La société épistolaire

Mme Riccoboni, Lettres d’Adélaïde de Dammartin, éd. de 2005, couverture

L’Oreille tendue aime le répéter : les amants épistolaires ne sont jamais seuls au monde. Démonstration avec un roman de Mme Riccoboni, Lettres d’Adélaïde de Dammartin, comtesse de Sancerre, au comte de Nancé, son ami (1767).

Débarrassons-nous du superflu, même si elle est habilement menée : l’intrigue. Elle l’aime. Il l’aime. Ils se marieront.

Attachons-nous à la forme. Selon le titre, il n’y aurait à lire que ses lettres à elle; c’est heureusement bien plus compliqué que cela. À certains moments — Adelaïde de Dammartin est malade, elle a besoin d’aide —, d’autres qu’elle signent des lettres. On trouve des lettres — qu’elle a reçues ou interceptées — recopiées ou résumées dans les siennes. Très souvent — et c’est une des caractéristiques les plus intéressantes du roman —, les propos de ses correspondants sont rapportés, en italiques, dans les réponses qu’elle leur adresse :

Vous êtes surpris, très surpris de quelques expressions de mes lettres; plus surpris encore de m’entendre dire en parlant de madame de Montalais : mon sort a été bien différent du sien. Aucun mari, pensez-vous, n’eut de plus tendres égards pour sa femme que le comte de Sancerre; et si une antipathie inconcevable n’avait fermé mes yeux sur son mérite, je n’aurais pas préféré le séjour de Mondelis à la douceur de rendre heureux un homme aimable, dont j’étais passionnément aimée (p. 33).

Lettres d’Adélaïde de Dammartin n’a de monodique que le titre.

Mme Riccoboni sait tourner un portrait, parfois en quelques lignes : «Avec des qualités estimables, des vertus solides, un mérite réel, monsieur de Martigues ne plaisait à personne» (p. 83). Ailleurs, ce sera plus long, mais pas moins intéressant :

Je n’ai jamais pu souffrir le comte de Roye. N’êtes-vous pas comme moi ? Je hais ces naturels actifs, ces personnages empressés, officieux, dont le zèle importun est moins une preuve d’attachement, que l’effet de leur humeur inquiète, du besoin qu’ils sentent de s’occuper; leur amitié est sans cesse en mouvement; veut toujours paraître, toujours servir; elle gêne, elle embarrasse; souvent elle nuit. Que de gens prennent le plaisir de s’intriguer pour la chaleur d’un tendre intérêt ! Mon cher comte, cette espèce d’amis fit naître l’ingratitude, et mérita de l’éprouver (p. 129).

L’éditrice, Pascale Bolognini-Centène, évoque en introduction les «préoccupations féministes de la romancière» (p. 9). Ces «préoccupations» s’incarnent notamment dans le personnage de Mme de Martigues, cette «femme libre» (p. 122), «étourdie» (p. 125), «pétulante» (p. 135). Le thème principal du roman est le (re)mariage et les considérations financières qui lui sont attachées (contrats, testaments). Les propos de Mme de Martigues sont clairs à ce sujet :

Ma chère madame de Termes, ne vous emportez point; ma belle, ma bien-aimée madame de Sancerre, ne prenez pas votre air grave. Je vous le dis dans la sincérité de mon cœur, l’idée d’un mari me ferait fuir au bout de l’univers. C’est une créature si familière, si exigeante, si impérieuse ! Comment me résoudre à donner à un homme le droit d’entrer chez moi comme chez lui ? De rester là, de me gêner, de m’ennuyer, de me contrarier, de prétendre, de vouloir, enfin de m’imposer des lois ? Je n’ai point oublié monsieur de Martigues, ses tons, sa hauteur, ses il le faut, Madame, je le désire, cela convient, je le veux, cela sera : et cela était (p. 121).

Elle doit épouser monsieur de Piennes : «Par exemple, cette rage de vouloir m’épouser est-elle excusable ? Combien de fois l’ai-je prié de renoncer à cette fantaisie !» (p. 120) Cela finira néanmoins par se faire : «Pauvre Piennes ! Il va faire une grande perte, j’étais son amie, je serai sa femme, quelle différence !» (p. 139)

On ne s’étonnera pas d’une discussion qu’elle a avec Adélaïde de Dammartin au sujet de l’homme marié qui attire celle-ci :

Partager sa tendresse, me suis-je écriée ! Oubliez-vous qu’il est… Marié, voulez-vous dire ! Plaisant obstacle que sa femme ! Comment ? Premièrement on l’a forcé de l’épouser. Est-ce une raison ?… Elle est boiteuse ! Qu’importe ? Aigre, savante et sotte… Mais… Laide, tracassière et boudeuse… Mais elle est… Ennuyeuse, maussade, une vraie bégueule avec qui je suis brouillée… Mais elle est sa femme ! Oh, comme ça. Qu’appelez-vous comme ça ? Oui, pour un peu de temps, cela finira. Quelle idée ! Idée, Madame ! reprend-elle gravement, je ne parle point au hasard; cette femme a la manie d’avoir des héritiers, c’est en elle une passion; elle doit périr au troisième, elle en est avertie. Le pauvre marquis la conjurait de se conserver, elle a rejeté ses prières, méprisé la menace, dans six mois nous en serons débarrassées; sa maigreur est extrême, elle tousse, ne peut se soutenir; elle mourra, je le sais, j’en suis sûre; mon médecin me l’a dit, il est le sien, elle n’en reviendra pas, j’en réponds (p. 88).

