S’asseoir avec le Devoir

Antoine Robitaille, journaliste au Devoir, consacrait, le 23 avril, une entrée de son blogue, Maux et mots de la politique, à «“S’asseoir”, verbe de l’heure au Québec !». Sa démonstration s’appuyait — merci — sur quelques textes de l’Oreille tendue, soit publiés dans le Dictionnaire québécois instantané, soit parus ici (le 6 octobre 2010, le 25 février 2011 et le 16 mars 2011).

Le Devoir, le 24 avril, en première page, titrait «Le ministre s’assoit avec toutes les associations d’étudiants en grève».

S’asseoir, c’est parler. CQFD.

P.-S. — «Le ministre» dont il est question est… Line Beauchamp.

P.-P.-S. — Le «réassis» existe aussi, mais c’est une autre histoire.

 

[Complément du 28 avril 2012]

Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue sont formelles : cet emploi du verbe s’asseoir est maintenant courant dans les médias anglophones du Québec («The minister has to sit with the students»). Serait-ce un signe de plus de la forte influence du français sur l’anglais ?

 

[Complément du 24 février 2013]

Au Devoir, l’influence d’Antoine Robitaille ne paraît pas être ce qu’elle devrait être : «Les étudiants, eux, ont aussi envie de s’asseoir», lit-on cette fin de semaine dans son journal (23-24 février 2013, p. B4).

 

[Complément du 14 juin 2016]

Rebelote : «L’AMF veut s’asseoir avec les joueurs de la fintech» (le Devoir, 14 juin 2016, p. B2).

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Histoires (d’abord) de chalet

Le 8 février 2012, sur son blogue, Jonathan Boyer signalait l’existence, à Québec, de l’expression J’ai jamais… sauf une fois au chalet. Vidéo à l’appui, il indiquait une source possible de cette expression, entendue dans le cadre d’un procès pour inceste.

Son sens ? Quelque chose comme Je ne suis pas vraiment coupable de ce dont on m’accuse, même si c’est bel et bien arrivé, mais seulement une fois. Bref, une forme de dénégation sans conviction.

Depuis, l’expression s’est généralisée, parfois légèrement modifiée, notamment sur Twitter :

La torture selon les autorités canadiennes : «Jamais !… sauf une fois au chalet» (@iericksen);

@JFrancoisRivard Westmount n’a jamais harcelé personne… sauf une fois au chalet (ce tweet, de @Judes_Gelate [?],renvoyait à ceci);

Je n’ai jamais eu de lacérations au crâne… sauf une fois à l’université. #ggi (@LaBandeRaide);

«Je n’ai jamais été mal cité, sauf une fois, en direct» — Jean Charest (?) #polqc #ggi (@mathlaflamme).

À suivre.

P.-S. — Tweet de Jonathan Boyer du 21 avril : «Philippe Hamelin est mort une fois au chalet en 2011 http://bit.ly/JccC03 Il laisse dans le deuil l’étymologie d’une expression populaire.»

 

[Complément du 23 mai 2012]

D’autres signes, visuels ceux-là, du succès de cette expression. L’un et l’autre sont liés à la grève étudiante en cours au Québec.

Après le souper… (Michèle Courchesne)

 

[Complément du 18 octobre 2012]

Un fidèle lecteur, Antoine Robitaille (@Ant_Robitaille), faisait remarquer à l’Oreille pas plus tard que tout à l’heure que Philippe Hamelin ne dit pas «Sauf une fois», mais «Excepté une fois». Comment expliquer ce passage, dans la langue populaire, de la seconde expression à la première ? Mystère.

 

[Complément du 29 mai 2013]

Voici la consécration théâtrale pour cette expression. (Merci à @mcgilles.)

«Une fois au chalet», pièce de théâtre

[Complément du 6 mai 2015]

Grosse surprise politique hier soir dans la province de l’Alberta : le Nouveau parti démocratique y a pris le pouvoir, que détenait le Parti conservateur depuis plus de 40 ans. Commentaire de @AscenseurRC sur Twitter : «Journaliste : Sauf une fois en Alberta…»

 

[Complément du 29 juillet 2015]

Comme en d’autres situations, la Mercerie Roger est là pour qui aime l’expression. (Merci à @SylvainOuellet.)

T-shirt de la Mercerie Roger, 2015

 

[Complément du 22 février 2016]

Les statistiques d’interrogation et de consultation de cet article de l’Oreille tendue ne mentent pas : l’expression reste immensément populaire.

Cela explique ce tweet de @JeanThomasJobin :

http://twitter.com/JeanThomasJobin/status/701786159312146432

Il n’est pas sûr que cet humoriste soit entendu.

