Réponse à Michel Dumais, genre

Hier, sur Twitter, @mdumais formulait le souhait suivant : «Un jour, j’aimerais bien que l’Oreille tendue de @benoitmelancon s’intéresse au mot “genre”, genre tsé ?».

Demandez et vous recevrez.

Avant de devenir l’Oreille, l’Oreille avait déjà coréfléchi à l’affaire. C’était en 2004, dans le Dictionnaire québécois instantané.

Mot issu du langage ado, désormais passé dans la vie courante. La réalité réellement réelle est très dangereuse, aussi vaut-il mieux la nommer comme si elle appartenait à une catégorie plus large qui paraît plus inoffensive. J’ai mangé une pizza, genre. Y m’a abusé, genre. «La solidarité, genre» (la Presse, 18 avril 2001). Voir comme, saveur (à ~) et style.

Dans les cas de doute accentué, ces mots peuvent s’employer l’un à la suite de l’autre de manière à créer un effet cumulatif appréciable. Victor Hugo a produit un texte romantique genre, comme, style.

Depuis, les choses ne se sont pas tassées. Trois exemples, d’abord, tirés de textes littéraires.

Dans son recueil Toute l’œuvre incomplète (2010), François Hébert utilise le mot genre dans deux poèmes : «Un terrain vague, genre, plein de bidons vides» (p. 10); «Lo voit en elle une mariée cadavérique, genre. / Une poupée gonflable genre, / Genre pas de son genre» (p. 148-149).

L’essayiste Nicolas Lévesque s’intéresse au mot et à ses synonymes dans (…) Teen Spirit. Essai sur notre époque (2009) :

Les conventions sont nécessaires. Il ne peut en être autrement si l’on veut se comprendre un tant soit peu. Mais les penseurs et les écrivains sont là pour rappeler aux mots leurs racines métaphoriques, leur part d’aléatoire, de jeu, de fiction. Genre. Style. Comme. Tout est allégorie. La question est plutôt de savoir laquelle choisir (p. 20).

Sous pression (2010) est un roman de Jean-François Chassay dans lequel un personnage s’interroge sur sa façon de parler.

C’est comme le mot «genre», les gens disent toujours «genre» : «Ben, là, il est, genre, 4 heures.» «Ben, le gars était, genre, pas de bonne humeur.» «Puis là, j’ai pensé, es-tu fou, genre ?» Alors j’ironise là-dessus, en disant : «Je suis fatigué, genre.» Mais à force de m’habituer à l’ironie, j’oublie que j’ironise, pis je finis par dire : «Je suis fatigué, genre», en oubliant les italiques, si tu vois ce que je veux dire, je suis certain que tu vois, un gars brillant comme toi. Finalement, je dis «genre» plus que tout le monde et, une fois sur deux, les italiques disparaissent (p. 135-136).

On notera que, pour entendre les italiques, il faut avoir l’oreille bien tendue.

Il existe par ailleurs des blogueurs qui n’ont pas peur d’utiliser le mot, sans italiques : «La langue du baseball à travers les âges (genre)»; «C’est une apocope, genre»; «ledit narrateur enquête, genre». Ce sont les mêmes qui utilisent parfois comme : «La langue du hockey à travers les âges (comme).»

Une dernière chose. L’Oreille tendue, en tout bien tout honneur, fréquente beaucoup les cours d’école montréalaises. Elle peut attester que genre y maintient une fort popularité.

Yapadkoi.

P.-S. — L’origine de genre ? La langue de Shakespeare, œuf corse, et son like.

P.-P.-S. — C’est donc hier que @mdumais souhaitait en savoir plus sur genre. C’est aussi hier qu’il écrivait, toujours sur Twitter : «Ouais, mettons là. Style.»

 

[Complément du 24 juillet 2014]

Genre serait donc une version québécoise de like. Mais qu’arriverait-il si like ne méritait pas l’opprobre qu’on lui fait subir ? C’est l’hypothèse défendue par Adam Gopnik du magazine The New Yorker dans un article intitulé «The Conscientiousness of Kidspeak» (20 juillet 2014). Faudrait-il aussi réhabiliter genre ?

 

[Complément du 28 août 2014]

On ne confondra pas ce genre-là, qui a valeur adverbiale, et le genre qu’on dira introductif, même s’il signifie, lui aussi, comme. Exemple, tiré de Proust est une fiction (2013), de François Bon : «sur quoi Proust reviendra jouer au moins trois fois, et toujours via adverbe, genre : “Non, mais je vous jure, quand elle a appris que Dechambre était mort, elle a presque pleuré”» (p. 101).