Dans les Liaisons dangereuses de Laclos, Mme de Merteuil n’est pas moins cynique. On ne lui connaît cependant pas cet humour.

Les personnages féminins de Mme Riccoboni et sa maîtrise de la forme épistolaire méritent qu’on découvre ses romans.

 

Référence

Riccoboni, Marie-Jeanne, Lettres d’Adélaïde de Dammartin, comtesse de Sancerre, au comte de Nancé, son ami. Roman, Paris, Desjonquères, coll. «XVIIIe siècle», 2005, 167 p. Édition de 1786. Édition présentée, établie et annotée par Pascale Bolognini-Centène.

Banal comme la mort

Bernardin de Saint-Pierre, Voyage de Normandie. 1775, éd. de 2015, couverture«Terre n’est faite que pour y voyager.»

En mars 1775, Bernardin de Saint-Pierre quitte Paris pour la Normandie; il est de retour en mai. Entre-temps, il a parcouru 600 kilomètres, un peu à cheval et en bateau, surtout à pied : «Ma douleur au pied m’ôte une partie du plaisir de voyager» (p. 149); «J’avais terriblement mal aux pieds» (p. 181). Il rapporte de cette excursion un récit de voyage inachevé, fait de courts textes bruts, à la syntaxe bousculée, volontiers énumératifs, parfois incomplets.

Le voyageur note ce qu’il voit, ce qu’il entend («quel chant grégorien vaut la musique des rossignols ?», p. 192), ce qu’il mange et boit (et combien ça coûte). Il est sensible au temps qu’il fait, à la faune et à la flore, au commerce et à l’industrie, aux formes multiples de la pauvreté («Tant d’objets d’affliction», p. 151). Il passe quelques jours à Dieppe (chez sa sœur Catherine), à Sainte-Marguerite-des-Loges, au monastère de La Trappe. Il propose des mesures politiques, par exemple la création d’un ministère de l’Agriculture. Il compare la province — «Tout n’est pas plaisir et dissipation à la campagne» (p. 119) — à la capitale, Paris, «cette grande ville qui dévore ses environs» (p. 43), ce «grand arbre dont les racines s’étendent dans toutes les provinces» (p. 119). Il tend l’oreille : «Les gens du pays appellent ces ravins des cavins» (p. 99); «Je trouvai petit garçon monté dans des pommiers pour cueillir du gui pour des agnats, me dit-il, pour agneaux» (p. 146).

Sous sa plume, la mort est très souvent présente, mais banalisée. Certains meurent de mort naturelle, notamment de la «maladie de Livarot» (p. 132-133), d’autres de mort violente, sans que cela paraisse sortir de l’ordinaire. Un jeune homme tombe à l’eau et se noie : «Ce spectacle attrista. Nous arrêtâmes à Mantes, près du pont, où, en entrant dans une petite écurie, je vis un spectacle, genre différent, mais non moins triste : une jument mourante» (p. 44). On assassine à coups de hache (p. 45), on arrache la tête (p. 151), on s’interroge, au milieu d’une description lyrique, sur la possibilité de «tuer un père de famille ou un amant» (p. 192). À l’exception du récit du crime d’«un fou dont la folie était de s’habiller en femme et de vouloir être appelé madame» (p. 160), aucune de ces «histoires funèbres» (p. 46) ne mérite de développement. C’est ainsi que les hommes meurent.

Fort sentiment d’étrangeté.

P.-S. — Les goûts vestimentaires de Bernardin de Saint-Pierre peuvent étonner : «Traversant le taillis de Saint-Germain avant de monter la hauteur, je vis beaucoup de bouleaux dont le tronc couleur blanc de plâtre était tigré de mousse jaune. Pourquoi était-il ainsi tigré ? Pourquoi la mousse ? Cet effet était fort agréable et je me promis que, quand j’habillerais ma femme, de lui donner une robe blanche tigrée de chenilles orange» (p. 38).

 

Référence

Bernardin de Saint-Pierre, Voyage de Normandie. 1775, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, coll. «Lumières normandes», 2015, 231 p. Ill. Texte établi, présenté et annoté par Gérard Pouchain.

Portrait d’arlequin du jour

«Jamais on n’a vu telle figure d’homme ! [Le roi de Candavia] est fait comme un et cetera. Il a la jambe gauche à la place du bras droit, et le bras droit lui sort de l’estomac; il a un œil sur chaque épaule, et trois cors aux pieds sur la langue, et qui ne l’empêchent pas de danser parfaitement la pavane des Flibustiers de terre ferme. Ses sujets ont trouvé à propos de placer ainsi ses membres, afin d’avoir un Roi fait tout autrement qu’eux.»

Anonyme, Relations du royaume de Candavia, 1715, cité dans Jean-Christophe Abramovici, «Corps humain», dans Bronislav Baczko, Michel Porret et François Rosset (édit.), avec la collaboration de Mirjana Farkas et Robin Majeur, Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, 2016, p. 243-258, p. 249.