Citation géopoliticolinguistique du jour

Jean-Jacques Rutlidge, Essai sur le caractère et les mœurs des François comparés à ceux des Anglois, 1776, page de titre

«L’étude de la langue a quelque chose de plus plausible [pour comprendre l’orgueil des Français]; mais elle n’est point, comme on va le voir, une démonstration d’estime particulière. Lorsque la langue d’un peuple devient plus générale que celle d’un autre, nous n’en devons pas tant chercher la cause dans son excellence, que dans les considérations politiques qui peuvent opérer cet effet. Quand une grande nation brille avec éclat et étend sa puissance par ses conquêtes et ses établissements, il est naturel que le monde en prenne connaissance, et il s’ensuit nécessairement que l’usage de sa langue s’étende à proportion de la correspondance que ses acquisitions et la multiplicité des affaires forcent d’avoir avec elle. Ainsi, la langue latine devint universelle du temps des Romains et l’espagnol a été aussi à la mode que le français l’est aujourd’hui : mais on ne doit pas inférer de là que les nations française ou espagnole aient été en vénération chez leurs voisins, dès qu’on voit au contraire que leur politique les a fait détester. Rien que la nécessité de négocier avec elles, n’a pu obliger de parler leur langue, parce que leur interposition dans toutes les affaires la rendait la plus commune : d’où l’on peut conclure que l’extension de la langue française, ce motif si souvent plaidé en sa faveur, au lieu de nous convaincre de son excellence et de la préférence qu’elle mérite, a un effet contraire, et sert plutôt à nous rappeler l’ambition et l’inquiétude qui sont la vraie et injuste origine de cette vaste extension.»

Jean-Jacques Rutlidge, «Mauvais effet de la vanité et de l’insolence», dans Essai sur le caractère et les mœurs des François comparés à ceux des Anglois, Londres, 1776, 284 p., p. 268-269. Parution anonyme.

P.-S. — Suggestion d’exercice : relire ce texte et remplacer partout «français» par «anglais».

Modeste contribution à l’histoire du juron au Québec

Il était question ici, l’autre jour, de la première œuvre littéraire québécoise contenant le juron hostie. Il s’agirait du Cassé, de Jacques Renaud, publié en 1964.

L’Oreille tendue n’a mené aucune recherche visant à dater la première occurrence écrite de son sacre favori, tabarnak, mais le hasard d’une de ses lectures récentes la pousse aujourd’hui à contribuer modestement à l’histoire des gros mots au Québec.

Cela se trouve à la p. 68 de Tintin et le Québec (2010) de Tristan Demers. Le 7 avril 1965, le «tintinophile avoué» Réginald Martel, dans le cadre de l’émission Partage du jour de la radio de Radio-Canada, interviewe Hergé.

Lorsque Martel rappelle à Hergé la présence d’un «Tabarnak» dans une histoire d’un récent numéro du Journal Tintin, Hergé corrige aussitôt l’animateur avec gentillesse. Ce juron ne provient pas d’une histoire de Tintin, mais plutôt de la plume d’Albert Weinberg, l’auteur de Dan Cooper, qui aime utiliser des expressions typiques du lieu où l’histoire se déroule. Hergé s’empresse d’ajouter qu’il n’est pas venu pour se familariser avec notre vocabulaire religieux, mais pour bien d’autres choses…

On ne la fait pas à ce spécialiste du Haddock qu’est son géniteur. Le juron, ça le connaît.

Pareil emploi linguistique n’est certes pas courant à l’époque. Par exemple, dans la série de bandes dessinées Séraphin illustré, textes de Claude-Henri Grignon, dessins d’Albert Chartier, publiées par le Bulletin des agriculteurs de 1951 à 1970, on est bien plus réservé. Qu’y trouve-t-on en matière de jurons, si tant est que l’on puisse parler de jurons ? «Bouleau noir», «Viande à chiens» (au pluriel), «Beau bateau», «My Lord» ou «Arc-en-ciel». Un seul tabarnak vaut mieux que tout cela.

P.-S. — Tabarnak, dans une bande dessinée destinée à la jeunesse en 1965 au Québec ? L’Oreille rêve de voir cela de ses propres yeux.

P.-P.-S. — On peut (ré)entendre l’entretien de 1965 ici.

 

[Complément du 7 avril 2015]

Grâce à l’érudition d’un de ses lecteurs — grand merci à lui —, l’Oreille peut préciser les choses.

