Le (quadruple) zeugme du dimanche matin

Jean Echenoz, les Grandes Blondes, 1995, couverture

L’invité de la semaine est Jean Echenoz, relayé par Emmanuel Bouchard (que remercie l’Oreille tendue).

«La jeune femme allait devant, Kastner suivait au jugé, trébuchant selon les accidents du sol, décontenancé par la nuit, le rut et le vin blanc» (p. 23).

«Assises par hasard l’une près de l’autre, elles avaient échangé des magazines, des cigarettes et des conseils de beauté […]» (p. 127).

«À cette heure-ci la clientèle était éparse, un barman épongeait le guéridon, attendait la commande et ressemblait à Georges Sanders» (p. 225).

«De retour chez lui, dans sa cuisine américaine, après un peu de viande froide et de journal télévisé, Salvador déplie, relit, développe rêveusement ses notes, s’exhorte à chasser Gloire de son esprit» (p. 240-241).

Jean Echenoz, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 34, 2006, 250 p. Édition originale : 1995.

P.-S. — Le troisième extrait est-il bien un zeugme ? Laissons Sébastien Bailly trancher.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Tatou et tatou

Sandra Gordon, les Corpuscules de Krause, 2010, couverture

Si les Québécois aiment bien leur tatou, ce n’est pas par zoophilie. Ils n’ont pas d’attirance particulière — ni de dégoût — pour ce «Mammifère d’Amérique (édentés), cuirassé de plaques cornées disposées en bandes articulées» (le Petit Robert, édition numérique de 2010). Le tatou, dans la langue populaire — mais pas seulement — québécoise désigne un tatouage, cela après avoir transité par l’anglais tattoo.

Démonstration en double registre dans le roman les Corpuscules de Krause de Sandra Gordon (2010). Le narrateur : «Le tatouage de Lucie s’étalait sous la lumière crue d’une soixante watts dépourvue de réflecteur» (p. 86). Le personnage principal : «À chaque matin je zyeute mon tatou pis je le trouve beau» (p. 198).

L’Oreille tendue est la première à s’en étonner : c’est la cinquième fois qu’elle parle de tatouage (numérique, ethnique, musical, sportif). Elle en profite pour signaler que la boutique d’une banlieue montréalaise affichant, en vitrine, «V.I.P. tattoo» a pondu un bel oxymore, certes involontaire.

 

Référence

Gordon, Sandra, les Corpuscules de Krause. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 237 p.

Citation non euphémisante du jour

Code-barres, 1, hiver-printemps 2011, couvertureL’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de déplorer la généralisation du verbe décéder. Pierre Popovic met en poème cette euphémisation de la mort.

«[…]
Nous mourons emportés mais incapables de colère
Étonnés que l’autre soit mort avec euphémisme
Et qu’il sera décédé se sera éteint aura disparu aura expiré aura mal fini
Aura péri aura passé aura trépassé aura péri
Au péril de sa vie sera parti aura été ad patres
Aura perdu la vie sera descendu dans la tombe
Aura tout rendu, l’âme, le dernier soupir, l’esprit
Aura fermé les yeux aura fini ses jours et surtout le dernier
Aura été rappelé par Dieu quoique cela ne soit plus de mode
Aura calanché clamecé claqué crevé une fois pour toutes
Aura cassé son extrait de naissance et avalé sa pipe
Aura passé l’arme à gauche entre autre planches les pieds devant
Oui, lui ne sera mort qu’une fois, aura mouru et sera mort et bien mort
[…]»

Pierre Popovic, «Cérémonial pour un massacre», Code-barres, 1, hiver-printemps 2011, p. 30-33, p. 33.

L’art du portrait, en sombre

Nicolas Ancion, Les ours n’ont pas de problème de parking, éd. de 2011, couverture

«Il tourna la tête pour scruter la rue, son visage ressemblait à une carapace de crabe, rouge et luisante, qu’on aurait fichée sur un vieux manteau usé et des épaules tombantes. Au milieu de l’animal, un nez crochu comme une pince de crustacé et deux yeux minuscules, retranchés au fond d’un entonnoir de rides.

[…]

Quel âge est-ce qu’il pouvait avoir ? Avec les cheveux blancs qui lui jaillissaient des oreilles et les pattes d’oie qui lui bouffaient la moitié du visage, je lui aurais donné cent ans ou presque. Quoique. Après le coup du crachat et à sentir son odeur de vieux fauve en fin de chasse, je ne lui aurais rien donné du tout. Pas même prêté, à vrai dire. Un bon bain chaud, à la limite, mais sans garantir l’état de la baignoire à la fin de l’opération. Il avait une véritable tête de crapule et des ongles d’oiseau de proie, aussi longs qu’ils étaient noirs et pointus. Le genre d’homme au long cours dont l’existence n’avait pas dû couler paisiblement.»

Nicolas Ancion, Les ours n’ont pas de problème de parking, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Fiction 17», 2011. Édition numérique. Édition originale : 2001.

Troubles de l’identité ?

Mélissa Verreault, Voyage léger, 2011, couverture

«Le commis me demande si on cherche quelque chose en particulier. Si on cherche quelque chose… Qui est ce on, je ne sais pas. […] L’homme me parle de la température en regardant la flaque s’agrandir à mes pieds, spécifie que c’est inhabituel pour ce temps de l’année. D’où tu viens, qu’il demande du même souffle, moi c’est Robert, si t’as besoin de quoi que ce soit. Je suis passée du on au tu. Cette familiarité déplacée me convient.»

Mélissa Verreault, Voyage léger. Roman, Chicoutimi, La Peuplade, 2011, 219 p., p. 111-112.