 

[Complément du 3 août 2015]

Le mot est chez Jean-Bernard Pouy, dans Nous avons brûlé une Sainte, en 1984 : «Si on lui dit “le monde sera beau”, il comprend “le monde ce rabot”. Genre» (p. 161).

 

[Complément du 15 août 2015]

Du même Jean-Bernard Pouy, en 1985 : «Elle m’a tenu le crachoir : pas une phrase sans “plan”, “look”, “genre”» (éd. de 2000, p. 101).

 

[Complément du 21 octobre 2015]

Les usages poétiques de genre sont rares. En voici un — involontaire, il est vrai —, mis en ligne par l’excellent compte Twitter @Derappoetiques.

Le mot «genre»[Complément du 27 janvier 2016]

Tout est dans tout, et réciproquement.

 

Références

Bon, François, Proust est une fiction, Paris, Seuil, coll. «Fiction & cie», 2013, 329 p.

Chassay, Jean-François, Sous pression. Roman, Montréal, Boréal, 2010, 224 p.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Lévesque, Nicolas, (…) Teen Spirit. Essai sur notre époque, Québec, Nota bene, coll. «Nouveaux essais Spirale», 2009, 147 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Pouy, Jean-Bernard, Nous avons brûlé une Sainte, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 1968, 1984, 181 p.

Pouy, Jean-Bernard, Suzanne et les ringards, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 184, 2000, 178 p. Édition originale : 1985.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Érotisme de l’accent

Jean-Philippe Bernié, Quand j’en aurai fini avec toi, 2012, couverture

Le roman universitairecampus novel dans la langue de Harvard — est un genre très largement pratiqué dans le monde anglo-saxon, de D.J.H. Jones (Murder at the MLA, 1993) à Philip Roth (The Human Stain, 2000; The Dying Animal, 2001), de Saul Bellow (Ravelstein, 2000) à David Lodge (Changing Places, 1975; Small World, 1984; etc.) et de Richard Russo (Straight Man, 1997; Empire Falls, 2001) à Zadie Smith (On Beauty, 2005).

Il existe aussi en France, sur une échelle plus modeste. Pensons au Problème avec Jane de Catherine Cusset (2001) ou à Septuor de Claude Pujade-Renaud et Daniel Zimmermann (2002).

On en trouve itou des exemples au Québec : le Rendez-vous (François Hébert, 1980), Meurtre sur le campus (Ghislain Richer, 2001), la Souris et le rat (Jean-Pierre Charland, 2004), la Mère morte (Robert Gagnon, 2006), le Dilemme du prisonnier (François Lepage, 2008).

Dans la même veine vient de paraître Quand j’en aurai fini avec toi de Jean-Philippe Bernié (2012).

Le personnage principal de ce roman est la méchante Claire Lanriel, professeure au Département des matériaux de l’Université Richelieu, une université fictive de Montréal. Mère américaine, père français, elle parle avec un «accent français».

Or cela aurait un effet érotique : «Certains straights… ils étaient attirés par son côté dominatrice. Et avec son accent français, c’était encore mieux» (p. 22).

La vie universitaire réserve bien des surprises, au moins auditives.

 

[Complément du 4 mars 2012]

Après de nombreux mois d’attente, l’Oreille tendue vient de mettre dans le lecteur DVD la troisième saison de la série Damages. Pourquoi le dire ici ? Parce que Jean-Philippe Bernié ne cache pas son inspiration. La «Fiche d’information» de son éditeur annonce que son roman est le premier d’une série qui est «une petite sœur de Damages». Le titre Quand j’en aurai fini avec toi est la traduction d’un passage de la chanson d’ouverture de chaque épisode de la série. La relation entre les personnages romanesques de Claire Lanriel et de Monica Réault rappelle celle des personnages télévisuels de Patty Hewes et d’Ellen Parsons. On ne saurait être plus clair.

 

Référence

Bernié, Jean-Philippe, Quand j’en aurai fini avec toi, Montréal, La courte échelle, 2012, 199 p.

De l’écrapou

Ceci, du plus récent Michael Connelly, The Drop (2011) : «The jumpers were called splats.» Les suicidés qui choisissent la voie des airs («jumpers») sont désignés par le son qu’ils font en arrivant au sol («splats»).

Existe-t-il un mot au Québec pour ce qui s’écrabouille ? Oui : écrapou, dont la popularité, sinon l’invention, reviendrait aux humoristes du groupe Rock et belles oreilles (RBO pour les intimes). On a pu dire d’eux qu’ils étaient les «rois de l’écrapou» (Progrès-Dimanche, 19 juillet 2009, p. 34).

