Une nouvelle saison

Les Canadiens de Montréal entreprennent leur saison 2010-2011 ce soir contre les Maple Leafs de Toronto. Le moment est propice pour parler des gens qui entourent les hockeyeurs, leurs dirigeants et les innombrables commentateurs officiels.

Il y a les partisans, certains déraisonnables, d’autres parfaitement posés. Parmi ces derniers, il y a l’Oreille tendue, qui a attendu hier quatre pleines heures avant de télécharger sur son iPhone l’application LP Hockey (la Presse hockey).

Ces partisans, raisonnables ou pas, ont souvent tendance à se transformer en gérants d’estrade, toujours prêts à échanger Untel, à faire jouer tel autre, à remplacer l’entraîneur.

Parmi les partisanes — on ne sache pas que cela se pratique beaucoup chez les hommes —, il faut faire une place à part à celles qui sont prêtes à offrir leur corps sur l’autel du sport national. En anglais, on appelle ces groupies particulièrement délurées des puck bunnies; plus crûment, le magazine Urbania parle des plottes à puck.

Ces partisans sont connus. Mais que sait-on de ces travailleurs de l’ombre qui aident à la formation linguistique des hockeyeurs ? Trop peu de choses.

Il fut une époque, déjà lointaine, où le français occupait une place de choix dans le vestiaire des Canadiens. La situation s’est transformée, au point où il peut arriver que le capitaine de l’équipe ne puisse pas s’exprimer dans la langue de René Lecavalier. Cela a été le cas pour Saku Koivu; c’est aujourd’hui le cas pour Brian Gionta, tout nouvellement nommé, même s’il a promis d’essayer de baragouiner le français sous peu. (Par rapport à ses coéquipiers, Gionta n’est pas très grand. À une certaine époque, on aurait parlé du «diminutif Brian Gionta». C’est un autre débat.)

Un dramaturge a déjà consacré quelques répliques à l’apprentissage du français par les joueurs des Canadiens : Rick Salutin, dans les Canadiens, une pièce rédigée avec la collaboration d’un ex-gardien des buts de l’équipe, Ken Dryden, met en scène Mlle Miron, une professeure de langue exerçant pour la première fois au Forum de Montréal (p. 121-133).

Il est difficile de la distinguer des autres — «All those French teachers look the same» —, mais le jour où elle entre en classe, lui, est tout particulier : c’est le 15 novembre 1976, jour de la première accession au pouvoir du Parti québécois.

Au début de la leçon, Mlle Miron commence par se plaindre du fait que les cours sont très irréguliers — trois en cinq semaines —, ce qui n’est pas optimal, étant donné le «niveau primitif» des élèves (ils ne sont que quatre). Rapidement, la colère fait place à l’insatisfaction : «Mais qui êtes-vous donc ? Des freaks du bilinguisme ?» Ce n’est qu’alors qu’elle se rend compte qu’elle s’adresse aux joueurs des Canadiens.

Après une discussion sur les bienfaits et les limites du bilinguisme, la leçon se terminera en chanson :

Un gros paycheque !
Un gros jockstrap !
Des belles bretelles !
Un chandail propre !
Des beaux bas blancs !
Des bonnes jambières !
Des épaulettes !
Des beaux patins !

Ni partisane, ni puck bunny, Mlle Miron est dans une catégorie à part, soucieuse à la fois de langue et de sport. Elle sera peu entendue.

 

[Complément du 15 novembre 2013]

On vient d’apprendre que les Canadiens de 2013 suivent eux aussi des cours de français.

 

Références

Salutin, Rick, avec la collaboration de Ken Dryden, Les Canadiens, Vancouver, Talonbooks, 1977, 186 p. Ill. «Preface» de Ken Dryden.

Urbania, 21, automne 2008, 82 p. Ill. Dossier «Spécial hockey».

Un tabarnac de scoop

L’entrepreneur numérique Guy Kawasaki lancera Enchantment. The Art of Changing Hearts, Minds, and Actions, son prochain livre, en mars 2011. Il y démontrera notamment que l’utilisation bien dosée du juron peut contribuer à cet enchantment qui, dans le domaine commercial, est à la fois séduction et conviction. Il est possible, oui, d’enchanter son client en sacrant.

Lecteur, tu l’auras d’abord lu chez l’Oreille tendue.

P.-S. — Il est vrai que tu l’auras peut-être entendu ici. Mais ce n’est pas la même chose.

La chasse (assistée) est ouverte

Il y a presque un an, le 22 septembre 2009, l’Oreille tendue se posait la question suivante : «Mais comment reconnaître un cliché ?» Réponse d’alors : «En consultant le Dictionnaire des clichés littéraires d’Hervé Laroche.»

Réponse d’aujourd’hui, qui n’annule pas la première : en utilisant le logiciel Lâche ton poncif, gracieuseté du site OWNI, «Une idée R89 [Rue 89] et @alertecliche». Rien de plus simple : vous tapez l’URL d’un média et le logiciel vous crache les résultats chiffrés de sa chasse aux clichés.

(Les lecteurs de ce blogue sont invités à insérer dans le logiciel l’adresse oreilletendue.com. Ils seront rassurés.)

Dans la langue de Bill Gates, le site Unsuck-It, lui, offre un double service.

Soit vous y inscrivez une expression venue du jargon des affaires («terrible business jargon») et le logiciel vous la traduit en langage courant, en plus de vous offrir un exemple de phrase utilisant cette expression. Exemple : dans «Because of market attrition and revenue shortfalls, your department will be downsized», downsized signifie «Layoffs or firings». Bref, vous êtes congédié.

Soit le logiciel vous propose sa propre expression à contextualiser et à traduire, nouvelle à chaque fois que vous accédez au site.