 

[Complément du 18 août 2016]

L’expression ne paraît pas faire partie des «Propos non parlementaires» de l’Assemblée nationale du Québec.

Le mal-aimé

L’Oreille tendue a aujourd’hui la mine basse.

Lisant Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu de Géraldine Wœssner (2010), elle tombe sur la citation suivante : «Maudit calvaire, que c’est difficile de travailler dans un milieu de femmes, des fois !» (p. 125-126)

Calvaire est en effet un de ces jurons dont l’Oreille raffole. Elle se tourne donc vers son herbier lexical, histoire de voir quels exemples elle pourrait ajouter à celui-ci. Quelle n’est pas sa surprise devant ce qu’il faut bien appeler un vide.

Ses glossaires connaissent certes le mot. Marie-Pierre Gazaille et Marie-Lou Guévin en donnent plusieurs synonymes, tous euphémisés : «Calvince, calvâsse, calvette, calvinus, calvinisse» (le Parler québécois pour les nuls, p. 214). Léandre Bergeron, en 1980, a «calvaire», «calvâsse» et «calvince !» (p. 108); en 1981, il ajoute «calvinousse» (p. 176).

En revanche, pour ce sacre, les exemples venus de la culture (littérature, chanson, cinéma) paraissent peu nombreux — ou, du moins, ils n’ont guère frappé l’oreille de l’Oreille, ce qui n’est évidemment pas la même chose.

Il est vrai que calvaire est moins riche que d’autres jurons. Il est utilisé comme interjection (Calvaire !), il marque la colère (être en calvaire) et on le retrouve avec de (Calvaire de niochon) ou que (Calvaire que t’es gnochon). On ne connaît toutefois pas d’adverbe (calvairement) ni de verbe (calvairer) fait à partir de calvaire, de même que le préfixe de- ne peut lui être joint (il y a décrisser, mais pas décalvairer).

Est-ce pour cela que ce mal-aimé se ferait moins entendre ?

P.-S. — Une fois ce texte écrit, l’Oreille reçoit ceci, par Twitter : «Ben calvaire : Québec achète “grève étudiante” sur Google cyberpresse.ca/actualites/que… via @lp_lapresse.»

 

[Complément du 12 octobre 2018]

Il suffisait d’attendre le recueil de poésie Expo habitat (2018) de Marie-Hélène Voyer :

— Batèche de beu maigre !

Pourquoi on habite su’ une ferme ?

Pourquoi on habite

une câliboire

de calvasse

de câlasse

de câlique

de caltor

de ferme ? (p. 64)

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Gazaille, Marie-Pierre et Marie-Lou Guévin, le Parler québécois pour les nuls, Paris, Éditions First, 2009, xiv/221 p. Préface de Yannick Resch.

Voyer, Marie-Hélène, Expo habitat, Chicoutimi, La Peuplade, 2018, 157 p.

Wœssner, Géraldine, Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, Paris, Éditions du moment, 2010, 295 p.

Crissement riche

Un ministre (très) provincial permet à l’Oreille tendue de revenir sur un juron bien québécois : crisse ou criss. Norman MacMillan, pas plus tard que jeudi dernier, le 22 septembre, a traité une collègue de l’opposition, Sylvie Roy, en pleine chambre des députés, de «grosse crisse» (le Devoir, 24-25 septembre 2011, p. A4). Crisse, donc.

Son origine religieuse (Christ) est transparente, comme c’est le cas de beaucoup de jurons autochtones : tabarnak, câlice, ostie, sacrament, cibouère, etc. Ses emplois sont nombreux.

Crisse est tout bonnement une interjection, comme zut ou merde, encore que beaucoup plus satisfaisante que celles-là. C’est ce qu’a bien vu François Blais dans un passage de son roman Vie d’Anne-Sophie Bonenfant (2009) : «Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak !» (p. 124). Un autre exemple, plus récent ? Sur Twitter, hier soir, s’agissant d’une communicatrice québécoise en vue, Catherine Voyer-Léger écrivait : «Criss qu’elle est dramatico-tragédienne…» On remarquera au passage que crisse se construit aussi bien avec de qu’avec que.

Le mot peut devenir un verbe. Le cowboy de «Saskatchewan», une chanson des Trois accords (2003), se désole que sa femme l’ait «crissé là / Pour un gars d’Regina». Cet usage est particulièrement attesté dans le domaine sportif : «Pis i s’en va t’la t’la crisser dans’l net» (Vincent Vallières, «1986», chanson, 2003). Dans les deux cas, il faut se débarrasser de quelque chose (un mari, la rondelle), non sans violence.