«Application mobile RBO 3.0»

Exemples journalistiques : de nombreux amateurs de hockey «assuraient que les Red Wings de Detroit feraient “de l’écrapou” avec le Tricolore» (la Presse, 26 janvier 2012, cahier Sports, p. 2); «je suis aussi en faveur du remplacement de l’échangeur Turcot, ne serait-ce que pour ne pas finir écrapou dans ma vieille Passat sous une dalle de béton pourri» (la Presse, 10 mai 2011, p. A10).

Écrapou est, bien évidemment, l’apocope d’écrapoutir (synonyme : écraser). Le mot — tantôt substantif, tantôt adjectif — peut signifier un fait divers sanglant, notamment du Journal de Montréal, aussi bien que le produit, voire le résidu, de ce type de fait divers. Il est également utilisé pour décrire n’importe quelle chose réduite à sa plus plate expression.

Selon le Wiktionnaire, le féminin d’écrapou serait écrapoue. Spontanément, l’Oreille tendue aurait pensé écrapoute, mais cela n’engage qu’elle.

 

Référence

Connelly, Michael, The Drop. A Novel, New York, Little, Brown and Company, 2011. Édition numérique.

Le numérique et la langue des écrivains : esquisse de dictionnaire

Mordecai Richler, Barney’s Version, 1997, couverture

Les écrivains qui mettent en scène des intrigues où le numérique joue un grand rôle utilisent le vocabulaire du numérique. C’est banal. N’en parlons pas.

Attachons-nous plutôt à ceux qui font appel à ce vocabulaire, en français aussi bien qu’en anglais, dans des contextes où le numérique n’est pas mis en scène. Comme tout le monde, ils ont intériorisé la langue de l’informatique.

binary : «There was a generation waiting to inherit the earth, caring nothing for old-timers’ concerns : dedicated to the pursuit of the new, speaking the future’s strange, binary, affectless speach — quite a change from our melodramatic garam-masala exclamations» (Salman Rushdie, The Moor’s Last Sigh, Toronto, Vintage Canada, 1996 [1995], 437 p., p. 343).

bogue : «J’aurais beau inventer, c’est toujours aux mêmes manques que la page me ramène, filles, frères, fantômes, du fond de ma tranchée, sous les images qui s’amoncellent, toujours aux mêmes bogues que je reviens, détails que le recul magnifie, petits mythes personnels, témoin tous ceux qui, de près ou de loin, me viennent de l’hiver» (Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p., p. 89).

copie de secours : «Joyce a l’impression de vivre en marge d’un monde précieux et insaisissable. De l’autre côté de cette fenêtre, les événements se produisent par eux-mêmes, sans que l’on puisse les arrêter ou infléchir leur logique propre. Chaque seconde, chaque instant se déroule pour la première et la dernière fois. Impossible d’interrompre ce processus, de revenir en arrière ou d’enregistrer une copie de secours» (Nicolas Dickner, Nikolski, Québec, Alto, 2006, 325 p., p. 241).

deleter : «On doit se “deleter”, pour le bien de l’humanité, pour que l’humanité ait encore le droit à sa connerie» (Catherine Mavrikakis, Ça va aller. Roman, Montréal, Leméac, 2002, 155 p., p. 99); «Il faut que j’arrive à roupiller, à me coucher hébétée et à me deleter» (Catherine Mavrikakis, Fleurs de crachat, Montréal, Leméac, 2005, 198 p., p. 113).

disque dur : «“Oh !” said James, his eyes opening wide. He opened his mouth again, wordless. The language sector of his hard disk was spinning, inaccessible» (Russell Smith, Noise, Erin [Ontario], The Porcupine’s Quill, 1998, 266 p., p. 37); «Je voudrais tant apprendre à oublier, effacer tout mon disque dur» (Catherine Mavrikakis, Fleurs de crachat, Montréal, Leméac 2005, 198 p., p. 108); «le disque mou que j’ai dans ma tête» (Daniel Bourrion, 19 francs, édition numérique, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, 2010); «Vers 14 h 10, hier, sur la Saint-Denis, j’ai croisé François Guérette (le reconnaissant après qu’il m’ait interpellé, mon disque dur de visage ayant pris du temps à trouver les correspondances baudelairiennes associées aux joues, mâchoires, yeux, barbe, sourire etc.)» (Bertrand Laverture, blogue Technicien coiffeur, 20 janvier 2011).

données : «Ce cauchemar m’a court-circuité les neurones, une décharge qui a érasé des données impossibles à stocker» (Tonino Benacquista, la Maldonne des sleepings, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 2167, 1989, 249 p., p. 149).