Le mot n’était pas tabarnak, mais tabernacle. Il est prononcé par Lafleur, le coéquipier de Dan Cooper, dans un épisode de ses aventures intitulé l’Escadrille des jaguars, bande dessinée prépubliée dans les numéros 22 (1961) à 1 (1962) du journal Tintin, vraisemblablement dans le numéro 36, du 5 septembre 1961 (couverture ici). Le dessin est d’Albert Weinberg, sur un scénario, anonyme, de Jean-Michel Charlier.

La réplique complète de Lafleur, personnage d’origine canadienne-française, est «Tabernacle ! Si je tenais ce lâche !» À l’origine, le mot tabernacle était accompagné d’une note : «Juron familier canadien.» À la suite de plaintes de parents courroucés, le journal a présenté ses excuses et les éditions de l’Escadrille des jaguars en album ont remplacé tabernacle par tonnerre. La case contenant la note a été conservée, mais pas son contenu.

Une case de l’Escadrille des jaguars (publication en album)

On trouve des allusions à cette étonnante présence d’un juron québécois dans la bande dessinée pour la jeunesse francophone sur bande-dessinee.org en 2004 et sur bdoubliees.com le 13 novembre 2013.

 

[Complément du 12 mai 2015]

Une case de l’Escadrille des jaguars (publication en album)

On trouve cette numérisation de la case originale sur http://bdoubliees.com/questions.html (référence R1429).

 

Références

Algoud, Albert, le Haddock illustré. L’intégrale des jurons du capitaine Haddock, Bruxelles, Casterman, 2004 (édition revue et corrigée), 93 p. Ill. Édition originale : 1991.

Demers, Tristan, Tintin et le Québec. Hergé au cœur de la Révolution tranquille, Montréal, Hurtubise HMH, 2010, 159 p. Ill. Une idée originale de Christian Proulx.

Grignon, Claude-Henri et Albert Chartier, Séraphin illustré, Montréal, Les 400 coups, 2010, 263 p. Préface de Pierre Grignon. Dossier de Michel Viau.

Hostie, ostie, osti, estie, esti, astie, asti, stie, sti, etc.

«Hostie», publicité du diocèse de Montréal, 2011

Dans un coin, ceux qui se demandent si la baisse radicale de la pratique religieuse au Québec ne risque pas d’y menacer la survie du juron d’origine religieuse. Le National Post se posait la question le 9 septembre 2011, sous la plume de Graeme Hamilton : «Can Quebec’s Church-based curse words survive in a secular age ?» (Réponse évidente : oui.)

Dans l’autre coin, ceux qui croient que l’héritage catholique est encore bien vivant au Québec. C’est la position d’un collègue théologien de l’Oreille tendue, Olivier Bauer. Il la défend dans ses deux plus récents livres. Dans Une théologie du Canadien de Montréal (2011), il écrit par exemple : «Aussi bizarre que cela puisse vous paraître, je crois plus à la présence à long terme du christianisme au Québec qu’à celle de la religion du Canadien» (p. 152). Le dernier chapitre de l’Hostie, une passion québécoise (2011) est sous-titré «L’Église catholique tente de reconquérir l’hostie — vingt et unième siècle»; il porte sur la place dans le Québec d’aujourd’hui de cette «Petite rondelle de pain azimé que le prêtre consacre pendant la messe» (Diocèse de Montréal, avril 2006).

S’intéressant à l’hostie («le corps du Christ», dit la liturgie) au Québec, Olivier Bauer a nécessairement eu à réfléchir aux jurons qui lui sont rattachés. Il s’appuie sur les travaux de linguistes (Diane Vincent), d’historiens (René Hardy, Heinz Weinmann) et de lexicographes inégalement sérieux (Jean-Pierre Pichette, Gilles Charest, Léandre Bergeron) pour suivre l’histoire de ce sacre. Conclusion ? «Aussi surprenant que cela puisse paraître à des oreilles québécoises, il fallut entrer dans le vingtième siècle et attendre 1920 pour que “hostie” soit attestée comme sacre !» (p. 40) Pourquoi cette apparition tardive ? «On peut avancer deux explications : soit l’hostie était jusque-là trop sacrée pour devenir un sacre, soit elle était trop peu importante pour que les blasphémateurs aient l’envie d’en faire un sacre» (p. 40). En littérature, ce serait encore plus tardif. Bauer (p. 56), s’appuyant sur les travaux du Trésor de la langue française au Québec, affirme que la première occurrence du mot dans un texte littéraire date de 1964 : le mot apparaîtrait dans le Cassé de Jacques Renaud.

