Étrange, vous avez dit étrange ?

William S. Messier, le Basketball et ses fondamentaux, 2017, couverture

Soit la phrase suivante, tirée du livre récent de William S. Messier, le Basketball et ses fondamentaux :

Le vendredi de la première semaine, un petit groupe des comptes recevables et quelques étranges des services informatiques et de la comptabilité nous ont invités à prendre un verre au Pub McIntosh, à Granby (p. 65).

Étranges peut donc être, au Québec, un substantif désignant une personne. Il renvoie à quelqu’un de différent de soi : les gens «des services informatiques et de la comptabilité» ne sont pas comme ceux «des comptes recevables».

L’étrange peut être (relativement) proche, comme chez Messier, ou il peut venir de loin (c’est un immigrant). C’est le cas chez Michael Delisle, dans Tiroir no 24 (2010) :

De toute façon mon idée est faite. Je passerai pas l’été ici-d’dans. Ça va assez mal de même sans qu’on commence à se faire souffler la clientèle. Par des étranges par-dessus le marché ! (p. 56)

Cet étrange-là est belge.

Pareille utilisation d’étrange est-elle propre au français du Québec ? En français moderne, probablement. En français ancien, non. On la trouve par exemple dans la littérature poissarde, en l’occurrence dans les Lettres de la Grenouillère, le roman épistolaire de Vadé (1749) :

Jarny ! que j’étois aise d’être content en mangeant ste salade aveuc vous, Maneselle, de chicorée sauvage, il me semblit que je grugeois du sellery, tant vos yeux me donnont des échauffaisons; j’ai dansé nous deux vote mère; mais alle n’danse pas si ben qu’vous. Alle vouloit pourtant dire que si, moi j’nay pas voulu ly dire qu’non, parce qu’alle n’est pas une étrange, mais vous qu’avez une téribe grâce quand vous dansez l’allemande (éd. de 1983, p. 377).

Vadé, Delisle, Messier : même combat.

 

Références

Delisle, Michael, Tiroir no 24, Montréal, Boréal, 2010, 126 p.

Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p.

Vadé, Lettres de la Grenouillère entre M. Jérôme Dubois pêcheux du Gros-Caillou et Mlle Nanette Dubut blanchisseuse de linge fin, dans Lettres portugaises, Lettres d’une Péruvienne et autres romans d’amour par lettres, textes établis, présentés et annotés par Bernard Bray et Isabelle Landy-Houillon, Paris, GF-Flammarion, coll. «GF», 379, 1983, 403 p., p. 365-396.

L’«effet Diderot»

Diderot, Regrets sur ma vieille robe de chambre, édition de 2004, couverture

La section «Pause oxygène» de la Presse+ du 1er mars présentait une chose dont l’Oreille tenduepourtant diderotienne à ses heures — n’avait jamais entendu parler : l’«effet Diderot».

Voici comment Geneviève Lefebvre, collaboratrice du quotidien numérique montréalais, le définit :

On dit que la vie de Diderot, l’auteur de la célèbre encyclopédie, a changé le jour où il a remplacé sa vieille robe de chambre pour une neuve, évidemment beaucoup plus belle. Il en était fort heureux, jusqu’à ce qu’il se rende compte que sa belle robe de chambre avait un effet pervers; du coup, tout le reste de sa garde-robe lui paraissait laid, usé, désuet.

Pour ceux qui ont déjà rénové une maison, vous savez exactement de quoi je parle. On croit qu’on ne fait que repeindre les armoires de la cuisine, et une fois qu’on les voit pimpantes et fraîches, c’est toute la maison qui y passe.

Le sport, c’est pareil. On croit qu’on ne fait que «se remettre en forme» et on se retrouve sur la ligne de départ d’un marathon, stupéfait et rénové de fond en comble. Comment ai-je pu en arriver là ?

C’est l’effet Diderot.

Passons sur cette «célèbre encyclopédie» qui aurait dû être une «célèbre Encyclopédie». Passons encore sur le fait que Diderot n’en a pas été «l’auteur»; il en a été «un des auteurs» et son codirecteur, avec D’Alembert, puis son directeur, seul.

Attachons-nous cependant à la lecture des «Regrets sur ma vieille robe de chambre» que propose l’article. Ce bref texte tardif de Diderot ne dit pas ce que Geneviève Lefebvre lui fait dire.

Relisons ses premières lignes :

Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? elle était faite à moi, j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps, sans le gêner. J’étais pittoresque et beau. L’autre, roide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât, car l’indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaisse refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant. On ne sait qui je suis.

Sous son abri, je ne redoutais ni la maladresse d’un valet ni la mienne; ni les éclats du feu; ni la chute de l’eau. J’étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre; je suis devenu l’esclave de la nouvelle (éd. de 2004, p. 13).

Il est vrai que le nouveau vêtement bouleverse l’équilibre domestique de Diderot, et pas seulement son habit :

Ma vieille robe de chambre était une avec les autres guenilles qui m’environnaient. Une chaise de paille; une table de bois; une tapisserie de bergame; une planche de sapin qui soutenait quelques livres; quelques estampes enfumées, sans bordure, clouées par les angles sur cette tapisserie; entre ces estampes, trois ou quatre plâtres suspendus formaient avec ma vieille robe de chambre l’indigence la plus harmonieuse.

Tout est désaccordé. Plus d’ensemble, plus d’unité, plus de beauté (p. 14-15).

Cela dit, jamais Diderot n’a pas été «fort heureux» de sa nouvelle robe de chambre. Jamais il n’a changé ses comportements à cause de l’effet qu’elle aurait eu sur lui. Jamais il n’a tiré de morale positive de ce don que lui avait fait Mme Geoffrin (ce n’est pas lui qui a «remplacé» l’ancienne) ni promu l’auto-émulation. Bien au contraire, ce texte ne cesse de répéter que Diderot était bien mieux avant et qu’il regrette sa «médiocrité première» (p. 18). Il craint même d’être corrompu par ce nouveau luxe qu’on lui impose.

En règle générale, il vaut mieux éviter les «On dit que». Ça évite de dire des faussetés.

 

[Complément du 10 juin 2020]

L’Oreille a repris ce texte, sous le titre «La robe de chambre de Diderot», dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

Références

Diderot, Denis, Regrets sur ma vieille robe de chambre suivi de la Promenade Vernet, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche. Libretti», 20000, 2004, 92 p. Édition établie par Pierre Chartier.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Autopromotion (comme) 283

Larry Bongie, Sade, 2017, couverture

En 1998, Larry Bongie, un vieil ami de l’Oreille tendue, publiait un ouvrage proposant une lecture neuve de l’œuvre et de la vie du marquis de Sade : Sade. A Biographical Essay. Les sadologues patentés n’ont pas tous apprécié.

Deux ans plus tard, en conférence, en Saskatchewan et en anglais, l’Oreille disait tout le bien qu’elle pensait de ce livre (on peut lire le texte de cette conférence ici).

On n’a donc eu aucun mal à la convaincre de signer la préface de la traduction française du livre.

C’était à lire en 1998; ce l’est encore aujourd’hui.

 

Références

Bongie, Laurence L., Sade. A Biographical Essay, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1998, xii/336 p. Ill.

Bongie, Laurence L., Sade. Un essai biographique, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2017, 408 p. Ill. Traduction d’Alan MacDonell en collaboration avec Armelle St-Martin. Préface de Benoît Melançon.