Il entre dans la composition d’un adverbe, comme l’a noté Simon Boudreault dans la pièce Sauce brune (2010) : «Y aiment crissement ça, tabarnak. Si j’fais pas ça, stie d’tabarnak, quessé m’as faire, crisse ? C’est mon ostie d’job d’être la tabarnaque de chef-cook, câlisse. On sert à d’quoi, icitte, crisse de tabarnak. On pourrait pas m’laisser tranquille une crisse de fois d’estie d’tabarnak ? Ça s’pourrait tu ça, câlisse de crisse ?» (p. 81). Ô bonheur de la concaténation !

L’exemple (à ne pas suivre en toutes circonstances) de l’Assemblée nationale le disait déjà : crisse est aussi un substantif épicène. Norman MacMillan parlait d’une «grosse crisse»; le tandem Jacamon-Matz, dans la bande dessinée le Tueur (2010), évoquait plutôt «les ‘tits criss» (p. 39). Vous êtes en crisse ? C’est que vous êtes en colère.

Lancer à quelqu’un Mon crisse peut être le signe d’une mésentente profonde (pour le dire poliment). Étrangement, cette expression peut aussi avoir valeur d’hypocoristique («Qui exprime une intention affectueuse, caressante», explique le Petit Robert, édition numérique de 2010). Il est vrai que, dans ce cas, on entendra plus volontiers quelque chose comme Mon p’tit crisse ou Ma p’tite crisse.

Crisse et ses dérivés, c’est bien. En construction complexe, ce n’est pas plus mal. Si s’en contre-crisser est attesté, décrisser, lui, est banal. On le lit par exemple dans «A», un poème du recueil comment serrer la main de ce mort-là (2007) de François Hébert (p. 60) :

come on dégrise ou ben décrisse pour l’amour
qu’a te disait
Desbiens
Patrice
dans un alexandrin gagné au Super 7

Il ne faudrait pas se priver de pareille richesse lexicale, tout en choisissant avec soin où et dans quel contexte utiliser ce mot.

P.-S. — Ce n’est pas la première fois que l’Oreille tendue se penche sur ce juron, auquel elle avoue pourtant préférer tabarnak (tous les goûts sont dans la nature) : voir, par exemple, ici ou .

 

[Complément du 22 mars 2012]

Beaucoup d’étudiants québécois sont actuellement en grève contre une augmentation annoncée des droits de scolarité à l’université. Cette semaine, ils ont inscrit leur mécontentement sur la façade d’un édifice gouvernemental.

Façade de l’édifice d’Hydro-Québec, 2012

Leur utilisation de crisser ne pose aucun problème. L’absence de l’adverbe de négation dans «on en a rien», elle, si.

 

[Complément du 21 décembre 2023]

Querisser est attesté : «Sauf que, soyons honnêtes, ce ne sont pas seulement les client·es qui sont visé·es par la répression; les flics et les tribunaux ont plus d’un tour dans leur sac et savent très bien comment querisser les TDS [travailleuses du sexe] en taule» (Anne Archet, «La plume ou le martinet : lequel choisir ?», Lettres québécoises, 191, hiver 2003, p. 88-89, p. 88).

 

[Complément du 15 avril 2024]

Emploi rare, au sens de rageant, chez Jean-Philippe Pleau : «c’est très crissant, je vous jure» (Rue Duplessis, p. 309).

 

Références

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Boudreault, Simon, Sauce brune, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2010, 137 p.

Hébert, François, comment serrer la main de ce mort-là, Montréal, l’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2007, 72 p.

Pleau, Jean-Philippe, Rue Duplessis. Ma petite noirceur. Roman (mettons), Montréal, Lux éditeur, 2024, 323 p. Ill.

Les trois accords, «Saskatchewan», Gros mammouth album turbo, 2003.

Le Tueur. Volume 8. L’ordre naturel des choses, Casterman, coll. «Ligne rouge», 2010, 56 p. Dessins de Luc Jacamon. Scénario de Matz.

Vallières, Vincent, «1986», Chacun dans son espace, 2003.

C’est logique

Si, au Québec, s’asseoir est synonyme de parler, il va de soi que se rasseoir signifie recommencer à parler.

Exemple : «Négocier ? Trop tard ! Même s’ils rentrent au travail, les procureurs refusent de se rasseoir avec Québec et demandent la démission du directeur des poursuites» (le Devoir, 23 février 2011, p. A3).

 

[Complément du 18 mai 2012]

Autre exemple, pendant la grève étudiante québécoise de 2012 : «Ministres et étudiants sont responsables de l’échec de l’entente. Ils doivent se rasseoir» (la Presse, 8 mai 2012, p. A20).