hyperlink : «my memory […] hyperlinks the two announcements» (Jaclyn Moriarty, The Year of Secret Assignments, Scholastic, 2005 [2004], 338 p., p. 195).

interface : «“Lookee,” she said, “if we’re going to go on like interfacing together, you know, and why not, it’s a free country, why don’t we grab that little table in the corner, you know, before somebody else like beats us to it ?”» (Mordecai Richler, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p., p. 235).

navigating : «His head, he realized, was like a computer game bristling with hidden lasers and fanged things; it was just a question of navigating the right path through the bad thoughts without getting zapped» (Russell Smith, Young Men. Stories, Toronto, Doubleday, 1999, 254 p., p. 119).

programming : «But twelve years, that’s something else, every programming you ever received out of jail, from birth onward, will have been erased from your mind» (John Burdett, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p., p. 120).

ram : «He slid the key in and turned over the engine. The random access memory of his mind produced the image of the pizza delivery car he had seen earlier. A reminder that he was hungry» (Michael Connelly, Chasing the Dime, Boston, New York et Londres, Little, Brown and Company,  2002, 371 p., p. 323).

réinitialisation : «Une expérience propice à la réinitialisation des valeurs, à l’introspection solitaire sous le regard des étoiles» (Julien Blanc-Gras, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p., p. 81).

software : «I think the question is so far out of her range of knowledge she assumes I’m just another local whose mental software differs so far from the Australian that no understanding between us is possible» (John Burdett, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p., p. 93).

Joueurs et lecteurs

Qui ne s’est pas un jour demandé ce que lisent les sportifs ? Plus précisément encore : les joueurs de hockey. En effet, les joueurs de hockey lisent.

Dans l’excellent recueil de quelques-uns de ses articles que vient de faire paraître Roy MacGregor, Wayne Gretzky’s Ghost and Other Tales from a Lifetime in Hockey (2011), on trouve des exemples de patineurs-lecteurs. L’inénarrable Don Cherry, aujourd’hui commentateur à la télévision, mais ci-devant joueur et entraîneur, raffole des livres d’histoire; il prétend même avoir lu tous les livres sur Horatio Nelson et la bataille de Trafalgar (p. 146). L’ex-gardien Gilles Gratton, un lecteur avide — «He reads constantly, even on the road» —, favorisait les livres d’astrologie, mais il ne dédaignait pas la lecture du Seigneur des anneaux (p. 158). Alexandre Daigle n’a pas eu la carrière qu’on lui promettait dans la Ligue nationale de hockey. Est-ce pour cela qu’il s’est mis à la lecture de Shakespeare et de Platon (p. 170 et p. 182) ? Ou l’inverse ?

Ken Dryden, qui fut gardien de but pour les Canadiens de Montréal avant de devenir député et ministre, a écrit des livres, dont un avec MacGregor (Home Game. Hockey and Life in Canada, 1989). En 1983, il publie The Game, un des rares classiques de la littérature sportive au Canada. Il y parle peu de ses propres lectures, bien qu’il cite Brecht (p. 128) et qu’il commente Freud (p. 190). En revanche, il décrit celles de ses coéquipiers Réjean Houle (des journaux et des biographies : Moshe Dayan, Martin Luther King, Pierre Elliott Trudeau [p. 69]) et Doug Risebrough (le même livre, ou une partie de celui-ci, durant toute une saison : Wind Chill Factor [p. 75]). Celles de Guy Lafleur ne sont pas abordées par Dryden, mais l’ailier droit en parle à Victor-Lévy Beaulieu en 1972 : «Je lis beaucoup de romans policiers, je lis toujours une centaine de pages avant de m’endormir. Je viens de terminer l’Édith Piaf de Simonne Berthaut, et le Parrain et Papillon» (p. 27).

L’actuel gardien des Flyers de Philadelphie aime bien exposer sa culture littéraire. C’est ce que souligne Jean Dion dans les pages du Devoir le 24 décembre 2011 : Ilya Bryzgalov trouverait réconfort «dans la lecture des philosophes grecs de l’Antiquité, Socrate (bien qu’il n’ait laissé aucun écrit), Platon, Aristote, chez Dostoïevski et Tolstoï» (p. C5).