L’Oreille tendue aimerait se pencher autrement sur ce mot et ses dérivés (ostie, osti, estie, esti, astie, asti, stie, sti).

Comme tabarnak et crisse, dont il a longuement été question il y a une quinzaine, hostie et ses dérivés sont épicènes : ils ont la même forme au féminin et au masculin.

Pierre met du Beatles dans l’gettho
I regarde déhors i fait pas beau
En face y a une grosse tour à bureau
Ça d’l’air qu’y a une ostie de vue d’en haut (Les Dales Hawerchuk, «Dale Hawerchuk», chanson, 2005)

Mon voisin se lève et quitte en disant : — Si je le revoué l’hostie, m’a y crisser ma main su a yeule ! (Georges Dor, Anna braillé ène shot [Elle a beaucoup pleuré]. Essai sur le langage parlé des Québécois, p. 28)

Comme tabarnak et crisse, toujours, il s’agit d’une interjection.

Je laçais mes bottes de travail, assis dans l’escalier du vestibule, lorsque je l’entendis pousser un «osti !» sonore et inattendu (les excès de langage de mon père étaient rarissimes) (Nicolas Dickner, Tarmac, p. 219).

Think big, stie (Elvis Gratton).

Vas-tu souffler toutte le sac esti tu vas toutte te sécher en dedans (blogue les Fourchettes, 4 octobre 2011).

De la même façon qu’avec ses acolytes, on peut l’enchaîner avec jouissance :

Calice de ciboire d’hostie ! (Roch Carrier, la Guerre, yes sir !, p. 77)

Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak ! (François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, p. 124).

Il est possible d’imaginer des usages affectueux d’hostie et de ses dérivés, mais le plus souvent on emploie ces mots pour invectiver. Ainsi de ses autocollants visibles dans les rues de Montréal durant la campagne électorale d’ en avril 2004, où l’on voyait une photo du premier ministre Jean Charest accompagnée des mots «Ostie d’crosseur».

On ne connaît pas de verbe construit avec hostie, alors qu’il y a tabarnaker et crisser. Crissement existe, mais pas hostiment. Cela manque, dans un cas comme dans l’autre.

Malgré ces (relatives) limites créatives, hostie aurait été le juron préféré des Québécois au début des années 1980, selon une étude de l’Office de la langue française préparée par la «sacrologue» Diane Vincent (1982) et que cite Olivier Bauer. L’Oreille tendue est un peu déçue.

P.-S. — Un tweet de Leroy K. May du 7 janvier 2011 nous apprend une chose intéressante : «RT @LaurentLaSalle: Le nom de domain ost.ie est disponible, mais à 117$ US annuel, ça coûte cher comme joke…» En effet.

 

[Complément du 21 décembre 2018]

Les magistrats sont souvent appelés à mesurer la portée des mots. La Presse+ du jour donne un exemple d’une telle analyse lexicale.

Le juge Patrice Simard, de la cour municipale de Québec, a dû statuer, en novembre 2018, sur la portée de la phrase «Estie de gros douchebags» lancée par un citoyen à deux policiers. Jugement : «Le “estie”, blasphématoire en soi, est plutôt utilisé, à l’instar de l’adjectif “gros”, comme marqueur d’intensité pour le substantif qui les suit immédiatement, savoir le mot “douchebag”. Pris dans leur ensemble, il s’agit de propos injurieux, insultants, blessants, blasphématoires et grossiers.» Cela coûtera 150 $ au coupable.

Morale de cette histoire : en cour, ne dites jamais «Estie de gros juge», «estie» étant «blasphématoire en soi».

 

[Complément du 3 novembre 2020]

Autre variante, chez le Hugo Beauchemin-Lachapelle de la Surface de jeu : «Astique, Laurent, tu me dois ben ça !» (p. 137)

 

[Complément du 19 mars 2024]

L’Oreille découvre aujourd’hui, dans un numéro spécial de la revue Liberté, une nouvelle graphie : «stsi» (1987, p. 68).

 

Références

Bauer, Olivier, l’Hostie, une passion québécoise, Montréal, Liber, 2011, 81 p.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Beauchemin-Lachapelle, Hugo, la Surface de jeu. Roman, Montréal, La Mèche, 2020, 276 p.

