Chronique vestimentaire

T-shirt conçu par doctorak.co

L’Oreille tendue travaille ces jours-ci à son prochain livre; ça s’appellera Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue) et ça devrait paraître en octobre chez son éditeur habituel, Del Busso éditeur.

Elle (re)lit donc des masses de choses sur la langue, dont un article de Pierre Martel paru dans le Devoir du 23 juin 1992, «Contre le séparatisme linguistique» (p. B8).

Elle y (re)découvre que le mot gaminet (tee-shirt ou t-shirt), pour lequel l’Office québécois de la langue française a tant été moqué, n’est pas une invention de l’Office, mais d’un journaliste français, Jacques Cellard, dans les pages du Monde en 1974.

Noëlle Guilloton, dans le Devoir du 29 novembre 1994 (p. A8), ne disait pas autre chose que Pierre Martel.

Les légendes urbaines ont la vie dure.

P.-S. — On peut se passer du gaminet; pas du gaminetiste.

 

[Complément du jour]

 

[Complément du 16 décembre 2017]

Soit la phrase suivante, tirée du roman le Continent de plastique (2016) : «Outre deux vendeurs qui bavardaient, je m’étais trouvé seul dans le magasin, évaluant la marchandise. Rien ne m’allait : chandails échancrés à l’excès, gaminets farcis de logotypes, pulls aux motifs ulcérés» (éd. de 2017, p. 33). Connaissant l’espièglerie stylistique de David Turgeon, son auteur, on peut légitimement présumer qu’il utilise gaminet en toute connaissance de cause.

 

Références

Guilloton, Noëlle, «Hot-dog et tee-shirt», le Devoir, 29 novembre 1994, p. A8.

Martel, Pierre, «Contre le séparatisme linguistique», le Devoir, 23 juin 1992, p. B8.

Turgeon, David, le Continent de plastique. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 16, 2017, 298 p. Édition originale : 2016.

De la non-pomme de terre

Françoise Major, Dans le noir jamais noir, 2013, couverture

Elle est le cœur : on peut en avoir gros sur la patate.

Elle marque l’échec : «Cam Barker, troisième joueur repêché en 2004, a fait patate» (la Presse+, 10 juin 2015).

Elle symbolise l’erreur : «Shakespeare dans les patates ? La Fille du temps / Josephine Tey» (Jeu, 29, 4e trimestre 1983, p. 155).

Elle a de la valeur, car elle indique qu’il ne faut pas abandonner, qu’il faut tenir bon : «D’origine inconnue, l’amusante locution [«lâche pas la patate»] a de la gueule, et même une chanson» (le Devoir, 8-9 mars 2014, p. F6). Oui, c’est un zeugme.

Elle désigne les frites : on va «manger une patate» (Attaquant de puissance, p. 22). On parle aussi de patate(s) frite(s).

Elle peut désigner l’endroit même où on consomme lesdites frites : «De toute manière, Germain avait dû aller à la patate du coin. Trois hot-dogs all dressed, une frite, un coke pis des jokes plates à la serveuse» (Dans le noir jamais noir, p. 14); il en rentre sentant «bon la patate» (p. 15). La Presse a jadis consacré un reportage à ce type d’établissement; l’Oreille tendue le relevait le 4 juillet 2011. C’était de saison.

On ne confondra pas ces frites et la patate chaude : «S’il y a consensus, c’est plutôt sur les tergiversations du gouvernement qui ne semble absolument pas savoir où il s’en va avec ses skis ou comment se débarrasser d’une patate chaude qu’il a lui-même fait chauffer» (la Presse, 25 février 2013, p. A14). Le Petit Robert (édition numérique de 2014) condamne cet usage : au sens de «se défausser d’une affaire embarrassante», ce serait un «calque de l’anglais».

Le premier sens de patate est utilisé des deux côtés de l’Atlantique. Pas les autres.

P.-S. — Les patates pilées ? De la purée. En robe de chambre / des champs ? Cuites au four.

 

Références

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Major, Françoise, Dans le noir jamais noir. Nouvelles, Montréal, La mèche, 2013, 127 p.

Est-ce vraiment arrivé un 30 mai ?