Gratton, Dryden, Bryzgalov : ajoutons un quatrième cerbère — pour parler hockey — à cette courte liste, Jacques Plante. (On ne s’étonnera pas que les gardiens soient nombreux parmi les membres du peuple du livre hockeyistique : ils sont d’une espèce particulière.) Plante était connu tant pour avoir imposé le port du masque chez ses confrères que pour ses excentricités (il tricotait, il souffrait d’étranges troubles respiratoires, etc.). Il était dès lors attendu qu’il lise — mais à sa façon. S’il faut en croire Trent Frayne, dans The Mad Men of Hockey (1974), Plante, dans ses lectures, mêlait l’utile à l’agréable, tout en se méfiant de l’ennui :

Il attachait à sa chaussure un haltère de seize livres. Il lisait trois pages de son livre, faisait une pause pour lever l’haltère trois fois, de nouveau trois pages, puis trois autres levées. Il passait ensuite à l’autre jambe et, au besoin, à un autre livre (p. 41, traduction maison).

Plante pratiquait donc non seulement l’alternance des exercices, mais aussi des livres à lire. (Il s’agissait surtout de biographies, en anglais ou en français : Staline, Jacqueline Kennedy, Eisenhower, Churchill, Lénine, Khrouchtchev, Marx, Mao, Lester B. Pearson.)

Jean Béliveau fut un des plus célèbres coéquipiers de Jacques Plante. La lecture joue un rôle important dans son image publique. On le photographie en train de lire, ici par exemple. Il participe à des publicités pour la «Collection littéraire» des Éditions Marabout. Lecteur de romans policiers, Béliveau siège en 1956 au jury d’un prix québécois qui récompense un livre de Bertrand Vac, l’Assassin dans l’hôpital. Dans ses Mémoires, il se souvient de ses séances de lecture quand il habitait à Québec (p. 68 et p. 73), puis à Montréal (p. 136). Que lisait-il ? Ma vie bleu-blanc-rouge ne permet pas de répondre à cette question.

Jean Béliveau lecteur

Maurice Richard a joué avec Plante et Béliveau. On ne connaît pas avec beaucoup de précision ses lectures. S’il lui arrive d’être représenté un livre à la main, ce n’est jamais très instructif; sauf exceptions, on ne le dépeint qu’en présence de livres pour la jeunesse. Il signe la préface de quelques ouvrages, ce qui leur confère de la crédibilité, mais n’assure pas qu’il les ait lus. Lorsque sa famille met à l’encan une partie de la collection particulière du Rocket, il n’y a que quelques revues disponibles et peu de livres; toutes ces publications portent sur lui-même. C’est peu pour un portrait du marqueur en lecteur. Signalons un cas singulier : Richard et sa famille vantant un… dictionnaire.

Lecture du dictionnaire en famille chez Maurice Richard

On se gardera de tirer des conclusions d’un aussi petit échantillon, mais on peut néanmoins émettre une hypothèse : sauf pour Richard, les livres sur le hockey ne paraissent pas tenir une grande place dans les lectures des hockeyeurs. Mais les plombiers lisent-ils des livres sur la plomberie ?

P.-S. — L’Oreille a un fort vague souvenir de Rick Chartraw, un joueur des années 1970-1980 pour les Canadiens, parlant de sa lecture de Camus — mais peut-être a-t-elle rêvé.

 

[Complément du 16 mars 2017]

La chaîne Historia a consacré une série télévisée à Jean Béliveau. Selon la Presse+ du jour, on le voit en lecteur de Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy. C’est noté.

 

[Complément du 26 février 2023]

Sur son blogue, Stephen Smith évoque lui aussi des lectures de Jean Béliveau : Françoise Sagan et Tolstoï (il tiendrait un de ses ouvrages sur la photo évoquée ci-dessus).

 

Références

Beaulieu, Victor-Lévy, «Un gars ordinaire, qui vise le sommet», Perspectives (la Presse), 14 octobre 1972, p. 22, 24 et 27.

Béliveau, Jean, Chrystian Goyens et Allan Turowetz, Ma vie bleu-blanc-rouge, Montréal, Hurtubise HMH, 2005, 355 p. Ill. Préface de Dickie Moore. Avant-propos d’Allan Turowetz. Traduction et adaptation de Christian Tremblay. Édition originale : 1994.

Coucke, Paul, «Le prix du roman policier est décerné à Bertrand Vac», la Patrie, 31 janvier 1956, p. 24.

Dryden, Ken, The Game. A Thoughtful and Provocative Look at a Life in Hockey, Toronto, Macmillan of Canada, 1984, viii/248 p. Nombreuses rééditions et traductions. Édition originale : 1983.

Frayne, Trent, The Mad Men of Hockey, Toronto, McClelland & Stewart Limited, 1974, 191 p. Ill. Autre édition : New York, Dodd, Mead and Company, 1974, 191 p. Ill.

MacGregor, Roy, Wayne Gretzky’s Ghost and Other Tales from a Lifetime in Hockey, Toronto, Random House Canada, 2011, xx/369 p. Ill.