les grèves étudiantes de 2012 au Québec. Par sa perspective, il est plus proche d’Année rouge, le recueil de notes de Nicolas Langelier, que de Terre des cons, le roman de Patrick Nicol. Les auteurs retenus, souvent des acteurs du «Printemps érable», livrent leurs impressions immédiates, sans guère de recul. L’ouvrage a valeur de témoignage plus que d’interprétation, ce qui est un choix parfaitement légitime et qui s’explique par des raisons bien concrètes (les derniers textes retenus datent de juin 2012, à une époque où les grèves n’étaient pas terminées, et le livre a paru en août).

Que trouve-t-on dans Je me souviendrai ? Des citations (de Thoreau, de Gide, de Chomsky, de Malcolm X), des photos, des dessins, des bandes dessinées, des poèmes et des textes en prose, un «story-board», des articles de presse (de Stéphane Laporte, de Normand Baillargeon). La couleur dominante ? Le rouge. Les têtes de Turc ? Elles sont prévisibles : le premier ministre de l’époque, Jean Charest, «l’oligarche [sic] libéral» (p. 165); sa ministre de l’Éducation, Line Beauchamp (loin devant ses collègues du cabinet Michelle Courchesne et Raymond Bachand); les policiers; les médias; le «néolibéralisme», cet épouvantail du jour; Richard Martineau (un chouïa). Les lieux couverts ? Montréal et Québec; peu d’ouverture sur des luttes semblables à celle des étudiants québécois ailleurs dans le monde, ce qui étonne d’un livre édité en France (mais imprimé au Québec).

La plus grande variété règne dans ce florilège : c’est ce qui arrive quand on regroupe plus de soixante collaborateurs et qu’on suit chronologiquement ce qui s’est passé de décembre 2010 à juin 2012. À côté d’une très subtile bande dessinée de Djanice Saint-Hilaire («Terreur», p. 49-51), d’un récit de duel par téléphones «intelligents» interposés chez Simon Brousseau («N’a plus sommeil qui veut», p. 90-91) ou des illustrations de Jeik Dion (sans titre, p. 216 et p. 225), on lira donc les éructations de Jackie San («J’m’en sacre du titre de celui-là», p. 109-111) ou les plaintes au premier degré d’Antoine Corriveau (sans titre, p. 139-149 et p. 186-199). Les gros mots et les insultes ne manquent pas : «pour kicker la tête d’un dirigeant, faudrait d’abord que j’trouve le rectum dans lequel ladite tête est logée» (Adib Alkhalidey, «Moi j’suis un plus meilleur révolutionnaire», p. 219); «Je crie Oh Jean Charest / Ostie que tu me fais chier !» (Marie-Ève Muller, «Bouilloire», p. 227).

Peu de contributions laissent une impression durable : collées sur les évènements, elles permettent parfois de saisir des émotions fortes, mais leurs auteurs arrivent rarement à aller au-delà de cette sensation, l’«écœurantite» (p. 122 et p. 147), dans laquelle ils sont encore immergés. Certains sont pessimistes, d’autres moins (par exemple Samuel Matteau ou Laure Waridel). Des interrogations ? Oui. Des dissidences ? Non. Tous sont du même bord.

L’analyse est un plat qui se mange froid.

P.-S. — Sous la plume d’un professeur de sociologie montréalais, l’Oreille tendue découvre l’existence de «personnes racisées» (p. 242). Elle se demande, non sans une légère crainte, si elle en fréquente.

P.-P.-S. — Publier dans l’urgence ? Le lecteur en paie le prix : au moins une trentaine de fautes ou de coquilles.

 

Références

Collectif, Je me souviendrai. 2012. Mouvement social au Québec, Antony, La boîte à bulles, coll. «Contrecœur», 2012, 246 p. Ill.

Langelier, Nicolas, Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 02, 2012, 100 p. Ill.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.