Utile — dans les trois cas.

Pendant que nous y sommes, un brin d’Henri Calet, celui d’Acteur et témoin : «Ce dégoût des lieux communs… Un lieu commun ne l’a pas toujours été. À l’origine du langage, il n’existait pas de lieux communs, mais rien que des mots à l’état naturel, de grandes troupes de mots sauvages. Aujourd’hui, chacun doit tous les jours réinventer un langage qui n’aurait servi à personne» (p. 238).

 

Référence

Calet, Henri, Acteur et témoin, Paris, Mercure de France, 1959, 253 p.

Protectionnisme linguistique

Vous faites des photocopies ? Chez l’Oncle Sam, vous pouvez utiliser une marque de commerce devenue verbe : «to xerox».

En fait, non : vous ne devriez pas pouvoir; la société Xerox n’aime pas ça. Elle va même jusqu’à se payer des publicités pour vous demander de ne pas le faire. C’est Erin McKean qui rapporte la chose dans sa chronique de cette semaine du Boston Globe :

Xerox occasionally runs ads in major magazines (most recently in the Hollywood Reporter this past May) reminding people that Xerox is still a trademark, and asking writers not to use Xerox the trademark as a verb.

C’est clair : touche pas à mon verbe.

Confession du jour

 

Jean Dubuffet, «Le supplice du téléphone», 1944, Metropolitan Museum of Art

Le téléphone sonne (ça arrive encore). L’Oreille tendue répond : «Oui.» On s’étonne, parfois.

Puis des écrivains s’en mêlent.

Réjean Ducharme :

Elle ne répond pas allô, elle répond oui, sans point d’interrogation, sans hésitation, sans condition. Ça me coupe le sifflet (p. 234).

Rex Stout :

«Yes ?» He has never answered a telephone right and never will (p. 43).

Soudain, l’Oreille est troublée.

 

[Complément du 9 février 2013]

Puis, plusieurs mois plus tard, elle est rassurée. Un personnage de Jean Echenoz fait comme elle :

Dans le tiroir du buffet il prit un stylo-bille dont il posa la pointe, prête à courir, sur un bloc quadrillé, puis il porta le combiné vers son oreille et dit oui (Lac, p. 8).

 

[Complément du 4 avril 2017]

La citation qui suit, tirée du roman policier Flynn de Gregory Mcdonald (1977), n’a rien à voir avec le oui téléphoniquement introductif, mais elle est trop parfaite pour ne pas la donner en entier :

Flynn picked up the receiver of the ringing phone.
«Off with you now, Sergeant Whelan. Go do what you like best. Try to arrest someone.»
Into the phone, he said, «Hello ?»
«Flynn ?»
«Flynn it is», said Flynn, settling into his deep desk chair. «Francis Xavier, as my mother would have it.»
«Jesus Christ, don’t you even know how to answer a phone ?
«I think I do», said Flynn. «You pick up the lighter of the two parts of the instrument, the one on top, stick one end against the ear, bring the other end close to the mouth, and make an anticipatory noise into it, politely if possible. Have I got it right ?»
«You should identify yourself. Crisply.»
«You mean, I should answer saying, “Inspector Flynn here” ?»
«Right !»
«But if you don’t know whom you’re calling», Flynn said, «why should I give you the satisfaction of telling you to whom you’re talking ? Answer me that, now»
(p. 82).

 

[Complément du 13 août 2019]

Dans le New York Times du 22 juillet, Jennifer Szalai rendait compte de l’ouvrage Because Internet. Understanding the New Rules of Language de Gretchen McCulloch (2019). Elle comparait l’arrivée, sur le plan de la langue, d’Internet à celle du téléphone. D’où cette citation :

But the phone itself was once a profoundly disruptive technology for the English language (and presumably for other languages, too, though this book’s focus is English). As McCulloch explains in one of many illuminating historical anecdotes, simply settling on a standard greeting made for acute confusion. What initially started as a battle between «ahoy» and «hello» (another contender was «what is wanted ?» — my new phone greeting) was eventually resolved in favor of «hello»; the word has the same origins as «holler,» and was used at the time as a call for attention.

Remplacer «Oui» par «Vous voulez quoi ?» («what is wanted ?») ? L’Oreille réfléchit.

 

[Complément du 13 septembre 2019]

Ce petit adverbe peut être lourd de sens, par exemple chez le Jean-Philippe Toussaint de la Clé USB (2019) :

Je fus donc obligé d’appeler Diane pour régler la question de la garde des enfants. Lorsqu’elle décrocha, elle savait sans doute que c’était moi, elle avait dû voir mon nom s’afficher sur l’écran de son téléphone. Oui, dit-elle, et elle attendit. Elle avait simplement dit «oui», rien de plus, et ce «oui», qui était d’ailleurs plutôt un «oui ?», avec une nuance d’interrogation et d’expectative, rien que ce «oui» m’était déjà insupportable (p. 84).

 

[Complément du 1er janvier 2022]

Autre forme brève, chez le Cosmo Kramer de la série télévisée Seinfeld : «Cosmo. Go.»

 

Illustration : Jean Dubuffet, «Le supplice du téléphone», 1944, Metropolitan Museum of Art, New York

 

Références

Ducharme, Réjean, Dévadé. Roman, Paris et Montréal, Gallimard et Lacombe, 1990, 257 p.

Echenoz, Jean, Lac. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1989, 188 p.

Mcdonald, Gregory, Flynn, New York, Avon Books, 1977, 255 p.

Stout, Rex, The Mother Hunt : A Nero Wolfe Novel, New York, Viking Press, 1963, 182 p.

Toussaint, Jean-Philippe, la Clé USB. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2019, 190 p.