Rousseau et le tourisme, bis

Promenade à Ermenonville et à ses environs, 1954, couverture

Le 24 octobre 1776, revenant d’herboriser, Jean-Jacques Rousseau, alors âgé de 64 ans, est renversé par un grand chien danois (sans majuscule). Il raconte la scène dans la «Deuxième promenade» de ses Rêveries du promeneur solitaire (1782, posthume) :

J’étois sur les six heures à la descente de Menil-montant presque vis-à-vis du galant jardinier, quand des personnes qui marchoient devant moi s’étant tout à coup brusquement écartées je vis fondre sur moi un gros chien danois qui s’élançant à toutes jambes devant un carrosse n’eut pas même le tems de retenir sa course ou de se détourner quand il m’apperçut. Je jugeai que le seul moyen que j’avois d’éviter d’être jetté par terre étoit de faire un grand saut si juste que le chien passât sous moi tandis que je serois en l’air. Cette idée plus prompte que l’éclair et que je n’eus le tems ni de raisonner ni d’executer fut la derniére avant mon accident. Je ne sentis ni le coup, ni la chute, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins à moi (éd. de 1996, p. 1004-1005).

Outre Rousseau, au XVIIIe et au XIXe siècle, une quarantaine de personnes ont évoqué, avec plus ou moins de réalisme ou de fidélité, cet événement traumatique.

Parmi elles, il y a la marquise de Créquy, qui fait allusion à la scène dans ses Souvenirs. On la cite dans une brochure du Touring club de France dont la deuxième édition date de 1954 :

Après avoir dit tout le chagrin que lui causait la mort inattendue de Rousseau : «Je ne pouvais, dit-elle, m’empêcher de larmoyer sous mon coqueluchon» elle termine irrévérencieusement par ces mots où pointe son dépit : «Il est inhumé comme un chien danois, au milieu d’une grenouillère, et sur un îlot, dans une manière de sépulcre, à la hauteur de trois ou quatre pieds» (p. 23).

L’Oreille tendue vous l’a déjà dit : elle serait bien en mal de vous expliquer ce que fait cette brochure dans sa bibliothèque.

 

Références

Promenade à Ermenonville et à ses environs, Paris, Touring Club de France, 1954 (deuxième édition), 31 p. Ill.

Rousseau, Jean-Jacques, les Rêveries du promeneur solitaire, dans Œuvres complètes. I. Les Confessions. Autres textes autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 11, 1996, cxviii/1969 p., p. 993-1099. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Édition originale : 1782 (posthume).

Souvenirs de la marquise de Créquy, Paris, Fournier jeune, 1834-1835, sept tomes.

Leçons d’économie et de langue

Ianik Marcil, les Passagers clandestins, 2016, couverture

Ianik Marcil ne cache pas où il loge : son plus récent ouvrage, les Passagers clandestins. Métaphores et trompe-l’œil de l’économie (2016), est un «réquisitoire» (p. 7, p. 9) contre le discours économique ambiant, car ce discours «carbure à la bullshit et c’est en quoi il est dangereux» (p. 154).

Pour mener son «combat» (p. 16), Marcil aborde les travaux de nombre d’économistes, les classiques (Adam Smith, Friedrich A. von Hayek, John Maynard Keynes) aussi bien que ses contemporains. De façon moins prévisible, il a aussi recours à toutes sortes d’autres auteurs venus d’horizons divers : Platon, Aristote, Xénophon, Cicéron, Virgile, Molière, Spinoza, Locke, Montesquieu, Tocqueville, Nietzsche, Léon Bloy, John Steinbeck, Milan Kundera, Hélène Monette — et Michel Sardou. Sa pensée doit beaucoup, comme l’explique la «Dédicace» (p. 5), à Gilles Dostaler et à Bernard Maris. Le livre se clôt sur un appel au «refus global» (p. 156); ce n’est pas la première fois qu’il est question dans le livre du manifeste de ce titre publié au Québec en 1948 et de son principal signataire, Paul-Émile Borduas. Ianik Marcil montre par l’exemple que l’économie n’est compréhensible qu’inscrite dans la culture.

C’est sur les mots que Marcil appuie sa démonstration. Pour lui, le discours économique fait reposer son hégémonie sur un nombre considérable d’expressions, malheureusement désormais perçues comme naturelles. Dans le texte, elles apparaissent en gras; elles sont réunies dans un «Index des expressions» (p. 181-183). On peut les rapporter à trois ensembles :

Ces stratégies rhétoriques appartiennent à trois familles principales : les pittoresques, les morales et les technoscientifiques. Les premières empruntent généralement à l’imaginaire naturel; on dira par exemple, que les marchés boursiers traversent une zone de turbulence. Les deuxièmes dorent les pilules amères que les politiciens et autres détenteurs de pouvoir cherchent à faire avaler à la population en faisant appel au sens du devoir du contribuable pour qu’il fasse sa juste part — en l’occurrence, accepter des réductions de services publics, des gels de salaires ou des hausses de taxes et d’impôt. Enfin, le discours économique, notamment dans les médias, recourt souvent à un jargon pseudo-technique que la vaste majorité de la population ne comprend pas; qui, à part les économistes patentés, comprend une telle phrase : «les gaz à effet de serre produisent des externalités négatives qu’on peut diminuer par un arrangement institutionnel de mise aux enchères de droits de polluer» ? (p. 7-8)

