De la difficulté de dire l’autre

Se dire, et dire l’autre auprès de soi, sont parfois des choses difficiles.

L’Oreille tendue a déjà noté que la catégorie Blanc a une étrange extension au Québec, puisqu’elle désigne n’importe quel non-autochtone.

Au fil des ans, les francophones qui vivent dans la Belle Province ont changé d’étiquette identitaire, ce qui a eu pour conséquence de modifier aussi celle des anglophones.

Les communautés qui ne sont pas de souche posent aussi des problèmes d’identification. Deux exemples. Sur Twitter, le 13 avril, on débat du débat. Cela donne, entre autres choses : «Pas encore vu une seule question de jeunes. Et pas beaucoup d’ethnies» (@PascalHenrard). Un marchand de voitures, cité dans la Presse du 9 avril, raconte la visite (promotionnelle) d’un joueur des Canadiens de Montréal dans son commerce : «La foule de P.K. [Subban] était un peu plus jeune et comprenait une plus grande portion d’ethnies» (cahier Sports, p. 6).

Entendons «proportion» plutôt que «portion» — ce qui évitera de se demander ce qu’est une «portion d’ethnies» — et concentrons-nous une seconde sur «ethnies» utilisé comme substantif pour désigner, non pas un «Ensemble d’individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la communauté de langue et de culture» (le Petit Robert, édition numérique de 2010), mais des personnes jugées différentes de soi.

Dans la rubrique «ethnie, ethnique» de notre Dictionnaire québécois instantané, nous proposions en 2004 la définition et les exemples suivants :

Façon polie de désigner les autres (de peau ou de culture). Toi, Théo, t’es-tu une ethnie ? «Le balconnet broderie ethnique» est en vente chez Simons (publicité). «Pour en finir avec le vote ethnique» (le Devoir, 20-21 janvier 2001). «L’industrie s’éloigne du conservatisme pour courtiser ethnies et [baby-]boomers» (la Presse, 7 août 2002). «Marketing ethnique» (la Presse, 11 juin 2003). «Les ethnies secouées» (le Soleil, 14 novembre 2003).

Nous évoquions quelques (quasi-)synonymes : allophones, communautés culturelles, minorités visibles. Nous précisions que l’antonyme d’ethnies est gens d’ici ou pure laine.

Les choses ne paraissent pas avoir bougé des masses depuis 2004. Elles ne sont pourtant pas plus simples.

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

La langue (du débat) des chefs

Le Canada votera pour élire ses députés fédéraux le 2 mai. Mardi soir, les chefs des quatre principaux partis politiques canadiens — on avait choisi de ne pas inviter la chef du Parti vert, Elizabeth May — ont participé à un débat télévisé en anglais. Hier soir, mercredi, rebelote, en français.

L’Oreille s’est tendue la première fois le 14 juin 2009 pour commenter «Le français de Michael Ignatieff», le chef du Parti libéral. Elle a aussi eu l’occasion de parler de la langue de Gilles Duceppe, lui qui dirige le Bloc québécois. Si elle a mentionné, par exemple ici, le nom de Stephen Harper, le premier ministre sortant, ce n’est jamais pour des questions linguistiques. Elle n’avait pas eu l’occasion, à ce jour, de parler du leader du Nouveau parti démocratique, Jack Layton. Elle a donc décidé de profiter du débat d’hier soir pour rassembler quelques réflexions sur le français des quatre dirigeants, réflexions de groupe ou spécifiques à chacun.

(Elle aurait aussi pu dire un mot d’Anne-Marie Dussault, une des coanimatrices, affirmant, au début de la soirée, «Notre rôle sera de s’assurer», mais elle s’en abstiendra : la maîtrise du pronom réfléchi est chose bien délicate, semble-t-il.)

On peut s’amuser à regrouper les chefs selon divers facteurs. En matière de féminisation automatique («Les Québécois et les Québécoises, les hommes et les femmes»), Gilles Duceppe (Bloc québécois) l’emporte haut la main, suivi par Jack Layton (Nouveau parti démocratique), puis loin derrière par Stephen Harper (Parti conservateur); Michel Ignatieff (Parti libéral) ne s’y est pas livré une seule fois. Si le leader du Bloc québécois n’a pas de problème d’accord en genre ou en nombre ni de concordance des temps — c’est la moindre des choses —, les autres ont du mal : constamment (Layton), très souvent (Harper), à l’occasion (Ignatieff).

Sur le plan individuel, des tendances se manifestent chez les uns et les autres.

Gilles Duceppe, pour qui la langue est l’«âme» de la nation, faisait des efforts évidents pour ne pas utiliser trop de tours populaires; voilà pourquoi il préférait nettement «cela» à «ça» et qu’il employait des tournures peu naturelles au Québec à l’oral («qui plus est», «dirais-je», «devrais-je dire», «or cela»). Le débat était découpé en six segments — la gouvernance, l’économie, les valeurs, les politiques sociales, la place du Québec dans le Canada, la place du Canada dans le monde — et c’est pendant l’avant-dernier que le registre duceppien a changé : «ben sûr», «han», «ben beau», «djiaime» (GM, General Motors), «eh ! Seigneur !», «pis». De toute évidence, le sujet lui tenait tellement à cœur qu’il en venait à influencer sa façon de parler. Pour le plaisir, on notera qu’il est le seul à avoir eu recours (volontairement) à des phrases en anglais : «Father knows best», «My way or no way».