Voltaire, buste

«Nous sommes décidément dans l’ère des centenaires. On parle à Paris ni plus ni moins que de célébrer l’année prochaine celui de la mort de Voltaire; voici à ce propos un fait assez curieux.

Les fenêtres de l’appartement où Voltaire expira le 30 mai 1778, sur le quai qui porte aujourd’hui son nom, n’ont jamais été ouvertes depuis ce jour, en vertu d’une clause du testament de la marquise de Villette, et elles ne doivent être ouvertes qu’au centième anniversaire de sa mort, c’est-à-dire l’an prochain. On se demande ce qui a pu motiver une clause semblable : dans tous les cas, les Parisiens n’auront qu’à bien se tenir le 30 mai 1878, car le diable en personne va s’échapper ce jour-là des fenêtres si longtemps condamnées, ce qui ne sera pas bien rassurant pour les hommes de l’ordre moral qui ont promis à la France une longue vie de bonheur et de paix, grâce aux coups d’État, aux destitutions, aux persécutions, aux incarcérations et à la suppression de toutes les libertés dont la France commençait à faire l’essai intelligent et modéré.»

Arthur Buies, Petites chroniques pour 1877, Québec, C. Darveau, 1878, p. 25-26; cité d’après Arthur Buies, Chroniques II, édition critique par Francis Parmentier, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Bibliothèque du Nouveau Monde», 1991, 502 p., p. 336.

Vingt-neuvième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Épiphore

Définition

«Placer le même mot ou groupe à la fin de deux ou plusieurs membres de phrase ou phrases» (Gradus, éd. de 1980, p. 194).

Exemple

«Sa voix grave, son regard dur, l’épaisseur de ses sourcils de même que la nudité de son torse lui venaient du boitillement qu’il donnait à son pas en s’appuyant sur une canne en bois. Il allait fièrement de profil afin de dissimuler sa canne dont il se servait comme d’une arme, elle était redoutée. Parmi les bagarreurs de fin de nuit elle était redoutée, parmi ceux qui fumaient sous les préaux elle était redoutée, parmi les soûlards d’après-midi elle était redoutée, parmi les amas de cartons des ruelles elle était redoutée, parmi les chiens elle était redoutée, parmi les voleurs de vélos elle était redoutée, parmi les siphonneurs de carburant elle était redoutée, parmi les endettés pour du hasch elle était redoutée, parmi les sans parole elle était redoutée» (Parents et amis sont invités à y assister, p. 152).

Renvois

Anaphore

Symploque

 

[Complément du 31 octobre 2017]

Autre exemple. Dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), Jean-Jacques Rousseau a trois paragraphes qui se terminent par «mais il fallait faire rire le public». Cela se trouve dans le développement que Rousseau consacre au Misanthrope de Molière (éd. 1987, p. 190-192).

 

[Complément du 19 octobre 2018]

En 1977, dans le magazine Nous, Pierre Bourgault répond à la question «Maurice Richard est-il toujours vivant ?» Parlant du Rocket — c’est du hockey —, il a recours à l’épiphore :

Canadien français à une époque où il ne faisait pas bon l’être, il lui fallait être meilleur que les autres, bien meilleur, pour qu’on lui reconnaisse enfin quelque valeur. Il le fut.

Joueur de hockey à une époque où il ne faisait pas tellement bon l’être, il lui fallait être plus noble que tous pour résister à l’esclavage du système et réussir à en sortir, meurtri mais vivant. Il le fut.

Triomphant dans un désert de paresse et d’abandon, il lui fallait être à la fois plus fier et plus humble que ses compatriotes pour résister aux assauts de la jalousie et de l’envie. Il le fut (p. 32).

Hélène Racicot, couverture du magazine Nous, février 1977

 

Références

Bouchard, Hervé, Parents et amis sont invités à y assister. Drame en quatre tableaux avec six récits au centre, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 14, 2014, 238 p.

Bourgault, Pierre, «Maurice Richard est-il toujours vivant ?», Nous, 4, 9, février 1977, p. 32-33 et p. 40. Illustration d’Hélène Racicot.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Rousseau, Jean-Jacques, Discours sur les sciences et les arts. Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1874, 1987, 402 p. Édition établie et présentée par Jean Varloot. Édition originale : 1758.