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Carrier, Roch, la Guerre, yes sir ! Roman, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du Jour», R-28, 1970, 124 p. Rééditions : Montréal, Stanké, coll. «10/10», 33, 1981, 137 p.; Montréal, Stanké, 1996, 141 p.; dans Presque tout Roch Carrier, Montréal, Stanké, 1996, 431 p.; Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2008, 112 p. Édition originale : 1968.

Les Dales Hawerchuk, «Dale Hawerchuk», les Dales Hawerchuk, disque audionumérique, 2005, étiquette CPR2-2098 C4 Productions.

Dickner, Nicolas, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Ill.

Dor, Georges, Anna braillé ène shot (Elle a beaucoup pleuré). Essai sur le langage parlé des Québécois, Montréal, Lanctôt éditeur, coll. «L’histoire au présent», 2, 1996, 191 p.

Hamilton, Graeme, «Can Quebec’s Church-based curse words survive in a secular age ?», The National Post, 9 septembre 2011.

Ratapopoulos, Almanzor, «Du char. Petit manuel à l’usage du FAD1001F», Liberté, numéro spécial «Watch ta langue !», 1987, p. 63-73.

Vincent, Diane, avec la collaboration de Hélène Malo et Louise Grenier, Pressions et impressions sur les sacres au Québec, Montréal, Gouvernement du Québec, Office de la langue française, coll. «Langues et sociétés», 1982, 143 p.

Rétropromenade

Laurent Turcot, le Promeneur à Paris au XVIIIe siècle, 2007, couverture

L’Oreille tendue lit actuellement un ouvrage fort spitant sur le siècle des Lumières : le Promeneur à Paris au XVIIIe siècle de Laurent Turcot (2007).

Elle y découvre que la promenade à pied, en l’honneur de Théodore Tronchin (1709-1781), a eu droit, pendant un certain temps, à un verbe, aujourd’hui tombé en désuétude : «tronchiner» (p. 117). Il est vrai que le médecin genevois «utilise la promenade, les régimes frugaux et les bains froids comme moyens d’acquérir et d’entretenir une bonne santé» (p. 117). Pour «tronchiner», on pouvait porter des robes spéciales, les «tronchines» (p. 120). Voilà qui devait égayer les «gens de pied».

Cela change du sadisme ou du marivaudage.

 

[Complément du 18 septembre 2011]

Dans les trésors de Gallica, Pimpette Dunoyer a repéré une gravure représentant une robe «à la Tronchine»; c’est ici. Merci.

 

Référence

Turcot, Laurent, le Promeneur à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. «Le promeneur», 2007, 426 p. Ill. Préface d’Arlette Farge.

Fil de presse 010

Logo, Charles Malo Melançon, mars 2021

Quelques lectures (historiques et néanmoins récentes) pour le mois de Marie.

Une histoire du français ? Jean-Benoît Nadeau et Julie Barlow, le Français, quelle histoire !, Éditions Télémaque, 2011.

Une histoire de la langue de bois ? «Les langues de bois», numéro 58 de la revue Hermès (CNRS Éditions, 2011).

Une histoire de l’argot ? Jean La Rue, Dictionnaire d’argot et des locutions populaires. Version raisonnée et commentée à partir des éditions de 1894 et du début du XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. «Classiques de l’argot et du jargon», 4, 2011, 521 p. Édition de Denis Delaplace.

Une histoire du libertinage (linguistique) ? Patrick Wald Lasowski, Dictionnaire libertin. La langue du plaisir au siècle des Lumières, Paris, Gallimard, coll. «L’infini», 2011, 608 p.

Une histoire de ce qui n’existe pas ? Paolo Albani et Berlinghiero Buonarroti, Dictionnaire des langues imaginaires, Paris, Les Belles Lettres, 2011, 576 p. Édition originale : 1994.

Une histoire de la phonétique ? Christophe Rey, Nicolas Beauzée précurseur de la phonétique. Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la Grammaire générale et l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, Paris, Honoré Champion, coll. «Mots et dictionnaires», 19, 2011.

Une histoire de la langue au siècle des Lumières ? Ferdinand Gohin, les Transformations de la langue française pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle (1740-1789), Genève, Slatkine reprints, 2011, 400 p. Réimpression de l’édition de Paris, 1903.

Une histoire des dictionnaires ? Alain Rey, Dictionnaire amoureux des dictionnaires, Paris, Plon, 2011, 1005 p.

N’est-ce pas le mois le plus beau ?