Ces mots, ces expressions, ces métaphores, ces trompe-l’œil, ces «subterfuges sémantiques» (p. 79) et cette «rhétorique anesthésiante» (p. 132) renvoient à des représentations collectives, à des symboles, à des imaginaires. Marcil est particulièrement habile à les mettre au jour. Cela est indispensable pour permettre «une réappropriation du langage pour changer les choses» (p. 13), pour bousculer l’«hégémonie du discours du tout-marché» (p. 22), pour lui opposer un «contre-discours» (p. 26, p. 27). Les «passagers clandestins» du titre (p. 12) font partie de ce prêt-à-parler, et donc à-penser, ici pourfendu.

Plusieurs passages sont particulièrement utiles pour qui veut participer à un «débat social de qualité» (p. 12). Après avoir brossé un historique éclairant de la naissance et du développement du néolibéralisme (p. 16-28), cette tarte à la crème du discours commun au début du XXIe siècle, Marcil montre que nous vivons désormais à l’ère du postlibéralisme. Il nous invite à nous méfier du dieu Statistique et de la «mathématisation» à l’excès des modèles économiques (p. 49 et suiv.). Comme d’autres avant lui, il montre que la «classe moyenne» n’est pas une catégorie qui va de soi, elle qui «gomme les aspérités du réel» (p. 60). Il ne croit pas à l’existence d’un «acteur économique rationnel» (p. 72), vivant à l’écart de la société, de l’histoire, de la culture, et il n’adhère pas à une «vision individualiste de la société économique» (p. 99) : «La privatisation concrète et réelle des services publics accompagne ainsi la privatisation du projet politique, désormais vidé de son sens du “vivre-ensemble”» (p. 112). Il a des mots très durs sur la «gouvernance» (p. 125), le «développement durable» (p. 129) et le mythe de l’«entrepreneur» (p. 142). Sous sa plume, on le voit, la «caste» (p. 67) des économistes en prend souvent pour son grade.

L’organisation des parties de Passagers clandestins aurait pu être explicitée en introduction, histoire de mieux guider les lecteurs, et les personnes chargées de la révision et de la correction du livre auraient pu être plus attentives, notamment dans les dernières pages. Cela étant, voilà un livre utile pour qui s’intéresse à la «charge politique et symbolique» (p. 135) des discours qui sont devenus notre lot quotidien, de la langue qui est, qu’on le souhaite ou pas, la nôtre.

P.-S. — Ianik Marcil et l’Oreille tendue ne sont pas des amis personnels, mais le premier a commandé un texte à la seconde, texte paru en 2015 dans un ouvrage collectif qu’il a dirigé et qu’il cite dans son livre.

P.-P.-S. — Page 143, ce devrait être Paul Allen au lieu de Larry Page, non ? Il est vrai que l’on peut confondre facilement ces nerds milliardaires.

 

Références

Marcil, Ianik (édit.), 11 brefs essais contre l’austérité. Pour stopper le saccage planifié de l’État, Montréal, Somme toute, 2015, 202 p.

Marcil, Ianik, les Passagers clandestins. Métaphores et trompe-l’œil de l’économie, Montréal, Somme toute, 2016, 181 p. Ill.

À vous et à tu

«Si je m’éloigne de toi avec la vitesse du torrent du Rhône, c’est pour te revoir plus vite. Si au milieu de la nuit, je me lève pour travailler, c’est que cela peut avancer de quelques jours l’arrivée de ma douce amie, et cependant dans ta lettre du 23 au 26 ventôse, tu me traites de vous. Vous toi-même. Ah?! mauvaise ?! comment as-tu pu écrire cette lettre ?? Qu’elle est froide ?! Et puis, du 23 au 26, restent quatre jours; qu’as-tu fait, puisque tu n’as pas écrit à ton mari? ?… Ah ?! mon amie, ce vous et ces quatre jours me font regretter mon antique indifférence. Malheur à celui qui en serait la cause ?! Puisse-t-il, pour peine et pour supplice, éprouver ce que la conviction et l’évidence qui servit ton ami me feraient éprouver? ! L’Enfer n’a pas de supplice ! Ni les furies, de serpent ?! Vous? ! Vous ?! Ah? ! que sera-ce dans quinze jours…»

Lettre de Napoléon Bonaparte à Joséphine, 30 mars 1796, citée dans Roger Iappini, Napoléon jour après jour. De la naissance au 18 brumaire, Turquant, Cheminements, 2009, p. 176.