Quand Stephen Harper parle français, on a fréquemment l’impression de voir les pages de sa grammaire défiler dans sa tête. Le débat du 13 avril ne faisait pas exception, encore que le premier ministre ait souvent paru moins guindé — toutes choses étant relatives par ailleurs — qu’au débat en anglais : le fait d’avoir à tourner plusieurs fois sa langue dans sa bouche avant de parler l’empêchait d’exercer l’autocontrôle qui lui donnait l’air, la veille, d’un robot (pas très bien programmé il est vrai). À un moment, quand il a été question de la caisse de l’assurance-emploi, on l’a même vu ne plus trouver ses mots. Il s’est essayé à quelques québécismes, certains communs («broche-à-foin», «des djobbes», «tannés»), d’autres de son cru («des peines [de prison] de bonbon»). Les tournures anglaises étaient nombreuses chez lui : «on tente de s’adresser à des problèmes», «par 2015» (by 2015), «notre militaire» (our military). Pancanadianisme oblige, il est le seul à avoir salué les Brayons; le remercieront-ils en votant pour lui ?

La chef du Parti libéral, qui lui aussi en a appelé à son «âme» en matière de langue, a fait moins de fautes que les autres anglophones du plateau : sa maîtrise des normes linguistiques, sans être parfaite, est nettement meilleure que la leur. Il était moins porté qu’eux sur les formules populaires (à l’exception d’un «Ils sont pus capables»). Il se servait de moins d’anglicismes ou de tournures venues directement de l’anglais («alternative», «une instance claire»). Il a eu du mal avec quelques pronoms («lui aider») et quelques accords («C’est moi qui va»), mais il était en bonne compagnie. En revanche, et contrairement aux autres, il était obsédé par certains mots, notamment «clair», qu’il ne cessait de répéter au début de la soirée; ça s’est calmé par la suite. Il est le seul à avoir parlé de «vivre-ensemble» et du «bâton magique» de Stephen Harper en matière de répression de la criminalité (on s’en est beaucoup gaussé sur Twitter).

Des trois participants anglophones, Jack Layton est celui qui a le moins d’inhibition en français. Il aime bien dire qu’il est né au Québec et on peut légitimement penser qu’il en a appris la langue officielle dans la rue plutôt que sur les bancs d’école. Il n’a aucune idée ni du genre ni du nombre, il utilise des anglicismes sans état d’âme («un cap», «le carjacking»), il aime les tournures populaires («Ça n’a pas de bon sens») et il n’hésite pas à inventer des mots («le prononcement») ou à les employer de travers («le promouvoir de la paix»). Cette absence d’inhibition explique peut-être qu’il soit le seul à avoir tenté de faire de l’humour («On commence à s’amuser», a-t-il lancé au second coanimateur, Paul Laroque), à proposer des métaphores (quand il faisait du Bloc québécois une équipe de hockey composée uniquement de défenseurs) et à emprunter des formules à d’autres formations politiques (il a évoqué trois fois «les conditions gagnantes pour le Canada au Québec», prenant ces «conditions gagnantes» à l’arsenal rhétorique des souverainistes). On se demande cependant comment il a pu appeler la Loi 101 (la Charte de la langue française) la Loi 102; ce n’était pas le bon soir pour ça, le débat s’adressant pour l’essentiel à la population francophone du Québec.

Quelles conclusions tirer de ces remarques sur le vif ? Que le bilinguisme des aspirants premiers ministres existe, mais qu’il est plus laborieux chez certains que chez d’autres. On ne peut pas dire que ce soit une grande surprise. Ni bon signe pour l’état du français au Canada.

Chroniques du bilinguisme non hexagonal 002

Avant d’être chassé du Parlement d’Ottawa, le gouvernement du premier ministre Stephen Harper avait déposé un budget.

Parmi les nouveaux programmes qu’il souhaitait encourager, celui-ci : «Helmets to Hardhats

La Presse présente les choses ainsi : «Le gouvernement veut faire des militaires canadiens de retour du front des travailleurs de la construction», il veut faciliter le passage «de soldat à plombier». Ce programme, précise le journal, «n’a pas de nom en français» (23 mars 2011, cahier Affaires, p. 5).

Au moins, c’est clair.

De l’éditorial

Il y a toutes sortes de raisons pour lire les pages éditoriales des quotidiens.

On peut y consacrer du temps pour se conforter dans son opinion : notre journal pense comme nous. Les indépendantistes ont plus de chances de trouver chaussure à leur pied au Devoir que dans The Gazette.

On peut y passer périodiquement pour se souvenir de détester ceux qui ne sont pas de notre camp. Beaucoup des mêmes indépendantistes aiment ainsi se faire du mal et lire les textes d’André Pratte dans la Presse.

Quoi qu’il en soit des motivations des uns et des autres, ils s’attendent généralement à trouver une position par éditorial. N’est-ce pas le but de l’exercice ?

Mario Roy, de la Presse, ne semble pas entendre tout à fait les choses ainsi. Réagissant à la récente proposition du premier ministre québécois Jean Charest de réintroduire le vouvoiement dans les écoles de la province, il commence par se moquer de la proposition : «Le vouvoiement à l’école ? Et pourquoi pas le retour de la strappe, du petit catéchisme et du char à bœufs ? On se trompe vraiment d’époque» (5 mars 2011, p. A32). Suit un développement (vasouillard) sur le système scolaire québécois, les concours d’insultes dans la communauté hip-hop, l’absence de politesse sur le Web et dans «la vraie vie». Cela se termine… par un éloge du vouvoiement ! «À sa modeste mesure, le vouvoiement a souvent le mérite de mettre une goutte d’huile dans la mécanique sociale.»

Faudrait se décider, non ?