Les seins de Ginette

Beau dommage, 1974, pochette

C’est parfois difficile à croire, mais l’Oreille tendue a déjà été jeune. Dans ce temps-là, le groupe Beau dommage commençait sa carrière. Non seulement l’Oreille achetait ses disques — c’était bien avant l’audionumérique —, mais elle assistait à ses spectacles.

Elle s’est donc un jour retrouvée dans un auditorium scolaire à écouter Michel Rivard, une des voix du groupe, chanter un de ses succès, «Ginette». Souvenez-vous : «Avec tes seins pis tes souliers à talon haut.» Mais pas ce jour-là, où Rivard remplaça «seins» par un synonyme, au grand plaisir de la foule boutonneuse : «Avec tes djos pis tes souliers à talon haut.»

Djos ? Au Québec, dans la langue populaire, le mot est en effet synonyme de seins.

Ainsi, dans Gros mots (1999) de Réjean Ducharme, il est question de «djeaux» (p. 74, 83, 123, etc.) et de «rack-à-djeaux» (p. 74). Ce dernier terme est un synonyme de soutien-gorge, que Ducharme ramène parfois à sa plus simple expression : «Elle n’a plus non plus porté de soutien, que je jugeais superflu» (p. 64).

Cette synonymie entraîne trois remarques.

La graphie du mot n’est pas fixée : Ducharme choisit «djeaux» et l’Oreille a pensé spontanément à «djos», mais Léandre Bergeron propose «Jos (pron. djô)» (1980, p. 284).

Si sein peut être employé au singulier, cela ne paraît guère être le cas de djos / djeaux / jos.

Enfin, et surtout : quelle serait l’étymologie de ce mot ? Le mystère règne.

 

[Complément du 8 février 2012]

Un lecteur de l’Oreille tendue, appelons-le L’Homme-de-bien et remercions-le, découvre ceci dans le logiciel d’aide à la rédaction Antidote :

Étymologie

Du nom propre Jos, «prénom anglais masculin (diminutif de Joseph».

Remarque. — Par quelle gymnastique le sein d’une femme en est-il venu à être affublé du nom de jos au Québec ? Malgré sa forme anglaise, ce mot n’a point cette signification en anglais. Dans cette langue, Jos est un nom propre abrégeant un des trois prénoms suivants : Joseph, Joshua et Josiah.

L’histoire du français au Québec nous apprend qu’on y utilisait autrefois l’expression saint-joseph pour désigner le sein. On peut présumer qu’on a voulu dissimuler le lien entre religion et érotisme en remplaçant le terme par sa forme réduite anglaise «désanctifiée».

Pour une autre désignation du sein par un nom propre, voir : robert.

On veut bien, mais cela ne fait que déplacer la question : pourquoi saint-joseph pour sein ?

 

[Complément du 5 novembre 2015]

Le Journal de Montréal annonce qu’une enseignante de Saint-Basile-le-Grand a décidé de changer les paroles de «23 décembre» de Beau dommage, cette chanson devant être interprétée par ses élèves de la chorale de l’école primaire de la Mosaïque : «ti-cul» deviendrait «ti-gars». «“L’enseignante m’a dit qu’elle ne se sentait pas à l’aise avec le mot, surtout que le spectacle sera présenté devant des tout-petits de la maternelle à la 6e année”, rapporte Maryse St-Arnaud, porte-parole de la commission scolaire.»

Autres temps, autres mœurs.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Ducharme, Réjean, Gros mots. Roman, Paris, Gallimard, 1999, 310 p.

Scènes de la vie linguistique universitaire

I.

Si l’on en croit l’émission radiophonique les Années lumière, les étudiants peuvent être des thermomètres. En effet, il y aurait des «étudiants gradués».

II.

«Les apprentis vétérinaires présentent leur “côté animal”» (Forum, Université de Montréal, 15 mars 2010, p. 1). Faut-il avoir peur ?

III.

«Le Plan d’action sur le développement durable, qui comporte un volet “opérationnel” et un “volet académique”, pour lesquels la direction prévoit s’appuyer sur les “forces vives” de l’université, à l’échelle des programmes de formation et des initiatives de recherche, dans une optique de gestion bottom-up» (Syndicat général des professeurs et professeures de l’Université de Montréal, avril 2006). «Bottom-up» ? Heureusement. L’inverse aurait fait mal. Peut-être.

IV.

Vos études vous inquiètent ? Rassurez-vous : on vous offre du «support extrême» (Université de Montréal, 2004).

V.

«Attirer et retenir les meilleures ressources» (Université Laval, mars 2005). Une ressource, donc, c’est une personne ?

P.-S. — Ce n’est pas la première fois que l’Oreille tendue se penche sur la langue universitaire. Voir, par exemple, les entrées du 26 juin, du 27 juin et du 10 septembre 2009.

Recyclage publicitaire

Le recyclage, au Québec, est affaire de bac vert. C’est là où les bons citoyens doivent déposer les matières destinées à la récupération. (Le Notulographe a déjà eu un mot à dire sur ce tri sélectif.)

Le diplôme de premier cycle des universités québécoises est le baccalauréat, apocopé en bac. Parmi lesdites universités, celle de Montréal — celle de l’Oreille tendue —, offre dorénavant des programmes en «développement durable», donc «verts».

Slogan ? «Bacs verts» (le Devoir, 19-20 novembre 2011, p. I4).

Bravo.

P.-S. — Dans le même ordre d’idées, mais pour une discipline bien différente, cette couverture de la revue Études françaises (vol. 42, no 1, 2006), pour son numéro «De l’usage des vieux romans».

Études françaises, 2006, couverture

[Complément du 25 novembre 2011]

L’Oreille québecquoise attire l’attention de l’Oreille tendue sur une chanson récente de Richard Desjardins sur son album l’Existoire (2011), «Développement durable». On y entend ceci : «En fait moé j’ai deux bacs / Un bac vert un bac bleu.» (En effet, certains bacs de recyclage québécois — des bacs verts, donc — sont bleus.)

Leçon familiale

Le fils cadet de l’Oreille tendue rentre à la maison l’autre jour tout fier de ses résultats : aucune faute dans sa dictée «métacognitive» !

En bon père, l’Oreille se réjouit du «Bravo !» mis par la maîtresse, mais une question la taraude cependant : «métacognitive» ? Doit-elle s’inquiéter ?

Son fils, lui, ne paraît pas troublé. Peut-être, du haut de ses huit ans, a-t-il raison.

La différence du même

Il y a jadis naguère, l’Oreille tendue disait un mot du rapport au temps d’une chic école privée de son quartier (c’est ici).

Ces jours-ci, cette Académie centennale / Centennial Academy organise des Portes ouvertes. Sa publicité ?

Académie centennale / Centennial Academy, bannière publicitaire, 2011

Rendre «Great teaching matters» par «l’enseignement à son meilleur» ? Oui.

Rendre «Great minds think differently» par «Les grands esprits se rencontrent» ? Le promeneur s’y attend moins. En français, on se rapproche; en anglais, on s’éloigne.

Paradoxes d’une ville bilingue, quoi qu’on en dise : Montréal.